13 - Le Nouvel An chez Endza...

La lumière brillait tristement sur l'acier de la cuillère.

Elle renvoyait à Endza un reflet déformé de son visage où ses yeux agrandis par le maquillage, et son teint soigneusement retravaillé, ne formait qu'une seule forme confuse. Comme si cela n'était pas important, après tout.

Elle soupira doucement, puis leva les yeux vers sa mère, qui, tirée à quatre épingles, enfin sortie de sa vieille robe de chambre mauve, qu'elle avait la curieuse habitude de réserver à son père, avait l'air plus enjouée que jamais.

Endza s'étonnait de la capacité de sa génitrice à paraître si joyeuse quand elle parlait avec sa sœur ou d'autres membres de sa famille et en même temps, d'avoir toujours un regard si dur. Elle n'était pas comme ça avant... Avant quoi ?

Elle n'aurait su le définir clairement, mais elle se rappelait rire aux éclats avec elle, de joyeux souvenirs où elles avaient une vraie relation... Être heureuse, enfin.

Si elle réfléchissait mieux, le déclic s'était produit quelques temps après la mort de Lorik. La première fois où elle avait été vraiment méchante. Endza n'y avait pas porté d'importance.

Cela faisait trois mois que Lorik était mort et depuis sa mère avait arrêté de travailler et était même tombée dans un état dépressif. Sa relation avec son père n'avait eu de cesse de se détériorer...

Lorik. Si seulement tu avais été là, pensa-t-elle silencieusement.

Loucine lui sourit furtivement par dessus la table et cela réchauffa instantanément son petit cœur qu'elle sentait comme un coffre glacé emprisonné dans sa cage thoracique: une petite bougie venait de s'allumer dans la cellule.

Loucine lui fit ensuite signe de la suivre et elles sortirent toutes deux de table, ignorées par leurs mères qui se racontaient des ragots tous chauds et croustillants en étouffant leurs rires, pas le moins du monde affectées par Monsieur Petrosyan qui fumait l'air blasé, un verre de vin cher à la main et le père de Loucine occupé à se resservir gloutonnement d'un plat végétarien sur la table. Les autres membres de la familles étaient réunis à l'autre bout de la table et discutaient en mangeant des gâteaux et des pâtisseries, et les autres cousins étaient plus ou moins dispersés dans la pièce.

— Voilà une bien bonne nouvelle année qui se pointe, observa ironiquement Endza.

Loucine sourit:

— Qu'est-ce que tu veux ? Notre famille est bizarre !

La seule chose qui mettait une quelconque ambiance festive à la pièce était les décorations scintillantes et les couleurs vives des guirlandes. Un contraste des plus ironiques entre le salon chaleureux et les gens qui y « festoyaient » morosement. La musique en fond était entraînante, mais personne ne dansait.

Loucine avait l'impression de commettre un sortilège en essayant de s'échapper de la maison pendant le repas du Nouvel An, mais elle préférait aller regarder les feux d'artifice avec Endza et d'autres amis que de rester là. En même temps, c'était le premier le premier Jour de l'An depuis la mort de son cousin.

Elle alla prendre les clés pour pouvoir sortir de l'appartement, faisant attention à ne faire aucun bruit, quand une voix retentit dans le couloir. Les deux filles sursautèrent.

— Où est-ce que vous croyez aller comme ça ?

Loucine laissa lourdement tomber le trousseau de clés par terre... C'était Armen.

La silhouette d'un adolescent se profilait dans le couloir à peine éclairé. Le fils d'oncle Tigran. Un grand garçon calme, assez gentil mais très cafteur, que les deux cousines ignoraient souvent. Il avait été très proche de Lorik.... Avant, pensa Endza dans un flash.

— Est ce que je peux venir avec vous ? murmura-t-il soudain, contre toute attente, sa voix résonnant un peu contre les parois nues de l'entrée.

Les deux filles se regardèrent, surprises. S'il y avait bien une chose à laquelle elle ne s'attendait pas c'est que « le fils à papa » veuille faire le mur avec ses deux « gamines » de cousines.

— On va aller voir les feux d'artifices, lâcha Endza.

— Ils ne vont pas y aller aussi ? fit-il en pointant le salon.

— Non, ils disent qu'il fait trop froid.

Armen fit la moue, puis finalement:

— Ça me va.

Étonnée, mais n'en laissant rien paraître à leur cousin, elles tinrent un conciliabule de regards silencieux avant de conclure d'une traite :

— Okay.

Il s'approcha, ramassa la clef maintenant à terre, et en prenant soin de à détacher du trousseau pour ne faire aucun bruit, il l'introduit doucement dans la serrure, leur fit signe de le suivre puis referma derrière lui.

Enfin dehors, ils se jetèrent un regard surexcité de connivence. C'était sacrilège de ne pas passer le nouvel an en famille ! Que diraient les parents quand ils le découvriront ?

Il fallait que cela se produise le plus tard possible et c'était la raison pour laquelle Armen, Endza et Loucine se mirent à courir s'éloignant le plus loin possible de leur quartier.

