Chapitre 5. Ma bande

« J'roule avec les gars d'ma bande
Mon squad, mon équipe, mon gang
Ma famille, ma mafia, mon clan
Mon eau, mon oxygène, mon sang
Triste et belle fut notre adolescence
Mais heureusement qu'ce n'est plus comme avant »

Les repas de famille, c'est l'angoisse absolue. J'ai horreur de ça. Nous sommes à table depuis deux heures, Maya et Lucie ont disposé de grandes tables dans le jardin des Akrour. Tout le monde est là. Enfin tout le monde, c'est vite dit. Si tout le monde était là nous serions cent cinquante.

Nos parents trouvent toujours le moindre prétexte pour se réunir, et quoi de mieux que les anniversaires de leurs gosses. En parlant d'enfants, ça grouille de partout. Entre les deux petits d'Amanda et Antoine, Ousmane le turbulent gamin d'Alpha, à qui on a toujours envie de filer un mouchoir, Léonard et Nejma, une vraie garderie.

Je m'endors un peu sur mon assiette, il serait vraiment temps qu'on passe au dessert, il doit être quinze heure trente. À côté de moi Ilyes fait défiler un quelconque fil d'actualité sur son portable, la joue appuyée contre la paume de sa main, le coude sur la table. Pour ma part, cela fait un quart d'heure que je rassemble trois grains de semoule au centre de mon assiette avec le bout de ma fourchette.

Naël est avec ses deux acolytes de toujours, et Jade, elle a l'air particulièrement déprimée.

Assises par terre contre le mur du jardin, Ania et Abygaëlle ont l'air en pleine discussion super secrète. Cela me fait penser que je n'ai jamais eu de « meilleure amie ». Les filles m'ont toujours haïe sans raison, et celles qui ont quand même tenté de sympathiser avec moi, se sont très vite rendue compte que je ne serais jamais sympathique. J'avoue je l'ai cherché aussi.

J'ai hâte d'offrir mon cadeau à Naël, je ne sais pas exactement à quel moment je vais le faire, pas devant Ilyes et les autres membres de la famille, ce serait la porte ouverte à des railleries, même lui, ça le mettrait mal à l'aise. Peut-être ce soir, pendant la fête, si nous avons un moment seul à seule.

— T'as pas l'air ravie d'être ici, me souffle Violette qui est assise à ma gauche.

— Les repas qui durent cent plombes, ça me gave, lui réponds-je.

C'est la plus jeune toute la bande de nos darons, mon père la considère un peu comme sa petite sœur, même s'il en a une vraie, je sais que leur relation est particulière. Je crois aussi que ça a posé des problèmes au début, quand elle s'est mise avec Deen.

— Je te comprends, moi aussi j'en ai marre, dit-elle, Mais regarde ton frère, il reprend encore du couscous. Mon Dieu, qu'est-ce que ça peut manger un garçon de seize ans ! Léo va nous ruiner à l'adolescence.

J'observe effectivement mon frère qui se sert, c'est hallucinant tout ce qu'il arrive à avaler, pourtant on peut clairement dire qu'il est maigre.

— Arthur tu vas être malade, le reprend mon père qui a lui aussi remarqué le geste de son fils, C'est la troisième fois.

— Amir en a repris trois fois aussi personne n'a rien dit ! s'agace l'intéressé.

Sauf qu'Amir fait facile vingt centimètres de plus, et qu'il est trois fois plus épais en termes de muscles. Pas du tout le même gabarit.

Le débat continue et Violette lève les yeux au ciel à côté de moi. Elle ne ressemble pas aux autres femmes de cette famille, je me demande toujours comment elle a pu finir par épouser un mec comme Deen.

— Ils sont en forme, fait-elle en désignant son mari et tous ses « frères » qui refont le monde à l'autre bout de la table, Heureusement qu'ils ont tous arrêté de fumer, parce que je me rends compte qu'ils sont déjà extrêmement perchés naturellement.

Ah ça, demandez à mon frère.

— Je peux me joindre à vous ? J'en peux plus de leurs discussions.

Nous nous retournons vers Amanda qui tient sa chaise dans les mains. Violette s'écarte aussitôt avec un grand sourire pour laisser de la place à son amie. Je n'étais pas du tout partie pour une discussion de bonnes femmes, mais vu qu'Ilyes ne semble pas vouloir lâcher son écran, j'écoute ce qu'elles se disent.

