Chapitre 9. Deux frères
« Papa nous a cogné tête contre tête
Nous a dit "j'veux un amour en fer"
J'veux personne entre vous, même pas moi
Même pas les anges de l'Enfer
J'ai aimé mon frère plus que ma vie comme me l'a appris mon père
Chaque rêve, chaque cauchemar
Chaque ennemi, chaque euros, partagés
Et à part le nombre de cicatrices, rien ne va changer
Dans le même, dans le même miroir, on s'est regardés
Dans les mêmes, dans les mêmes trous noirs, on s'est égarés »
Première nuit chez les Castelle, la fatigue a été plus forte que l'angoisse qui a suivi l'appel avec Samir.
Je mets du temps à réaliser où je suis quand je me réveille, surtout quand j'entends la voix de mon reuf dans l'appartement. Il est déjà là ?
En consultant mon portable, je vois qu'il est presque midi, j'ai dormi quasiment 13h. Après un étirement douloureux et un habillage rapide, je rejoins la pièce à vivre. Amir est là effectivement, en pleine partie de Zombie War IV avec Léonard. Jade est assise dans l'angle du canapé et ses jambes sont allongés en travers de celles de mon reuf. Ah ouais.
— Vas-y défonce le, tue le jusqu'à ce qu'il soit mort ! hurle Léo.
Eh bah, bsahtek l'ambiance.
— Azul, je lâche en me laissant tomber à côté d'eux.
Amir tourne aussitôt le visage vers moi. Jade relève les yeux de son portable et Léo me jette un regard interrogatif.
— Ça veut dire quoi ?
— Salut, répond mon reuf.
— En anglais ? Je croyais que c'était « Hello » ! Mon copain Timéo il sait dire plein de trucs en anglais, même il a dit que "Merde" on disait "Shit".
Jade lève les yeux au ciel et gronde son petit frère qui semble très fier d'avoir pu caser un gros mot.
— Nan, fait Amir, C'est mieux que l'anglais, c'est du kabyle.
Léo écarquille les yeux et me dévisage comme s'il découvrait que j'avais un pouvoir magique.
— Waaaah, ça veut dire que Ilyes il sait parler une langue plus cool que l'anglais ? Tu pourras m'apprendre ? demande-t-il.
En réalité je parle pas très bien, mais j'ai dû m'y mettre quand mes cousins du bled faisaient exprès de parler byle-ka pour pas qu'Amir et moi on comprenne.
— On verra, je réponds.
— Toi aussi tu sais parler, Amir ?
Mon frère hoche la tête, on dirait que Léonard nous prend soudainement pour deux super-héros de la linguistique.
— Ilyes, Papa il a dit que t'allais être mon grand-frère pour au moins trois semaines, ça veut dire que des fois tu viendras me chercher à l'école ?
C'est pas vraiment dans mes plans, mais j'imagine que tôt ou tard on va me demander de le faire. Je croise le regard de Jade, visiblement elle est persuadée que je vais pas y couper.
— Ouais, peut-être.
— Trop bien ! Tu pourras me parler en kabyle devant Timéo ? Et je ferai croire que je sais parler moi aussi ! Il va être trop jaloux.
Sah, ce gosse est taré. Amir se marre, une nouvelle fois Jade le gronde :
— Léo, c'est pas beau de mentir, encore plus pour rendre jaloux ses amis.
Le petit blond tire la langue à sa soeur.
— C'est toi t'es jalouse parce qu'Ilyes ça va être mon grand frère et pas le tien. Parce que t'es amoureuse de luiiiii !!
Elle vire au rouge vif et je manque d'exploser de rire, je commence à bien aimer ce gosse.
— Khlass, fait Amir en donnant une tape derrière la tête de Léo, Tu te calmes où je joue plus avec toi.
Un bruit de clé dans la serrure, la porte qui claque, Léo bondit du canapé pour rejoindre le couloir en hurlant :
— Mamaaaaaaaaaan !
Je le suis du regard puis reporte mon attention sur Jade, toujours rouge tomate. Je peux pas m'empêcher de lui adresser un sourire un peu moqueur.
— T'inquiète hein, je l'ai pas cru, je fais sur un ton amusé.
Elle baisse aussitôt les yeux, profondément mal à l'aise. Je crois qu'on a trouvé le plus gros point faible de Jade.
Amir fait claquer sa langue dans sa bouche et fronce les sourcils.
— Ilyes, fait-il.
— Ouais ?
— Arrête.
