27 - Le Grand Crime
Araxie s'habilla ce matin-là, pensant que c'était le jour du Metsir. Et aussi l'anniversaire d'Aram pensa-t-elle. Cela devait-être bizarre d'être né le jour de commémoration d'un massacre.
Et elle ne savait pas comment elle pourrait parler de ça à Aram vu leur relation tendue et aussi la gêne que cela amènerait entre eux.
Le Metsir, qui signifie grand crime en Arménien est le jour de commémoration du Génocide Arménien, une journée pour se souvenir des vies perdues lors de l'extermination systématique des Arméniens par l'Empire ottoman pendant la Première Guerre mondiale.
Elle mit une de ses plus belles tenues, pour montrer son respect pour l'occasion, une robe noire, sobre, un cardigan noire, des bas noirs, le tout lui donnant un air très formel, et sortit, croisant sa mère au passage et dans le salon. Lévon qui avait un immense drapeau arménien sur l'épaule comme une serviette et qui était affalé sur le canapé, fatigué.
-T'as mal dormi? demanda Araxie.
-Oui. Je réfléchissais à aujourd'hui, dit-il en baissant le regard.
Elle comprenait sa peine. Elle pensait aussi à ses ancêtres qui avaient survécu le pire pour qu'elle puisse simplement existé aujourd'hui. Elle pensait à ses arrières-grands-parents qu'elle n'avait jamais connus mais à qui elle savait tous devoir. A ceux qui avaient fui, puis étaient revenus, croyant en leur pays. A ceux qui avaient libéré l'Arménie du joug soviétique.Elle pensait à l'Empire Ottoman qui, menacé par la présence des Arméniens, avait décidé de les exterminer. Comme de la vermine, pas comme des humains. Parfois elle se demandait, en cours d'histoire, si l'humanité n'était pas un concept imaginaire.
-D'accord répondit-elle simplement, regardant par la fenêtre. Les gens défilaient déjà dans les rues.
Les protestations étaient une forme de revendication des Arméniens de leurs terres, une façon de montrer qu'ils n'étaient pas près de partir, et surtout une commémoration de leurs ancêtres pour la plupart massacrés sans pitié, pour montrer que justice devait être rendue.
Un hommage enfin aux individus qui avaient dû fuir puis revenir plus tard en Arménie, aux politiciens courageux qui avaient voulus une patrie indépendante et qui s'étaient battus jusqu'à ce qu'ils aient réussi.
Elle et sa famille iraient à Erevan car ils n'habitaient pas très loin pour aller poser des fleurs près de La flamme immortelle qui commémorent les vies perdues, au Tsitsernakaberd, Le fort aux hirondelles.
Sur la table du salon, gisaient les chandelles et flambeaux avec lesquelles ils allaient défiler ainsi que plusieurs paquets d'allumettes.
Les fleuristes vont faire fortune aujourd'hui, pensa-t-elle.
Ils sortirent finalement de chez eux et prirent le train pour aller jusqu'à Erevan. Au passage ils allèrent chez un fleuriste et visitèrent sa grand-mère qui avait l'air plus austère que jamais. Ils partirent ensuite avec leur flambeaux et leurs flammes, défiler jusqu'au mémorial Arménien où se trouvait la flamme éternelle.
Autour d'elle, Araxie pouvait voir des centaines d'autres marcher dans la même direction. Certains portaient des fleurs et des couronnes pour les déposer au monument, tandis que d'autres tenaient des flambeaux et des chandelles ou bien même des pancartes indiquant: "107 ans d'injustice, il est tant qu'Erdogan et la Turquie reconnaissent le génocide".
Alors qu'elle tournait discrètement la tête de tous les côtés essayant d'apercevoir Aram qui serait sans doute là, ou du moins elle l'espérait très fort, elle aperçut à la place la figure de Zohrab qui était venu accompagné de sa famille se joindre au cortège.
Zaven, le père de ce dernier, avait décidé de rester assez longtemps pour que ses enfants assistent aux commémorations. Il pensait que c'était important pour leur identité en tant qu'Arménien, même s'ils vivaient à l'étranger. Il croyait que si la culture n'était pas transmise elle mourrait d'elle-même et formait des individus sans racines et de là, sans respect pour eux-mêmes ou pour les autres.
Araxie se détourna rapidement, apercevant Mihran et Lévon tous deux sous le drapeau de ce dernier, brandissant une pancarte qui indiquait: "Oeil pour oeil, dent pour dent" visant visiblement le gouvernement turc. La mère de Mihran n'avait pas l'air de beaucoup apprécier. Son père quand à lui, lui fit signe de les laisser.
Certains Arméniens pensent qu'il n'est pas envisageable d'avoir de bons rapports avec la Turquie et qu'il faudrait grandir en force pour s'opposer à eux, tandis que d'autre pensent qu'il est impossible de pardonner à la Turquie tant qu'elle n'a pas demandé pardon. En effet, Ankarra, refuse même de reconnaître qu'un génocide d'un million et demi d'Arméniens sur 2 million a été commit en 1915.
Araxie essaya de se rapprocher de La Flamme Eternelle pour poser son bouquet de fleur, se faufilant entre les gens. Elle entendait clairement la musique traditionnelle en fond et pouvait percevoir les chuchotements d'hommages des gens autour d'elle.
Prenant son bouquet de reine-marguerites, et ceux d'églantines et d'aubépines de ses parents, elle les posa doucement près de la flamme, qu'elle fixa quelques instants, se perdant dans l'imagination de ses ancêtres massacrés un centenaire plus tôt.
Elle sentit la chaleur du feu et l'atmosphère solennelle qui l'entourait et ferma les yeux la tête baissée, priant silencieusement pour les âmes des victimes.
En relevant les yeux, elle vit quelques pas plus loin, Zohrab qui avait pu s'approcher du feu et étaient venu y déposer un bouquet très rouge, même si elle n'arrivait pas à définir les fleurs exactes qu'il comportait, peut-être des tulipes ou des roses. Il la surprit le fixant et la fusilla du regard avant de se perdre dans la foule. Un peu gênée, Araxie continua de le fixer, s'interrogeant sur son comportement.
Elle le trouvait bizarre.
Et puis tellement changé depuis la dernière fois qu'elle l'avait vu!
Elle s'accroupit pour allumer une chandelle, jeta un dernier regard vers le feu puis s'éloigna sachant que la mémoire du génocide vivrait toujours, et que la flamme éternelle continuerait de briller, rappelant au monde les atrocités qui avaient et ont toujours lieu.
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