— Je déteste quand ils partent dans leurs conversations comme ça, ils se prennent trop au sérieux, je lâche.

Je sais que ma mère adore ça, elle passe des heures, la tête contre l'épaule de mon père, à moitié somnolente, à les écouter parler. De temps en temps, elle participe un peu, et il lui lance un regard amoureux comme si elle avait réinventé la théorie de la relativité.

Quant à Maya, chaque fois qu'un débat se lance, elle saute dedans avec la délicatesse d'un hippopotame dyspraxique.

— Moi j'aime bien, souffle Violette avec un sourire amusé, Mais parce qu'on peut se moquer un peu d'eux. Ils sont tellement prévisibles.

— Comment ça ? demande Amanda.

Le sourire de ma tante s'agrandit. Elle pointe Idriss du doigt.

— Regarde Id', ça le saoule lui tout ça, il a du mal à exprimer ses arguments quand il en a. Alors quand il est d'accord avec l'un des gars, il se contente de faire son « Ah oui », approbateur. Il n'arrive que rarement à en placer une, parce que Ken blablate sans arrêt et que lui comme Deen vont sans cesse au bout de leurs arguments. Ils sont insupportables. Hakim ne dit pas grand-chose, mais tu peux lire tout ce qu'il pense sur son visage. C'est seulement quand les deux crétins se mettent à partir trop loin dans leur débat qu'il intervient. Ensuite, regarde Zer2, il tente de glisser des vannes de temps à autre, mais il n'y a qu'Idriss qui rigole, parfois Ken, juste, qui s'interrompt pour ricaner.

Elle marque un temps d'arrêt, c'est clairement ce qui est en train de se produire sous nos yeux. Je me prends au jeu moi aussi. Violette les connait si bien.

— Les autres interventions de Théo consistent en des phrases philosophiques approximatives qu'il pense très brillantes dans sa tête mais qui ressortent avec une platitude exceptionnelle. Du genre « De toutes façons, le plus important, ce ne sont pas les apparences, c'est ce qu'on a au fond de nous. ».

Amanda éclate de rire et un petit sourire nait sur mes lèvres, j'entends Ilyes étouffer un ricanement, le fourbe, il suit aussi.

— Après, t'as Antoine, tu le sais comme moi, il veut toujours avoir raison lui aussi. La seule différence avec Deen et Ken, c'est qu'il ne s'enflamme pas. Il arrive avec des arguments implacables et réfléchis. Un peu comme Ivan, sauf qu'Ivan prend ça avec beaucoup plus de légèreté. Tu ne le verras jamais s'énerver comme Ken, ou prendre les autres de haut comme peut le faire Deen. Et Alpha, c'est le mec qui dit toujours les trucs les plus intelligents, sauf que personne ne l'écoute.

Au même moment, son mari lâche un « T'es vraiment la pute du capitalisme » à Antoine, comme s'il voulait illustrer le propos de Violette. Incroyable.

— Mais le plus drôle, reprend-elle, Ça reste Maya. Regarde là, elle ronge son frein là, d'ici quelques minutes, elle va exploser contre celui qui l'énerve. En général c'est Deen qui trinque. Tu vois là, elle vient de rouler les yeux pour la troisième fois, Hakim a posé sa main sur sa jambe. Je donne pas plus d'une minute à la conversation. On va peut-être enfin passer au dessert.

Ilyes a relevé le nez de son écran et fixe sa mère, c'est incroyable à quel point on voit comme elle essaie de se maîtriser. On attend tous de savoir qui va mettre le feu aux poudres.

— Vous avez pété les plombs ! s'exclame Deen à l'encontre d'Antoine et Ken, On voit que vous avez connu que Paname toute votre vie ! Pendant que vous défendez vos intérêts de bobos à deux balles, y'a des agriculteurs qui crèvent la dalle, en France !

— Putain mais ferme-la !

Ah on y est ! Elle vient d'exploser. Toute la table se tait automatiquement. Maya se lève et pointe son meilleur ami d'un doigt menaçant.