Violette entre dans la pièce, l'air absolument saoulée par Léo qui lui raconte sa vie.
— Et même qu'Ilyes et Amir ils savent parler kabyle, et salut on dit "Azul". Et Ilyes il va venir me chercher à l'école et Timéo il va être jaloux.
— C'est bien, mon lapin, est-ce que tu peux me laisser rentrer s'il te plaît ? Tu me raconteras à table. Salut les garçons, tu as bien dormi Ilyes ? Amir tu déjeunes ici ? Jade, ta soeur est au tennis ?
Chacun répond à la question qui le concerne, chacun par l'affirmative. C'est animé les samedis matin chez les Castelle. Vraiment une ambiance différente de chez nous.
Un samedi à la maison c'est, ma mère au boulot jusqu'à 20h, mon père qui bosse pour Seine Zoo, Amir avec ses shab, moi qui glande dans ma chambre, Nej à la danse ou chez une copine.
Alors que tout le monde se disperse, Violette me fait signe de la suivre dans la cuisine, visiblement elle veut me parler seul à seul.
— Si tu veux passer un peu de temps tranquille avec Amir, vous pouvez sortir ou rester ici cet après-midi, je vais emmener Jade et Léo chez le coiffeur et puis on ira au cinéma. Evidemment vous pouvez aussi vous joindre à nous. Romy passe l'aprem avec une copine, Deen rentre tard, vous avez l'appartement pour vous si vous restez.
Je hoche la tête, c'est fou le nombre de trucs qu'ils font en famille. Vraiment pas le même fonctionnement que chez nous.
— Je vais voir ce que veut faire Amir, réponds-je.
Perso je préfère rester là avec mon reuf, ça fait beaucoup de Castelle pour moi depuis hier soir.
— Parfait, dit-elle, sinon vous pouvez aussi nous rejoindre pour la séance. Je vais prendre ton numéro ce sera plus simple.
J'observe la mère de famille tandis qu'elle dégaine son portable pour noter, elle a l'air tellement jeune, on dirait pas qu'elle a 39 ans, sah. Elle est loin d'être aussi belle que ma mère, un peu moins classe aussi, mais j'aime bien comment elle se fringue. Toujours des baskets blanches avec un jean et une chemise à motifs, elle se prend pas la tête, on dirait qu'elle est toujours en vacances.
— Ah oui, j'oubliais ! fait-elle en me souriant de toutes ses dents, Deen m'a laissé quelque chose pour toi.
Elle s'éclipse quelques secondes et revient avec un petit sachet en plastique.
— Il a dit que ça devait te faire trois jours minimum. Si jamais t'en as vraiment pas assez, il préfère que tu lui en redemandes plutôt que tu t'en procures tout seul. Quand il n'y a personne ici, tu peux fumer sur le balcon, mais quand les enfants sont là, on préfère que tu sortes dans la rue. D'accord ? Le voisin fume comme un pompier, t'auras pas de problème.
Je la contemple bouche bée alors qu'elle me tend le pochon. C'est vraiment hallucinant.
— Autre chose, ajoute-t-elle, j'ai appelé Tom, tu as un entretien mardi. Je te conseille d'être clean à ce moment là. Le but c'est quand même que tu finisses par arrêter
Toujours complètement scotché de voir Violette avec un pochon de beuh dans les mains, je hoche la tête.
— Ça va aller ? demande-t-elle.
— Ouais, merci.
Elle me sourit et sa main fraîche se pose brièvement sur ma joue, puis elle quitte la pièce en appelant Léo et Jade.
Je comprends pas pourquoi elle est gentille avec moi. C'est chelou, j'arrive pas à lui faire confiance, j'ai l'impression qu'ils vont me la faire à l'envers tôt ou tard. Il faut que je reste sur mes gardes.
Je finis par rejoindre mon frère il m'attend de pieds fermes.
— Tu veux sortir ou on reste ici ?
Fumer.
Je lui montre le pochon et lui désigne le balcon.
Ça va être juste niveau quantité pour trois jours, mais si je m'occupe bien et que je garde surtout un joint pour le soir avant de dormir, ça devrait passer.
— Faut que tu sois cool avec Jade, me fait Amir, C'est vraiment une fille bien. Joue pas avec elle.
Je hausse les sourcils en léchant ma feuille slim.
— Pourquoi tu veux que je joue avec elle, elle m'intéresse pas hein. Pourquoi toi tu la kiffes ?
Il secoue la tête.
