Chapitre 7. S'ils me voyaient

"Elle doit se questionner nuit et jour
Comment j'fais pour graille, où j'dors et avec qui
Mais laisse tomber j'fuis ses coups d'fils et ça déteint
Sur son moral, c'est dommage, le cool-al et les coups d'vices ça m'plaît bien
C'est ma vie de galérien
J'lui fais croire que j'suis à l'hôtel en vrai j'dors sur un parking aérien"

Putain, j'ai oublié à quel point une belle bagnole, c'est confortable. Je sais pas trop dans quel état est Deen, je sais pas non plus ce qu'il compte faire de moi.

Ce que je sais, c'est que je veux m'arracher de là vite fait.

Soudains il actionne un bouton sur le tableau de bord, je le vois chercher dans ses contacts téléphoniques, puis s'arrêter sur "Maya". Mon sang fait trois fois le tour de mon corps, je pense rapidement à m'éjecter de la caisse, mais il vient de s'insérer sur le périph et j'ai pas envie de à caner.

— Allô.

Mon coeur s'arrête un instant quand j'entends la voix de ma daronne dans l'habitacle, elle a pas l'air bien.

— Ouais, c'est moi.

— Je sais Deen, depuis 2019 ton nom s'affiche quand tu m'appelles.

Elle a vraiment pas l'air bien.

— J'ai trouvé ton abruti de fils.

Bref silence à l'autre bout du fil, j'ose même pas respirer.

— Putain, merci Deen. Dis moi qu'il va bien...

Oulala, j'aime pas du tout sa voix, on dirait qu'elle va chialer.

— Il va te le dire lui-même.

Deen me jette un regard presque violent, moi je sais pas quoi dire, ma gorge est trop serrée. J'ai envie de voir ma mère, mais je peux pas. 

— Depêche-toi, chuchote-t-il.

Nic mi nie jest Mama, je fais.

Deen fronce les sourcils comme s'il avait peur que j'aie balancé une énorme connerire, ça va j'ai dit que j'allais bien, c'est tout. D'ailleurs ça suffit simplement à enflammer ma mère qui se met direct à me gueuler dessus en polonais.

Elle s'est inquiété comme jamais, elle m'a demandé de lui écrire, je suis un petit ingrat, bref, j'en prends plein la gueule.

Je le mérite totalement, mais j'avais de bonnes raisons de la tenir à l'écart, ça aurait été bien pire si elle m'avait vu.

Avec la fatigue de ces deux semaines livré à moi même, l'engueulade est quand même pas facile à encaisser. J'ouvre plus la bouche.

Finalement elle se calme et je serre fort les dents pour pas chialer devant Deen, ce serait vraiment la pire des choses.

Devant mon silence c'est lui qui répond :

— Je vais le ramener à la maison. On peut le garder un moment, le temps qu'il arrête ses dingueries et que son père veuille bien le récupérer. Pour l'instant je pense que c'est mieux que tu viennes pas, au pire envoie son reuf lui apporter des affaires. Mais on va gérer ça, avec Vio. Je te tiens au courant.

Alors ouais mais nan.

Grosse blague, je veux pas aller chez eux, moi.

Ma mère le remercie pendant vingt minutes, puis renifle, et m'adresse quelques mots avant de raccrocher : 

Ilyes, jesteś dupkiem... ale kocham cię.

J'ai envie de me fracasser la tête contre la vitre. Vraiment.

— Elle a dit quoi ? demande Deen quand il est sûr qu'elle n'entend plus.

Je sais même pas pourquoi je lui réponds :

— Que j'étais un abruti, mais qu'elle m'aimait.

Deen rigole, sah, il se marre cet enfoiré. Moi j'ai envie de péter un truc tellement sa phrase m'a retourné.