— Combien de vaches t'as élevé dans ta vie ? T'es tout aussi parigot que les autres, chacun fait ce qu'il peut à son échelle pour rendre la vie des autres meilleure ! T'arrives avec tes grandes leçons de morale en te faisant le défenseur de la province, mais mec, fais-toi une raison ! T'as vécu plus de la moitié de ta vie à Paris ! Tu nous les brises Deen ! À chaque fois tu viens culpabiliser tout le monde, juste pour avoir l'air un peu différent ! Le pire, c'est que je suis sûre que quand t'es à Marseille tu tiens le discours inverse juste par plaisir de contredire les gens avec qui tu parles !

Et voilà, c'est sorti.

Violette a rendu cette fin de repas beaucoup plus agréable. Je devrais me mettre plus souvent à côté d'elle.

Deen s'apprête à répliquer, mais c'est Hakim qui l'interrompt d'un geste de la main.

— Khlass, fait-il, vous cassez la tête avec vos conneries.

C'est le moment que choisissent ma mère et Lucie pour intervenir à leur tour. L'air ravie que cette insupportable discussion ait pris fin. En quelques secondes elles ont mis tout le monde au boulot, sauf Naël, évidemment. Entre débarrassage, allumage de bougies, chacun se trouve bien vite occupé et même si quelques remarques peu charitables fusent entre les parents, l'ambiance se détend rapidement.

— T'as vu ma daronne comme elle sèche tout le monde à chaque fois ? me glisse Ilyes quand nous revenons à nos places.

Il a les yeux brillants d'admiration, je ne connais pas ce sentiment, ou plutôt je le connais trop bien, mais moi il m'étouffe.

— Ouais, on peut pas nier qu'elle a de la répartie.

Les enfants qui s'étaient éparpillés dans la maison et le jardin, sont revenus comme des mouches attirées par la confiture lorsqu'ils ont entendu parler du dessert. Maxence, le fils d'Amanda vient justement de regagner ses genoux en demandant quand arrive le gâteau.

Je jette un regard à Naël, il a l'air très heureux.

Oui, lui il adore les réunions de famille, d'autant plus en son honneur. Je le vois jeter des regards pleins d'affection en direction de la cuisine, dans laquelle ses parents s'affairent.

Puis soudain son regard se pose sur moi. Je ne saurais trop dire ce que je ressens à ce moment-là, mais je crois que c'est nouveau.

« Ça va ? »  forment silencieusement ses lèvres au milieu du brouhaha général.

Je sais ce qui l'inquiète, c'est dans ce genre de moments où nous sommes tous ensemble, que l'absence de Moh se fait le plus ressentir.

Parce qu'au fond, j'ai beau avoir une certaine affection pour chacun d'eux, je pourrais tous les échanger contre lui seul. Tous, à la seule exception de Naël. Ce serait tout aussi douloureux si c'était lui dans ce fauteuil roulant.

Je n'ai pas eu le temps de répondre au garçon, tout le monde s'est mis à chanter. Sauf Ilyes évidemment. Idriss braille en déposant le gâteau de la taille d'un immeuble devant son fils.

Tout va bien dans le meilleur des mondes.

— Tu sais, souffle Violette, Je n'aime pas ce qu'on fait.

Je lui jette un regard étonné. D'habitude elle adore la fête, la joie et tout ce qui peut contribuer à rendre heureux son entourage.

—  Faire la fête comme ça, comme si de rien était. Alors qu'il doit passer son samedi après-midi tout seul. Heureusement que ta mère va le rejoindre d'ici quelques minutes, je pense que j'irai avec elle. Dès qu'on a donné les cadeaux. Ils me saoulent tous à faire comme s'il était mort.

Ma gorge se serre, Léonard vient réclamer les bras de sa mère et je me désintéresse d'elle. Naël m'a promis que nous allions voir Sneazz demain après-midi. Mais je me sens mal de lui faire faux bond aujourd'hui.

Après la distribution des cadeaux, les quantités astronomiques de livres et de places pour divers spectacles offerts au jeune homme, l'ambiance est beaucoup plus détendue.

Mais depuis les mots de Violette, je me sens mal et préfère rentrer.

— Iris ? Tu pars ? me hèle Naël alors que j'amorce mon départ.

— Oui, je réponds plus sèchement que je ne l'aurais voulu.

Il passe la main dans ses boucles brunes, l'air un peu mal à l'aise.

— Déjà ?

Pourquoi me retient-il soudainement alors que depuis deux semaines, il passe son temps à me fuir ?

— Il est bientôt dix-sept heures, on est là depuis midi.

Décidément je suis très sèche dans ma façon de répondre, c'est complètement idiot, mais je suis mal et j'ai besoin de me protéger pour ne pas craquer.