— Bien sûr que non, c'est une reus pour moi, et c'est pareil pour elle. Mais justement. Je veux pas qu'on lui fasse du mal. Naël fait déjà trop le con avec elle.
Hein ? Naël ?
C'est quoi ça encore ?
— Naël ?
J'allume mon joint, putain Deen sait choisir la beuh. Impossible qu'il fume plus du tout, j'y crois pas un seul instant.
— Elle le kiffe. Depuis des années. J'aime pas comme il est avec elle, il lui dit pas oui, il lui dit pas non non plus. En plus ces derniers temps il est grave déprimé du coup il traîne tout le temps avec nous. Elle arrive pas trop à se le sortir de la tête. Mais je peux pas en parler à Naël, elle m'a fait jurer de rien lui dire.
— T'as dit Wallah ?
Il hoche la tête.
— T'es con.
— Je sais.
J'ajoute rien, fume en silence et Amir sort une garo qu'il coince entre ses lèvres.
« Les jumeaux ».
On se ressemble vraiment beaucoup, pas suffisamment pour que les gens n'arrivent pas à nous différencier, mais quand même assez pour mettre le doute.
La plus grosse diff' entre nous en fait, c'est que mon reuf, lui, ne déçoit pas.
J'ai envie de lui demander comment c'est à la maison depuis deux semaines, s'ils parlent de moi, si le daron a dit quelque chose. Mais j'ose pas. Je flippe de découvrir que mon absence ne se ressent même pas.
— Pourquoi mon oseille était dans ta chambre ?
Amir pousse un soupir et s'accoude à la rambarde.
— Parce que le daron sentait que tu mentais ces derniers temps, je savais qu'il allait fouiller, alors j'ai fouillé avant. J'ai retiré tous les trucs compromettants. Et puis comme un con, j'ai tout foutu sous mon lit... Et en cherchant son chargeur de portable, Maman est tombée dessus. Mais sah t'es con, t'aurais dû me laisser gérer, il était pas loin de me croire.
Il fait tout le temps des trucs comme ça pour moi. Combien de fois j'ai fait le mur et quand je suis revenu je l'ai trouvé dans mon lit. Combien de fois il a dit "il est chez Nabil" alors que j'y étais pas du tout. Mais j'ai jamais voulu qu'il s'accuse à ma place, ça je peux pas accepter.
— Il t'aurait jamais cru. Il savait très bien que c'était à moi.
Mon kho hausse les épaules, pliant les lèvres avant de tirer sur sa clope. C'est vraiment le seul dont je peux être absolument sûr et qui me trahira jamais. Même si la moitié du temps on s'entend pas, même si on traîne jamais ensemble. Je pourrais crever pour lui et je crois que c'est réciproque.
— Pourquoi tu m'as balancé à Deen ?
— Parce que t'attendais que ça mais tu l'aurais jamais admis, encore moins demandé.
Euh... ouais.
— Deen c'est un vrai, reprend Amir, T'aurais vu l'engueulade qu'il a eu avec les parents quand le daron t'a foutu dehors, il leur est complètement rentré dedans, tellement que Maman était de son côté à la fin. Et y'a trois-quatre jours, il m'a dit que ton bahut l'avait appelé et que t'avais déjà filé. Je me suis dit que si t'avais donné son nom à lui, c'est que d'un côté tu lui faisais confiance. Je sais pas pourquoi, tu fais jamais confiance à personne pourtant. Alors il m'a dit qu'il voulait t'aider mais qu'il fallait qu'il sache où tu te planquais. Donc pour une fois je t'ai balancé.
Et curieusement, je lui en veux pas du tout.
— Il m'a chopé en train de bicrave, bien avant toi. Jade savait aussi. Il a jamais poucave. Il m'a juste dit que j'allais finir par faire chialer la daronne.
Mon reuf baisse soudainement les yeux sur ses air max, l'air franchement mal à l'aise. Puis, écrasant son mégot, me fait un signe de tête en direction de l'intérieur de l'appartement. J'écrase à mon tour et le suis.
— Un soir elle est venue dans ma chambre carrément paniquée, ça faisait dix jours zahma que t'étais plus là. Et comme je voyais qu'elle était trop mal, je lui ai dit que je t'avais eu au téléphone et que t'allais bien, que t'avais trouvé un endroit où dormir. En fait j'en savais rien, j'avais pas plus de nouvelles et j'espérais que tu sois pas mort. Vu l'état dans lequel je t'avais trouvé la semaine d'avant... T'inquiète j'ai dit R. Mais elle était dans le mal et... Elle a un peu chialé, c'est vrai.
