6 | veines coupées.
— Mange.
— Non. Je ne veux pas.
Je crois les bras devant moi et regarde d'un ton boudeur Ann' qui m'oblige à manger alors que justement je ne veux pas.
Il ne dit rien et fixe un point imaginaire devant lui. Il a l'impression de vouloir craquer. Puis je me rends compte qu'il a une mine affreuse. Qu'est ce qu'il s'est passé entre temps ?
— OK ... dis-je après un moment de silence. Si tu me dis c'est qui la personne que tu as rencontrée, je pourrai, éventuellement, manger ... disons trois grandes bouchées de ce truc-là. (Je désigne le plat posé devant moi)
Ann' ne réagit pas tout de suite ; son regard semble flotter tout autour de ma chambre - d'ailleurs qu'est ce que je fais ici ? - puis, peu à peu, il semble se fixer lentement vers moi.
— Tu veux que je te parle de ... Camille ? S'ecrit-il presque.
— Je ne connais pas son prénom, je lui réponds.
— Alors comment tu connais son existence ?
— Je suis devin.
Il me regarde avec un œil vide alors j'avoue :
— Tu m'en as parlé, la dernière qu'on s'est parlé sur Skype.
Ann' hoche la tête et regarde fixement mon assiette.
— Mange et je te parle de lui.
— Trois cuillerées alors.
— Trois grandes, rectifie-t-il.
Je hoche la tête, ne voulant plus dire un mot et Ann' débute son récit.
— Camille, il est un tantinet étrange. Mais dans le bon sens, hein. Il s'appelle pas vraiment Camille. Camille, c'est son deuxième prénom. Mais il aime bien qu'on l'appelle comme ça. Alors, Camille, il a 16 ans.
— Mais il est plus jeune que toi ! je m'insurge.
— Mais qui t'a dit que je l'aimais d'amour ? Répondit Ann', son regard lourd de reproches - pourquoi ? - porté sur moi.
— Bah... toi.
— Explique ?
— Tu as mis un smiley avec les yeux qui brillent ; j'en ai déduis que...
— Non, tu n'as rien déduit, il m'interrompt en levant sa main, puis avec cette même main, il me montre l'assiette. Mange.
— ... (il met sa main sur ma bouche.)
— Non, t'as rien à dire.
J'ouvre grand les yeux, et attends qu'il s'explique, vexé.
— J'ai fait ça, parce je trouve qu'il est génial, comme ami. Tu verras, quand tu le rencontreras. Il est super.
Mes lèvres tremblent au creux de sa main.
Il poursuit :
— Je ne te dirais pas comment je l'ai rencontré, ça, c'est secret.
Oh et puis comme tu insistes, moi aussi je ne vais pas te parler de Shams.
— Maintenant, tu vas manger les trois cuillerées promises.
Et il enlève sa main de ma bouche, avant même que l'idée de le mordre ou lécher ne me vienne à l'esprit. De toutes façons, c'est trop tard, il l'a enlevée.
Je prends la cuillère, la remplis et la porte à ma bouche. Et je refais la même chose plusieurs fois. Même si je ne lui ai promis que trois.
Je finis toute la soupe, devant le regard intrigué de Ann'.
— Ah oui, au fait, tu t'es évanoui y a quelques jours.
— Comment ça, quelques jours ? Je ne me rappelle pas de ces journées.
— C'est normal, c'est parce que tu es resté inconscient ces jours-là. Diagnostic : faim, plus fatigue, plus faim, et enfin fatigue. Et encore faim.
Je voyais bien qu'il voulait encore dire quelque chose mais je l'interromps :
— J'ai pas envie d'en parler. Pas avec toi.
Je vois bien que ça fait mal, là où j'ai touché. C'était fait exprès. Il n'a pas le droit de me faire du mal et de s'en sortir comme si de rien n'était.
Il referme sa bouche et s'adosse contre le mur, nonchalant, l'air de rien.
Putain... Je me déteste.
— Désolé.
— Hein ? Pourquoi ? il dit, les yeux grands ouverts, stupéfait.
— Pour tout. Pour tout ce que je t'ai fait, tout ce que j'ai fait et tout ce que je vais faire.
— Hein ? Comment ça ? il crie presque. Mais ça va pas de dire ça ?!
— De dire quoi ?
— Ce... Ce que tu viens de dire !
— Hein ? mais j'ai rien dit !
Désolé, désolé, désolé, désolé ...
— Arrête de jouer avec mes sentiments !
— J'ai rien fait... je couine.
Un blanc s'installe et peu après, Ann' s'assoit à mes côtés.
— Qu'est-ce qui ne va pas ? il demande gentiment.
Je ne réponds pas et je fixe un point imaginaire devant moi.
— Hey, Layl. Qu'est-ce qui ne va pas ? il redemande.
J'en peux plus ; c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase.
Je craque, et je pleure contre lui. Comme un bébé.