— Oui, ils ont mis du temps... Je... Tu viens tout à l'heure ?

J'ai envie de lui répondre que non, mais il me reste à lui offrir son cadeau. Je tiens vraiment à ce que ce soit ce soir.

— Oui... Je ne te garantis pas de rester toute la soirée, mais je vais passer.

Il y a un moment de gêne, c'est comme ça depuis le matin où la situation a un peu dérapé entre nous, à chaque fois que nous nous retrouvons tous les deux, je crois que nous repensons à ce moment et ça nous bloque. C'est étrange parce que normalement je n'ai absolument aucun problème avec ces choses-là.

Mais c'est le fait que ce soit Naël...

— Parfait. À ce soir alors, fait-il.

****

Mon Dieu qu'est-ce que c'est que cette soirée ?

Toutes, je dis bien toutes, les filles sont parfaitement sapées, j'ai l'impression d'être au bal de la légion d'honneur. La plupart des gars sont en chemise, même Amir a fait l'effort de mettre un polo.

Où suis-je ?

Les quelques fumeurs sont entassés sur les balcons car il ne faut pas fumer à l'intérieur, inutile de vous dire qu'il ne s'agit que de cigarettes. Il y a quand même de l'alcool, Dieu merci.

Un groupe de fille a pris d'assaut les enceintes et ne passent que les dernières musiques en vogue ou de vieilles chansons qu'elles chantent à tue-tête et affreusement faux.

L'angoisse.

— Salut Iris, me fait Sofia en me voyant apparaître, Tu peux poser ton cadeau sur la pile.

Elle a déjà attrapé mon bras et m'entraine vers l'endroit où sont entassés encore d'autres cadeaux. Ce garçon est beaucoup trop apprécié, c'est dingue. Je préfèrerais offrir seule mon cadeau à Naël, mais je me sens épiée, j'ai l'air idiote avec mon paquet dans les mains.

Déjà, je dénote fortement d'un point de vue du style, je cherche en vain une fille ou un type un peu marginal, ou même un tout petit peu rock. Mais non, je suis vraiment entourée de gens chics.

Il ne me reste qu'Amir et mon frère pour espérer discuter avec quelqu'un. Naël est beaucoup trop occupé avec son fan club.

Arthur a l'air à l'aise, il l'est partout de toutes façons, c'est comme mon père, un vrai caméléon.

— Je suis surpris que tu sois venue, m'informe-t-il, T'aurais pu mieux de saper.

Je porte un short en jean et un body noir, certes assez décolleté, mais relativement couvrant par rapport à certaines autres fringues que je peux porter. Mais tel que je connais Arthur, ce n'est pas une question de quantité de tissus mais de qualité.

— Sérieux, fait-il, Des converses ? Ça n'a pas été à la mode depuis au moins vingt ans.

Je l'emmerde positivement, la mode est le cadet de mes soucis. Je mets les vêtements qui me plaisent et je me sens bien dans mes converses noires.

— J'ai envie de crever, lâche Amir, Comment Naël peut être ami avec des gens aussi chiants.

Peut-être qu'il est un peu chiant lui aussi.

En tout cas, tout le monde a l'air de s'amuser, sauf nous comme quoi c'est peut-être nous le problème.

En balayant la pièce du regard, je vois que la jolie blonde en robe kabyle a retrouvé son prince charmant.

Il n'y a pas à tortiller ils sont vraiment tout à fait assortis, il la tient par la taille pendant qu'ils discutent avec deux amis, je suis assez scotchée d'à quel point ils vont bien ensemble. C'est presque évident qu'ils sont faits l'un pour l'autre.

— Ça durera pas, dit Amir qui a suivi mon regard.

— Tu déconnes, ils matchent parfaitement, je réponds.

Mais le jeune rappeur secoue la tête de droite à gauche avec cette même moue que je ne cesse de voir chez son père et son frère.

— Nan, je connais mon cousin. Guette ça, il est mal à l'aise.

Effectivement, en analysant l'attitude de Naël, je me rends compte qu'Amir à raison. Mais ça ne veut strictement pas dire que ça ne durera pas.

— Il sait qu'on le mate, c'est pour ça.

— Non. C'est tout le temps quand il est avec elle.

Je reste dubitative. Cette vision m'agace, j'ai besoin d'alcool.

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