Mes ongles pourtant très courts, s'incrustent sans le creux de mes mains. Faudrait limite que j'aille fumer un autre teh là. J'ai envie de tout péter.
— Putain ça me rend ouf, je lâche, Que ce soit à cause de oim. La dernière fois qu'elle a chialé c'était pour...
On échange un regard, Amir triture nerveusement la montre qu'il a autour du poignet.
— On était censé la protéger. Le daron avait dit ça, tu te souviens ? je demande.
« Veillez sur votre mère, les gars, c'est à vous de le faire maintenant. »
À douze ans ça fait grandir un peu vite.
Mon frère réagit toujours pas, les yeux dans le vague.
— Tu l'entendais le soir ? Quand elle croyait qu'on dormait.
Il finit pas hocher la tête.
— Ouais. Une fois j'ai toqué à sa porte, je voulais lui dire que je voulais la consoler. Elle a fait semblant de pas m'entendre. Et puis Nej était petite, elle venait toujours dormir avec moi parce qu'elle avait peur sans le daron à la maison. J'étais super con, je lui disais qu'il allait finir par revenir.
Ou peut-être qu'il était archi intelligent au contraire. Puisque contre toute attente, c'est ce qui s'est passé.
— J'aurais jamais pensé qu'ils se remettraient ensemble. Tout le temps elle l'insultait, dis-je.
— Je pense que sans Deen et Idriss, elle l'aurait jamais repris, et il serait complètement alcoolique.
C'est vrai qu'ils ont bien aidé à sauver la mif. Jusqu'à ce que j'en remette une couche...
— Est-ce que, fait Amir, Toi aussi, quand ils s'embrouillent maintenant t'as peur ?
Je suis putain de surpris que mon reuf assume d'avoir peur.
— J'ai pas peur, réponds-je, mais ça me tend.
— Ouais pareil.
Il a peut-être été plus traumatisé que oim.
— Depuis que t'es parti... ça recommence, chuchote-t-il, Il desserre pas les dents de la journée, elle l'embrouille pour rien. Kho faut que tu t'arranges pour qu'il te pardonne vite, parce que... J'aime pas quand ils sont comme ça. Retourne pas dans la ur.
Oh putain.
Je peux pas imaginer qu'ils se séparent encore, surtout à cause de moi.
Bordel mais qu'est-ce que j'ai fait ?
Ma vue commence à s'assombrir, mes muscles à se tendre, je serre les dents.
— Tu penses qu'ils peuvent recommencer ?
— Je sais ap' mais c'est tendu. Y'a deux jours il a dormi sur le canapé. Et hier ils se sont embrouillés violent, il a pris la caisse et il est rentré au milieu de la nuit.
Deen m'a pas parlé de ça, pourtant rien qu'avec cet argument il aurait pu me convaincre de rester trois mois chez lui si ça pouvait arranger les choses.
Je vais péter un câble. Ma haine est en train de monter sévèrement.
— Mais t'inquiète, depuis qu'elle sait que t'es là, elle est moins tendue, je pense que ça va s'arranger. J'espère.
L'état dans lequel je suis est assez indescriptible, j'ai envie de me faire payer moi même ce que j'ai fait. M'écraser la tête contre le mur, passer mon poing dans une vitre.
Un truc qui fait bien mal.
— Ilyes, tu pouvais pas savoir.
Je me lève brusquement, mon frère capte aussitôt que ça va être le drame.
Il entoure mes épaules et je me débats en le repoussant violemment.
— Ilyes, arrête.
Je vais finir par le hagar s'il me donne pas de l'espace.
— Lâche moi putain de ta race.
Même s'il est plus fort que moi, quand j'ai la haine comme ça, ma seule obsession c'est tout niquer.
Il me repousse contre le mur, prêt à me mettre une droite s'il faut.
— Arrête. Tu vaux beaucoup mieux que de niquer l'appart des gens qui t'accueillent.
Son regard est dur, on se fixe un long moment.
Puis je sens toute ma force m'abandonner.
Je vais chialer comme un môme, devant mon reuf. Pourtant ça fait deux semaines et demi que je me maîtrise. Mais là je lache tout.
Si la mif explose, ce sera ma faute, et mon frère m'en veut même pas. Il vaut tellement mieux.
— J'te lâcherai pas, kho, fait-il alors que sa main se referme sur ma nuque.
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