— Avec ton frère et toi, ta mère elle passe de "sale tigresse vénère" à "petite minette toute émue devant sa progéniture insupportable". Hier soir je l'ai eue en larmes pendant vingt minutes parce qu'elle avait pas de nouvelle de toi depuis deux semaines. Y'a que vous pour la mettre dans des états pareils. Putain les Akrour vous êtes une race à part, y'a pas à dire. Tout le temps à vous engueuler, tout le temps à faire comme si vous aimiez sonne-per, mais dès qu'on vous sépare vingt minutes les uns des autres, vous parlez chinois.

— Elle pleurait ?

C'est tout ce que j'ai retenu de la tirade de mon oncle.

— Evidemment qu'elle pleurait ! Ça fait quinze jours qu'elle chiale ! C'est toujours comme ça. Quand on est jeune, on voit pas ce qu'on fait à nos mères. T'inquiète pas va, à ton âge j'étais aussi con. Y'a un moment, on veut juste vivre nos vies de galériens, on capte pas qu'on fait chialer nos daronnes. Et puis quand tu deviens parent, bah... Tu captes.

Je me mure dans un silence total. J'arrive pas à y croire. Elle chiale pas, ma mère. Enfin si parfois, quand personne la voit, mais pas à cause de moi...

Les minutes passent et je réalise toujours pas.

Il m'avait prévenu pourtant.

Après s'être garé, Deen me tape dans l'épaule :

— Fais pas ton fragile, ta mère va s'en remettre. Maintenant si tu veux accélérer le processus, tu vas faire exactement ce que je vais te dire.

Je réponds pas, fixant mon oncle droit dans les yeux. Je sais que ça perturbe toujours les adultes que je ne baisse pas les yeux devant eux. Mais lui a pas trop l'air d'y faire belek.

— Tu vas monter avec moi, tu vas prendre une douche parce que tu pues la mort, et on va dîner tous ensemble. Ensuite, Vio et moi on prendra un temps pour poser les règles de ton séjour ici.

— Je veux pas venir chez vous.

C'est vrai, j'aime pas spécialement Deen et Violette, bien que ma mère le considère comme son kho, j'ai rien à leur dire. Et Vio, elle sourit tout le temps, elle est gentille avec tout le monde, ça me gave. Je parle même pas des gosses, entre Jade qui colle mon reuf h24, Romy qui passe son temps à défendre ses intérêts, et l'autre môme qui raconte des mythos toute la journée, sah c'est pas du tout mon genre de mif.

— T'as entendu ce qu'a dit ta mère ou pas ? Tu veux la tuer ? On va voir comment on s'organise. Mais pour l'instant, par amour pour elle, vu qu'apparement c'est la seule personne pour laquelle t'as un minimum de compassion sur cette terre, tu vas faire ce que je te dis.

Il est très fort ce con. C'est vrai qu'après ce que je lui ai fait, je peux accepter de dormir quelques nuits chez des gens qu'elle connait pour la rassurer un peu.

Et puis, sans mentir, j'en peux plus d'avoir froid, de passer mes nuits à marcher, mes journées à attendre et à fumer...

— Ok, je lâche.

Deen hoche la tête et me fait signe de sortir de la caisse. C'est ouf parce que je pensais qu'il allait me hagar, m'en balancer plein dans la gueule, mais au contraire il est presque sympa. Et l'appel à ma daronne a eu plus d'effet sur moi que n'importe quelle engueulade. Même si elle m'a hurlé dessus.

Putain j'ai fait chialer ma mère.

Quand on entre chez les Castelle, l'odeur de nourriture en train de cuire fait aussitôt danser mon estomac. C'est ça de passer plus de temps à bédaver qu'à manger.

— Oh mon Dieu.

Violette porte sa main à sa bouche en me découvrant.

— Mais qu'est-ce qui t'est arrivé ?

Je me suis pas regardé dans une glace depuis des semaines, je dois faire flipper c'est sûr.

— Lui pose pas trop de questions, fait Deen, On va y aller mollo, c'est un vrai sauvage ce gosse.

"Un vrai sauvage". Ça me plaît.

— Si Maya le voyait...

— Tu lui montres la salle de bain des mômes, s'il te plaît ma chérie ? Je vais lui récupérer des sapes que je mets plus.

Violette hoche la tête et pose pas plus de question.

