Sport. À vrai dire, ce n'était pas sa matière préférée. Pourtant, elle était là, sur le banc des remplaçants (uniquement des filles) à regarder les équipes s'affronter dans un match de foot plus ou moins acharné selon le moment. Gayané, à sa droite se faisait un plaisir de critiquer le match à la façon d'un commentateur sportif à la radio, et Endza, les yeux ombragés de cernes, à moitié avachie sur son épaule, avait l'air très fatigué.
— Tu veux mettre ta tête sur mes genoux, pour te reposer ? lui demanda Araxie.
Sans une réponse, Endza s'avachit un peu plus, jusqu'à ce que ses cheveux noirs recouvrent le pantalon d'Araxie.
Amusée, elle se mit à les remettre en ordre. Endza ne broncha pas, tandis qu'elle les lissait.
Elle avait l'air si vulnérable ainsi, les yeux clos. On ne voyait plus ses cernes, et elle avait l'air plus calme et tranquille qu'elle ne l'avait jamais vue. Peut-être qu'après tout, Endza était une fille tout comme elle. Elle se défendait juste d'une autre façon, de peur de se faire harceler ? Peut-être qu'elle était seulement méfiante ?
Automatiquement, comme sa mère l'avait fait si souvent en cherchant si elle n'avait pas de lentes, Araxie caressa les cheveux d'Endza, d'un geste presque maternel. Elle passa ses doigts dans les cheveux soyeux, si semblables à ceux de Loucine maintenant qu'ils était un peu plus long qu'à la rentrée.
Elle avait toujours adoré quand sa mère lui caressait la tête. En voyant Endza si détendue et confiante sur ses genoux, elle avança, sans trop savoir pourquoi :
— Ta mère ne te fais pas souvent de câlin, pas vrai ?
Surprise, Endza ouvrit brusquement les yeux et tourna la tête :
— Pourquoi tu dis ça ?
Araxie essaya d'expliquer tout le manque d'affection qu'elle ressentait dans les attitudes d'Endza, mais les mots ne venaient pas. Surtout en Arménien.
— Je le sens, répliqua-t-elle simplement.
***
Après la séance de sport, tout le monde entra en cours de biologie suant et excité. Gayané s'amusait à jeter des boulettes de papier sur Samvel, Araxie discutait avec Loucine et tous les autres s'étaient trouvé d'autres occupations toutes aussi bruyantes. (Sauf Endza qui bien sûr faisait une petite sieste sur sa table) Le professeur, voulant mettre terme à ce vacarme qui empêchait son cours de commencer, trouva une solution radicale : Changer tout le monde de place.
— Aller, Aller, tout le monde se lève, changement de place, frappa-t-il des mains.
À regret, tout le monde traîna son cartable vers le tableau et le professeur commença à distribuer les élèves sur les chaises.
Samvel, ici, toi Gayané, de l'autre côté, devant Mikaïl, Endza, il faut se réveiller, juste devant s'il te plaît, aller, on se bouge, on n'a pas toute la journée !
Finalement, Araxie se retrouva à côté d'Aram sans qu'elle n'eut rien faire de particulier pour cela, à part peut-être se placer juste à côté du prof quand il lui avait assigné une place.
Elle ne lui parla tout d'abord pas, jusqu'à ce qu'elle se rende compte qu'elle avait donné son manuel à Loucine, qui avait perdu le sien, et qu'elle n'avait plus rien pour suivre puisqu'elle ne s'asseyait plus ensemble.
— Aram ?
— Oui ? fit l'air surpris qu'elle lui ai adressé la parole.
— Est ce que je peux suivre avec toi ? J'ai passé mon livre à Loucine.
Il tira son cahier vers le milieu de la table : En temps normal j'aurais dit non, mais comme t'es quelqu'un de gentil, je vais être sympa.
Araxie sentit une victoire intérieure la frapper en plein cœur mais ne dit rien.
— Tu aimes bien ce prof toi ? fit-il en regardant le maître avec dédain.
— Non. Il est saoulant. Surtout avec toi.
— Ouais. Il me cherche toujours des poux.
— Tu sais, il était vraiment super le discours que t'avais fait en Arménien, avança Araxie.
— Quand ça ?
— Tu sais avant les vacances quand Tikin Mickaëlian avait organisé... dit Araxie un peu nerveuse.
— Ah oui, avant les vacances !
— Bah, c'était vraiment cool.
— Merci, fit-il sans l'ombre d'un sourire.
Un silence s'installa et ils suivirent le cours quelques instants avant qu'Aram ne le brise :
— Tu sais, il n'y a jamais eu de fille étrangère dans ma classe. T'es la première personne française que je connais. Mais le truc que je ne comprends pas, c'est pourquoi tu ne vas pas à l'école française, à Erevan.
— Oh. Ça, c'est mon père. Il voulait absolument que j'apprenne l'arménien et que je ne sois pas dans un milieu privilégié.
— Ah. C'est spécial.
— C'est mon père.
— Et ça fait combien de temps que tu es ici du coup ?
— Depuis mes 10 ans. Donc, 3 ans.
— Ah ce n'est pas énorme. Tu parles bien pourtant.
— Merci. J'ai dû apprendre vite.
— Tu peux me dire quelque chose en français ?
