Chapitre 40


La lune éclairait les pavés propres comme un sou neuf. Les écuries étaient silencieuses, mais il n'était pas dupe. Il savait que son ami se trouvait quelque part dans cette noirceur trompeuse. Il sépara légèrement les jambes pour avoir une position plus stable puis, il attendit. Il était un homme patient et la patience amenait à la maîtrise en soi.

Enfant, les caprices lui avaient été inconnus. Son père avait parlé avec Egon pour lui prescrire un enseignant personnel. Il était dévoré par le besoin de le convertir en un laird parfait. Lecture, écriture, histoire, géographie, agriculture, comptabilité, politique et danse. Les leçons se déroulaient toujours dans la salle d'étude, annexée à la bibliothèque. On n'entendait aucun bruit, seul le bruissement des pages d'énormes volumes venait rompre ce silence, et la voix sèche et autoritaire du moine prescripteur.

Les seuls moments où on l'autorisait à se divertir, puisqu'on l'avait exclu des classes de transformations, c'était à l'entraînement de la claymore. Il y retrouvait les jeunes hommes du clan en âge de manier l'épée. Le maître des lames ne faisait aucune distinction entre les jeunes à qui il apprenait son art, il ne les distinguait les uns des autres que pour leur mérite personnel. Le vieux maître lui avait permis de créer des liens, de se faire des amis et des frères d'armes, mais surtout, de gagner leur respect. Il était un leader né, et il n'y avait pas un enfant du clan Mackintosh qui ne lui aurait pas emboité le pas.

Il attendit. 

Il attendit qu'il bondisse de l'obscurité.

 Il attendit qu'il lui arrache la gorge. 

Il attendit les insultes et les accusations. 

Mais la bête était immobile. Elle le regardait avec intensité, baignée dans les jus de sa propre aigreur, protégée par la nuit. Peut-être avait-elle besoin d'un stimulus.

— Tu me fatigues Braïn, trancha Emrys. Je t'avais dit de ne rien faire de stupide. Et que fais-tu justement ? Tu te jettes dans la gueule du requin !

— Je ne suis pas à tes ordres, glapis Braïn.

Le souffle court, le palefrenier détourna le regard. Il refusait qu'Emrys aperçoive la jalousie qui le consumait. Ils avaient combattu côte à côte mais le lien entre eux s'était érodé au fil des années. Emrys, toujours accompagné de son fidèle rémora, Yain, s'était installé dans le château. Il n'avait jamais compris pourquoi ils l'avaient placé ici. Il avait menti à Moana. 

Être palefrenier n'avait rien d'honorable. Emrys avait bafoué son honneur de guerrier et piétiner leur amitié. La haine brûlait en lui tel un brasier perpétuel. Il l'avait dépourvu de sa dignité, alors, lorsque Griselda lui avait raconté entre deux gémissements l'affront commis par Emrys dans ses écuries, Braïn avait vu là l'occasion de se venger.

— Pourquoi me provoquer ?

Il serra les poings, frappé par le ton faussement caressant d'Emrys Il savait. Il savait mais il voulait le voir cracher son venin. Une victoire qu'il ne lui permettrait pas.

— Que fais-tu ici laird ou dois-je t'appeler seigneur ? J'avoue ne jamais savoir quand utiliser les honorifiques.

Il s'approcha d'Emrys jusqu'à pouvoir tapoter amicalement son épaule.

— Bravo, je n'ai pas eu l'occasion de te féliciter. Échanger sa compagne contre sa place au Conseil, c'est du jamais vu ! (Braïn siffla) Il faut avoir une sacrée paire de couilles. Et moi qui croyait, après ce qu'il s'est passé avec ta sœur, que tu serais...

Emrys ne le laissa pas finir, il attrapa son cou épais et le plaqua violemment contre le mur des écuries. Braïn eut un sourire triomphant.

— Aurais-je touché la corde sensible ?

— Je t'interdis de parler d'elle, répondit Emrys.

Son ton était grave, presque sévère. Il y avait comme un avertissement dans sa voix.