— J'en ai marre... je lui souffle à l'oreille. De tout, du lycée, de mes soi-disant amis, de ma vie. Je veux tellement... en finir avec tout ça. (Je renifle.) Mes notes sont en chute libre, mon père est un connard avec moi, ma mère n'arrête pas de mépriser et de me gueuler dessus pour des choses que je n'ai pas faites. Mes sœurs n'arrêtent pas de se moquer de mon poids et de me chercher des noises... Ma petite-sœur par exemple. Elle prend un malin plaisir à me rendre coupable de choses inexistantes. "Maman ! Layl m'a frappée ! Maman ! Layl il est méchant avec moi ! Maman ! J'aime pas Layl, je veux pas qu'il soit mon frère !" Et ma grande sœur... "Désolée, p'tite sœur, j'aurai dû envoyer Layl à ta place me chercher mon ordinateur, c'est lui qui a besoin de maigrir, pas toi. Toi t'as besoin de grossir." Et j'en passe... Putain ! Au lycée, avec mes potes, ils font comme si je n'existais pas. Sauf quand ils ont besoin de quelque chose. Du fric, les devoirs, de la bouffe - oh ça oui ils me le demandent parce que ça les fait marrer parce que je suis gros. Avant, je ne me trouvais pas aussi gros que ça, mais maintenant c'est de pire en pire chaque jour.
Putain ce que ça fait du bien de se confier.
Je poursuis :
— On m'ignore entre potes, on se moque de moi dans les couloirs, on me vole mes affaires, on me menace, et quand j'essaye de me défendre, ça retombe toujours sur moi. Le seul truc de bien, c'est ma prof de français. Mais ça suffit pas. Je veux plus, je ne veux plus. J'en ai marre. On me surnomme le Maigre, parce que les fait marrer. Je veux mourir. Je veux en finir. Dans un bouquin, ils cherchaient pourquoi un personnage est mort et ils ont cherché sur Internet les signes avant-coureurs et ... devine quoi, (je ris jaune) je remplis toutes les caractéristiques.
Je sens Ann' se crisper, mais je m'en fous. Je veux parler. Encore et encore. Jusqu'à n'en plus finir. Jusqu'à crever.
— Et j'y ai pensé. Pendant de longues semaines et de longues heures. Je me demandais avec quel moyen je me tue. Non, pas la corde et tabouret, je suis trop gros, j'y arriverai pas. Je briserai la corde. La noyade ? Peut-être, mais non. Scarification ? déjà fait. (Je sens Ann' crisper ses poings et je renifle.) Mais je ne suis pas pour autant mort. Couper une veine profondément ? J'ai essayé, mais j'ai pas pu y aller jusqu'au bout. J'ai eu trop peur. Peur de mourir, peur de vous manquer. En plus ça faisait mal. Il me fallait un truc qu'on faisait vite et d'un coup. Comme le dit Alaska, dans Qui es-tu Alaska ? Mais j'ai pas trouvé un moyen convaincant. Mais la vérité, je pense, c'est que j'ai peur de mourir. De mourir et de disparaître complètement. De vous laisser seuls — mais pas si seuls que ça puisque je sers à rien et que je suis juste un parasite qui traîne dans vos pattes, vous pourrissant la vie. Et là je me dis que je ferais mieux d'en finir, parce que ma vie n'en vaut pas la peine. Et je dirai, pour conclure : qu'est-ce que j'aurais donné pour être maigre.
Je me tais et repose ma tête contre l'épaule.
— Et puis ... y a aussi une cho- Non rien. Y a plus rien. J'ai tout dit.
Ann' ne dit rien et ce n'est pas l'envie qui en manque, je le sais, je le sens.
On reste comme ça une dizaine de minutes, mais pas sûr, je perds la notion de temps, jusqu'à ce que Ann' prenne la parole le premier.
— Donne-moi tes bras, il chuchote.
Je ne fais rien, parce que je sais que c'est lui qui va les prendre.
Il relève ma manche et embrasse mes cicatrices.
— Désolé de ne pas avoir été là. Désolé, désolé, désolé. Je suis tellement furieux, contre moi, contre tout le monde en fait. Mais pas toi, parce que toi, tu es innocent et tu mérites tellement pas ce qu'il t'arrive. Désolé, Layl. Pardon de ne pas avoir été. Je te promets que désormais je serai tout le temps là pour toi. Je te le promets. Je te présente toutes mes excuses Layl.
Quand je sens un truc mouillé s'écraser contre mon poignet, je frissonne et j'ouvre les yeux pour voir que Ann' lui aussi pleurait. Il pleurait et m'embrassait les deux poignets. Je me tortille de gêne en réalisant ce qu'il faisait, comment j'étais assis, comment il m'embrassait.
Mais aussi bizarre que cela puisse paraître, ça m'a plu. Ça m'a plu de me faire embrasser comment ça (c'était doux et affreusement doux, c'était plaisant), ça m'a plu de me faire, de me sentir aimé par quelqu'un.
Et pour une fois de toute me vie, j'ai aimé être... moi, et pas quelqu'un d'autre maigre.
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