— Ouais... Je t'aime, prononça-t-elle.
— Ça veut dire quoi ?
— C'est une marque d'affection.
— Okay, acquiesça-t-il.
— Tu t'intéresse à la politique ? demanda Araxie comme pour confirmer ce qu'elle pensait déjà.
— Oui, assez.
— Ça se voyait dans ton discours: tu étais engagé.
— S'intéresser à la politique ne veut rien dire. Je ne remplis qu'une obligation élémentaire de tout être pensant.
— "Une obligation élémentaire de tout être pensant" ? Où est-ce que tu vas dénicher des trucs pareils ?
— Je m'informe, répondit-il d'un air tranquille. Les gens qui n'ont aucune idée sur le sujet ne devraient pas être dignes de critiquer ou d'exercer un pouvoir quelconque.
— Tu parles de moi là, fit Araxie ironique. Selon toi, si on ne s'intéresse pas à la politique, on est bon à rien ?
— Je te vise pas. Je parle de notre génération entière mise à part quelques rares exceptions, mais aussi de beaucoup de personnes adultes et soit disant matures qui vivent sans réfléchir, et ne voit pas plus loin que le bout de leurs nez. Pourtant ils tout le temps entortillé par ceux qui sont "soi-disant" au pouvoir.
— Mais comment savoir si les informations qu'on nous sert sont vraies ? La politique n'est qu'un tissu de mensonges et s'en forger une opinion est extrêmement compliqué car chaque parti prône ses valeurs, le Parti communiste par exemple...
— Est tout ce qu'il y a de plus destructeur pour l'économie de la société.
— Mais le communisme prône plus d'égalité dans la société et que les richesses soient distribuées équitablement.
— J'ai essayé de me taire, mais avec toi apparemment ce n'est pas possible, tu as déjà étudié les valeurs du communisme ? J'ai lu Marx. Ce qu'il prône est complètement insipide. Regarde le résultat sur notre pays. Le feu du communisme l'a ravagé et aujourd'hui, il ne l'est même plus ! Les années communistes ont été des années d'oppressions...
Il parlait d'un air passionné, on sentait vraiment que cela lui tenait à cœur. Quand Araxie croisa son regard, même si elle n'était pas d'accord avec lui, elle y décela quelque chose d'inhabituel, qu'elle n'avait jamais remarqué dans les yeux de quelqu'un d'autre auparavant.
— Et alors ? répondit-elle. Ce qu'il se passe dans les sociétés capitalistes n'est pas normal ! Tu as vu les SDF qui meurent de faim dans la rue, sans travail ? Tu as vu les enfants qui n'ont pas de quoi boire en Afrique ! C'est ça une société capitaliste ! Tu es d'accord avec cela ? Tu crois même peut-être que la race blanche est supérieure et que ceux de races différentes sont condamnés à vivre dans la misère ?
Elle avait crié un peu trop fort, emportée par l'élan de son indignation. L'homme qui trônait sur son bureau, corrigeant des copies, ne la rata pas :
— Mademoiselle Zorabian, vous pourriez peut-être vous occuper un peu plus de cellulose et un peu moins de politique ? Je ne dis pas que votre discussion est intéressante, mais nous n'en avons que faire. Marx et Staline n'ont malheureusement rien à faire avec le noyau et le cytoplasme. Merci, finit-il en souriant.
Elle détourna la tête, énervée, pour souffler à Aram :
— Aujourd'hui, tous les messages que nous passent les politiciens sont empreints d'intérêt. Tout ce que l'on sait est soigneusement revu et catalogué, on peut même calculer ce qu'on retiendra, et impacter notre façon de réfléchir. Dans ces conditions, il est impossible de démêler le vrai du faux.
— Il suffit d'utiliser sa matière grise et son esprit critique.
— Nous n'avons pas assez de matière à critiquer. Nous ne voyons que ce qu'on veut bien nous montrer. Tu devrais lire un peu moins Mein kampf et plus 1984 de George Orwell, conclut-elle en se levant pour déposer son cahier sur le bureau du professeur.
Un peu troublé qu'elle ait vu clair dans son jeu, Aram, pesta et continua son devoir. Comment pouvait-elle savoir qu'il lisait Hitler ?
***
En s'asseyant une semaine plus tard en cours de biologie, Aram n'accorda pas un seul regard à Araxie.
Une fois que le cours fut bien avancé, il ne sortit de son mutisme, qu'une fois que la leçon fut terminée et qu'il eut copié la moitié de la leçon. Le silence régnait dans al classe, seulement interrompue par quelques toux étouffées.
— J'ai fini 1984, l'entendit chuchoter Araxie. Pourquoi tu m'as demandé de lire ça ?
— Je pensais que cela pourrait te servir. Mais apparement non.
— C'est un peu spécial.
— C'est de la science-fiction, fit-elle en haussant les épaules. Mais cela à une dimension politique intéressante et aussi... par rapport au contexte et l'époque.
— Je parle plus de la dimension sentimentale de l'histoire.
— Oh, fit Araxie assez gênée.
— Je ne pensais pas que tu lisais ce genre d'ouvrage.
— Comment ça, ce genre d'ouvrage ? Des histoires d'amour ?
— Oui.
— Et bien j'en lis.
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