— Sinon quoi ? Qu'est-ce qui va se passer ? Tu vas m'enfermer dans les cachots jusqu'à ce qu'on oublie mon nom et que je ne me mêle au sable ? Tu m'ôteras ma claymore ? Tu feras en sorte que personne n'oublie les conséquences de ma trahison ?

De ses yeux bleu glacier, Braïn admira son visage déformé par les émotions crues. Celles-là même qui poussaient le saint homme au chaos.

— Tu penses que m'éloigner des écuries me fera taire ? Vas-y ! incita-t-il.

Des postillons éclaboussèrent la chemise d'Emrys.

— Je n'ai jamais compris pourquoi on élevait des chevaux de toute manière. Toi et Yain vous êtes bien les seuls à les monter. Nous sommes des kelpies bon sang ! Nous n'avons pas besoin d'animaux humains. Nous sommes des kelpies, cria une nouvelle fois Braïn.

— Calme-toi.

— Que vas-tu faire maintenant Emrys ? (Il était essoufflé, consumé par son désir de porter un coup fatale à son vieil ami). Tu ne m'arrêteras pas. Il est trop tard pour ça maintenant.

— Tais-toi.

— Pourquoi est-ce que tu rends les choses si difficiles ?

— Tais-toi.

— Dis-moi où elle se cache.

Sa bouche était relevée en un demi-sourire amer. Ses mains tremblaient sous la menace recouverte d'une épaisse couche de rébellion. Ses pouces se déplacèrent sur la carotide recouverte de poils roux.

— Ne me demande pas ça, ordonna Emrys. Reste à ta place. Tais-toi.

— Allez, Emrys, dis-moi où l'a emmenée Egon. Elle n'est qu'une source d'emmerdes. Débarrasses-t 'en.

Emrys secoua frénétiquement la tête, des mèches s'échappèrent de sa tresse.

— J'ai promis à Aonghas, dit-il.

Une pointe de regret était perceptible dans sa voix.

— Aonghas n'est plus là. Personne n'en saura rien. Dis-moi où elle se cache.

L'un de ses mains serra un peu plus alors que l'autre vint boucher le nez du palefrenier. Braïn prit une brusque inspiration avant de commencer à tousser. Il n'affaiblit pas la pression.

— Non.

— C'est elle ou notre peuple ! (Sa voix était étouffée par l'écran de chair). Un sacrifice nécessaire...

— Notre déesse la protégera, coupa Emrys. Elle fait partie des nôtres ! s'emporta-t-il. Il n'y aura aucun sacrifice, aucun meurtre pour le « bien commun ».

Un ange passa.

— Egon.

Un éclair de compréhension fit briller son regard. En le voyant, Emrys serra les dents.

— C'est parce que je lui ai donné de mon sang ?

— Ah, cela... (Son ton badin était un fiasco complet, sa respiration devenait laborieuse). Si seulement j'avais le choix, je te tuerai, toi et ta petite...

— Réponds-moi ! l'interrompit-il avec un regard perçant.

— Je ne sais pas, susurra Braïn en retour. Le seigneur humain la souhaite en échange de ma loyauté.

— Et tu comptes la lui donner.

— Et je compte la lui donner, lui confirma-t-il. Mais pas la larme d'Awilix.

La stupeur paralysa un instant Emrys. Braïn en profita pour repousser ses mains. Toute la tension accumulée au cours des dernières années éclata telle une bulle de savon. Braïn savait qu'il devait le laisser hors-jeu. Il lui donna un coup de pied dans le ventre puis un coup de genou dans la pomme d'Adam. Ce dernier pouvait tuer mais Braïn se doutait qu'une telle attaque n'aurait pas une grande conséquence sur son adversaire. Emrys cracha par terre avant de se relever, les naseaux frémissant. Ils se firent face et leurs regards s'accrochèrent.

— Je veux son nom.


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* Le rémora, ou le poisson suceur, a l'habitude de se coller à la peau du requin à l'aide d'une ventouse. 

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