Le mouvement les réchauffa, et les nuages de leurs souffles se diffusaient dans la nuit.

Doucement, l'adrénaline cognait contre leurs tempes et l'excitation soulevait leur poitrine. Ils faisaient quelque chose d'interdit. Ils arrivèrent bientôt près d'un groupe de jeunes qui rigolaient en préparant des artifices. Loucine alla rejoindre u. jeune homme qui avait une mine de délinquant et l'observa fasciné pendant qu'il préparait les pétards. Quand les premiers feux d'artifices raisonnèrent près et assourdissant, ils levèrent la tête pour observer les reflets du bref éclair sur l'immeuble à leur droite. Les adolescents contemplaient les éclats colorés  qui célébraient le Nouvel An.

Quel Nouvel An ? pensa Endza. Une nouvelle année de misère, oui. Une nouvelle année qui commencerait comme la dernière avait fini. 

De la musique émanait de l'immeuble le plus proche et des gens étaient sortis, des verres de vin à la main, observer les feux d'artifices, riants et discutant, se souhaitant une bonne année. Elle était restée à l'écart du groupe et s'assit, fatiguée sur le trottoir de la route déserte en cette nuit. Les rares voitures qui passaient ne manquaient de toute façon pas de klaxonner pour exprimer à tous les passants tardifs leur joie. 

Qu'est-ce qui allait changer de toute façon ? Rien ne ramènerait Lorik à la vie, se dit-elle. Avant de réaliser que la cause pour laquelle rien n'allait plus, était peut-être elle, et pas les autres.

Lorik lui manquait.

Elle essuya une larme qui s'était frayé un chemin sur sa joue et renifla discrètement, avant de sentir une main sur son épaule. Elle tourna la tête vers Armen, surprise, qui lui tapota le dos avant de lui chuchoter à l'oreille pour couvrir le son des pétards:

— Il te manque ?

— Qui ?

— Lorik.

Endza ne répondit pas, avant de laisser tomber amèrement :

— Il n'aura pas vu ses feux d'artifice ni aucun autre.

Armen chercha son regard avant de se détourner et de déclarer les yeux dans le vide:

— Il me manque aussi tu sais...

Endza se blottit contre lui et à ce moment-là, c'était comme si elle avait retrouvé un peu Lorik pour quelques fugaces instants.

— Il faut le rendre fier... Il serait devenu quelqu'un de connu, j'en suis sûr... Il était si intelligent, mais aussi, tellement gentil, continua-t-il.

— Pas comme moi, soupira Endza. Je ne l'ai jamais été. Il se faisait punir à ma place parfois... pour me protéger, tu sais ?

— Nous deux, avons la chance de l'avoir connu, nous devons faire vivre sa mémoire. Et puis on a une chance qu'il n'a pas: vivre.

— Tu es bien sûre que c'est une chance ? fit Endza, d'un ton dégoulinant de désillusion. Je me dis parfois que je serais aussi bien à sa place, morte et enterrée.

L'air horrifié, Armen avait la même expression que si elle avait blasphémé:

— Tu ne te rends pas compte de ce que tu dis, Endza ! Il aurait détesté, ajouta- t-il pour se donner une contenance.

Endza observait le profil d'Armen qui se découpait sur le paysage urbain des décorations de Noël et prenait des teintes jaunes sous les lampadaires. Il n'était pas beau comme l'avait été Lorik. Ses yeux étaient globuleux, ses lèvres épaisses. Mais ses mots étaient beaux et ils avaient réchauffé son cœur.

— Tu veux faire quoi toi quand tu seras plus à l'école ? demanda-t-elle soudain.

Armen sortit de sa poche un paquet de cigarettes avant de répondre: Je ne sais pas trop, Endza.

Celle-ci le regarda attentivement allumer son briquet avant qu'il tourne la tête pour lui demander:

— Ça te dérange si je fume ?

Elle secoua la tête et il mit le feu à la cigarette avant de la porter à sa bouche.

— Et toi ? demanda-t-il en expirant par la bouche.

Endza n'avait jamais senti aucune odeur de cigarettes sur lui: c'était bizarre.

– Je crois que... Je crois que je veux apporter un peu de réconfort dans ce monde de brutes.

Il tira sur sa cigarette en laissant la fumée s'échapper d'un mouvement circulaire du bras et pencha la tête.

— Pas mal, répliqua-t-il. Tu as une idée de métier en particulier ?

Endza observa la fumée qu'il exhalait et qui se confondait avec son propre souffle dans la nuit glaciale. Elle inspira doucement la fumée de la cigarette à l'odeur âcre. Cela lui donnait une incroyable sensation de liberté et de danger.

— Infirmière je crois, fit-elle après réflexion. Je ne sais pas pourquoi, mais je voudrais aider des vieilles dames.

Armen réfléchit quelques instants d'un air mystérieux avant de lâcher :

— En tout cas, ça te va bien.

Endza sourit, et observa la lune; elle avait un objectif, désormais.

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