— Viens, me dit-elle avec douceur.

Sans rien dire, je suis la jolie femme blonde jusqu'à la salle de bain.

— Fais comme chez toi, si tu as besoin de quoi que ce soit, n'hésite pas, dit-elle en me donnant une serviette propre

Ce que je trouve chelou, c'est que Deen ne l'a même pas prévenue qu'il me ramenait, et elle agit comme si c'était parfaitement normal que je sois campé dans sa salle de bain.

Je la regarde refermer la porte et me tourne vers le grand miroir.

Oh putain de sa mère la pute.

Je comprends pourquoi je fais flipper tout le monde.

Non seulement ma gueule est recouverte de bleus et de cicatrices à peine refermées, ma barbe est mal taillée, mes joues creusées et mon teint à la fois pâle et sale. On dirait un migrant qui fuit un putain de pays en guerre.

Peut-être que si j'avais fait la manche avec un panneau qui disait que j'étais un réfugié, j'aurais fait plus de thunes qu'en volant à droite à gauche.

J'enlève mes sapes pour la première fois depuis une semaine et, là encore, la constatation est assez choquante. On voit mes côtes et mes bleus n'ont pas disparus.

Eh bah, on est loin du prince de la ville.

La douche me fait du bien, même si l'eau chaude pique pas mal les plaies sur ma gueule, ça soulage aussi mon mal de dos dû à trop de nuits sans mi-dor et surtout à mes côtes cassées.

Tandis que j'enroule une serviette autour de ma taille, quelqu'un toque à la porte. Un peu mal à l'aise, je déverrouille, c'est Deen.

— Tiens gamin, ta mère m'a dit que ton frère passerait demain t'apporter un sac de sapes. En attendant mets ça.

Ses yeux s'attardent quelques secondes sur les hématomes qui recouvrent mon torse. Il secoue la tête de droite à gauche et pousse un soupir. Puis il grogne quelque chose sur "Les Akrour qui ont trop de trucs à se prouver". Et lorsqu'il se retourne, juste avant de refermer la porte, je rencontre le regard vert de Jade. Elle a l'air archi choquée, plantée dans le couloir, les yeux allant de mon visage à mon nombril comme si j'étais un putain fantôme.

— Viens Jadou, on va mettre le couvert, fait Deen en surprenant lui aussi le regard de sa fille.

Je claque la porte et me concentre sur les fringues que Deen m'a ramenées. Un jog' et un sweat tout ce qui a de plus banal. Mais qui sentent la lessive et qui ne sont pas maculés de taches diverses et variées.

Putain, mon père avait raison sur un point, la réalité de la rue est franchement moins bien à ce niveau là.

Après voir rapidement passé la main dans mes veuch pour les "coiffer" je sors de la salle de bain, toujours mal à l'aise.

J'ai mes affaires sales à la main et je sais pas où les mettre, mon sac à dos est resté dans l'entrée.

— Oh, fait Violette quand j'arrive dans la grande pièce à vivre qui sert de salon et salle à manger, donne moi ton linge sale.

Sans que j'aie à répondre quoi que ce soit, elle s'en empare et disparait dans une pièce qui doit servir de buanderie.

Chez eux tout est archi bien décoré, les objets ont leur place et tout est joli, ma mère dit que c'est parce que Violette est architecte, elle a le sens de ce genre de choses.

— Salut ! Pourquoi t'es là Ilyes ? Oh t'as quoi au visage ? T'es tombé ?

Limite, j'aurais pu être soulagé d'être ici si y'avait pas eu ce sale gosse. Léonard.

Sah, qui appelle son gosse Léonard ? C'est c'est ficha à mort non ?

Je baisse les yeux vers le petit blond qui me fixe avec curiosité.

— Waaaah on dirait trop un guerrier. Tu t'es battu ?

Le coin de mes lèvres s'étire, je me rends compte que j'avais pas souris depuis au moins mille ans.

— Laisse le, Léo, c'est juste un gros kéké qui croit qu'on devient un homme en se battant.

