Chapitre 7


Deux étages au-dessus, une crinière blonde émergea des couvertures. Sa main tâtonna avec paresse la table de chevet à la recherche de son portable. Comme d'habitude, aucun sms ni appels en attente. Incompréhensible. Moana était ce genre de femme dont le charisme l'amenait au centre d'attention. On pouvait se moquer de son physique dodu ou de cette jovialité qui la caractérisait (et qui pouvait être, il faut se l'avouer, agaçant par moment) ; toutefois, sa beauté naturelle et épurée attirait incontestablement tous les regards.

Mais la solitude régissait son quotidien. Était-ce parce que Moana brisait les clichés sur les gros ? Qu'elle appréciait le reflet que lui renvoyait le miroir ? Love yourself. La jeune française aimait se dire qu'elle n'avait pas seulement un beau visage —« c'est dommage pour le reste » murmurait-on derrière son dos— : elle était belle. Un point c'est tout. Moana ne désirait pas maigrir ni tromper son entourage. Sa confiance en soi était aussi rafraichissante que tomber sur une oasis en plein désert. Elle était ce qu'elle était, Moana ne désirait pas changer cela.

Elle avait pris du temps pour aimer son corps. Adolescente, on s'était moquée d'elle pour ses rondeurs et son acné. La mode était aux femmes élancées telles les Anges de Victoria's Secret. Et elle était loin dans n'être une. « Boule de gras ». Moana s'était toujours sentie comme le vilain petit canard du lycée. « Hippopotame ». On l'avait insultée, harcelée, manipulée, humiliée. Puis mamie Colette était venue à sa rescousse. 

Étant légalement en âge de décider chez qui elle voulait vivre, Moana quitta sa famille d'accueil sans câlin d'aurevoir ni effusion de sentiment. Pour eux, pour Monsieur et Madame parfaits qui souhaitaient avoir un enfant-trophée, Moana avait toujours été un fardeau. Après avoir changé légalement de tuteur, elle ne les revit plus jamais. Et pour la première fois, la jeune adolescente d'alors se sentit aimée. Colette représentait, à cette époque-là et ce, jusqu'à sa mort, sa seule figure maternelle et un modèle à suivre.

Son téléphone bipa. Il y avait un message, Moana ne recevait jamais de message. De son pouce, elle ouvrit la boite mail. C'était le directeur du journal, il acceptait qu'elle écrive l'article sur l'étrange phénomène de la nuit dernière. Les yeux exorbités, la jeune française n'y croyait pas. Si son article venait à lui plaire —et il n'y avait pas de raison pour que ça n'arrive pas—, elle aurait droit à un article en première page ! Une occasion en or, une chance inespérée d'être promue. Et ainsi, d'être enfin vue à sa juste valeur.

Moana s'habilla en quatrième vitesse, pressée de commencer à enquêter. L'excitation bouillait dans ses veines, son cerveau était galvanisé par l'impatience. Si Lorna était toujours d'accord pour l'introduire dans la culture écossaise, Moana en profiterait pour lui poser quelques questions concernant les créatures de la nuit dernière. En toute discrétion bien entendu, il ne fallait pas effrayer les habitants d'Urquhart. S'ils sentaient quelque chose de louche, les villageois les cacheraient et Moana pouvait dire adieu à la possibilité d'approcher ces bêtes.

La jeune femme dévala les escaliers en pierre. Au fond du couloir, trois marches la menèrent à la cuisine. Ses sens se virent surchargés d'odeurs délicieuses. Des femmes vêtues d'un tablier sale chantaient joyeusement tandis qu'elles préparaient le repas du soir. Près de la porte, d'autres triaient le linge à laver. Un silence s'installa dans la pièce lorsqu'on remarqua enfin sa présence. Un instant en suspension dont elles profitèrent pour la scruter de haut en bas. Moana leva fièrement le menton avant de s'avancer vers Lorna, vraisemblablement en train d'expliquer la manière dont on devait couper le mouton.

— Bonjour, je peux aider ?

— Bien sûr ma colombe, bien-sûr, savez-vous éplucher des carottes ?

Moana suivit le regard de Lorna. Trois énormes paniers remplis à ras-bord de ce légume orange reposaient sagement contre le mur. Si elle disait « non », Moana passerait pour une incapable parce que, sérieusement, qui ne savait pas éplucher ? Cependant, si elle acceptait, elle se retrouvait à travailler comme une forcenée pour remplir la panse de personnes qu'elle ne connaissait ni d'Eve ni d'Adam. Et cette tâche promettait l'acquisition de magnifiques ampoules.

Allez, ma fille, tu peux le faire. Pense à ton article, pense à ton article.

Moana inspira une dernière fois pour se donner du courage, puis s'avança d'un pas déterminé vers le tabouret en bois pour s'y asseoir. Elle piocha une carotte, et commença son labeur.

Les secondes puis les minutes s'écoulèrent tels des grains de sable. Les paniers se remplissaient, les crampes faisaient trembler ses mains. Et toujours aucunes informations croustillantes. Elle savait pourtant être au bon endroit, ces femmes connaissaient les moindres secrets d'Urquhart. S'en était presque terrifiant.

— ...attend son quatrième enfant.

— Vraiment ? IL faudra que je pense à aller la féliciter.

— J'envie Marie, après trois ans de mariage, son époux est toujours aussi intentionné et amoureux que le premier jour.

— Avec un mari si bien fourni, moi aussi, je ferais tout pour le garder dans mon lit.

— Être une épouse docile et une bonne mère, voilà la clé de la félicité.

Aye.

Des rires sots accompagnèrent la réplique alors que Moana leva les yeux au ciel. Sa déesse intérieure irradiait de colère à mesure que la conversation se prolongeait. Comment est-ce que les femmes pouvaient accepter ce retour au statut d'objet sexuelle, de jument ? Passer sa journée à cuisiner, coudre, nettoyer la maison et s'occuper des enfants la rebutait. N'étaient-elles pas d'accord avec ce mouvement qui prônait l'égalité entre les sexes ? Pourquoi est-ce que les femmes ne tiendraient pas aussi le glaive pour défendre leurs valeurs et leur famille ? 

Malgré tout, Moana n'osa ouvrir la bouche pour exprimer sa pensée. La jeune française sentait un gouffre infranchissable la séparer des autres. La liberté qu'on respirait à travers les collines sauvages de l'Ecosse n'était qu'illusion. Avait-elle bien fait d'accepter la proposition d'Emrys ? Pouvait-elle vraiment faire son deuil dans un endroit aux mœurs si obsolètes ? 

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