Romy vient d'apparaître à son tour, elle me jette un regard limite condescendant.

S'cuse nous de te déranger, Romy la grande penseuse du XXIe siècle. C'est grave la pote de ma reus, qui a déjà dû lui raconter tous les détails de mon expulsion de la maison.

— T'as squatté chez qui avant ? demande-t-elle.

Je la méprise totalement en ignorant et sa réplique, et son regard, elle fait trop la ouf. Va falloir qu'elle redescende vite fait.

— Allez, à table ! lance Deen en apparaissant avec Jade, un plat dans les mains.

À ce moment là, ma seule réalité, c'est ma dalle monumentale.

D'ailleurs, pendant le repas, Deen m'a resservi trois fois, je les ai à peine senties passer. Jade m'a lancé des regards un peu inquiets, il va falloir que je lui parle. Je veux pas qu'elle dise des trucs à mon reuf qui pourraient l'inquiéter.

Le truc vraiment chelou depuis le début de la soirée, c'est cette sensation que tous les Castelle font un peu comme si c'était normal que je sois là.

— Ilyes, est-ce que t'as déjà joué à Zombie War IV ? me demande Léo en finissant son dessert.

— Ouais, réponds-je.

— Oh trop fort, t'as fait le mode où on peut mettre les zombies en slip ? C'est énorme on voit presque leurs zizis !

Je euh...

Il est pas un peu "différent" ce môme ?

Ses parents ont l'air un peu saoulé, mais un peu amusé aussi.

— T'es vraiment un gros beauf, lâche Romy, C'est possible de passer un repas en famille sans parler de pipi, caca, prout, zizi ? Sérieux entre toi et Papa, j'ai l'impression d'être à la maternelle.

Mon regard se pose sur Deen. Mon père laisserait jamais un de nous parler de lui comme ça.

Oh putain. Je crois qu'il est mort de rire.

C'est un daron ça ?

— Non mais voilà ! s'exclame Romy, Maman je t'en prie fais quelque chose, Papa se marre quand on dit "zizi" !

Jade me jette un regard un peu gêné, surement consciente que je les prends tous pour des fous. Vio se mord les joues, Deen aussi. Il finit même par pouffer.

Sah c'est des gamins les parents ici.

C'est quoi cette mif putain ?

Romy roule les yeux, elle s'énerve toute seule c'est ouf, ça doit être les hormones qui la travaillent.

— Ok donc y'a que moi qui sois un peu mature dans cette famille, faut elle en levant les yeux au ciel, J'ai honte de vous, vraiment.

Une décharge électrique, zahma.

— Khlass, tu sais pas ce que tu dis.

Si on pouvait sursauter à sa propre phrase, je crois que c'est ce qui me serait arrivé, là. C'est vraiment sorti malgré moi. Tous les regards se fixent sur moi, putain, j'aurais mieux fait de la fermer.

— Tu peux développer Ilyes, s'il te plaît ? demande Deen d'un ton calme, Je pense que t'as quelque chose à apprendre à Romy, là.

— Ouais développe, fait cette dernière, parce que dire à une femme plus jeune qu'elle sait pas ce qu'elle dit, c'est super macho.

Oh putain, elle me casse les couilles cette gamine.

— Romy arrête, fait Jade.

— T'inquiète, réponds-je, Elle veut faire la ouf en disant à sa mif qu'elle lui fait honte. Elle se rend pas compte que c'est archi grave de dire ça. Beaucoup plus grave que de se marrer du mot "zizi".

Léo explose de rire. Je sens les regards de Jade, Deen et Vio me bruler quand je termine en m'adressant à Romy :

— T'sais quoi, je t'aime pas beaucoup, mais je te souhaite même pas de ressentir un jour ce que ça fait d'être la honte de sa famille.

La gamine tente de soutenir mon regard, puis finis par baisser les yeux et j'en suis putain de content.

— C'est fou ce que tu ressembles à ta mère, lâche alors Violette, quand vous parlez intelligemment, on a envie de vous mettre une couronne sur la tête.

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