Chapitre 4. Chiquitita

« Chiquitita, tell me what's wrong
You're enchained by your own sorrow
In your eyes there is no hope for tomorrow
How I hate to see you like this
There is no way you can deny it
I can see that you're oh so sad, so quiet »

Amir a ouvert l'ordinateur sur le lit, Ilyes et moi sommes assis derrière lui. J'ai les mains qui tremblent un peu quand je le vois taper "Deen Burbigo" dans la barre de recherche google. Mes doigts pianotent fébrilement sur ma cuisse.

— Arrête ça, tu m'stresses.

La main d'Ilyes se referme sur mes phalanges et les emprisonne. Je lui jette un regard étonné mais ses yeux sont fixés sur l'écran.

Dans les recherches, la page Wikipédia de Papa, des photos de lui jeune et moins jeune, des interview, des clips.

— Faut que tu sois plus précis dans les recherches kho, fait Ilyes, Tape un truc zahma "Deen Burbigo enfant" ou un bail comme ça, faut tomber sur ces conneries de sites people et remonter loin. Sinon cherche sur Twitter. Ces fdp aiment trop parler de la vie des gens.

Amir obtempère, quelques articles putes à clic "Deen Burbigo, papa pour la seconde fois" "Qui est Violette, la femme de Deen Burbigo ?" "Deen Burbigo, sa déclaration d'amour à sa fille dans le morceau Nuwa".

Mon coeur se serre, j'avais deux ans quand il a sorti ce morceau. Il s'est inspiré d'une légende chinoise sur la pierre de jade. J'aime l'écouter parfois.

— Putain y'a walou, grogne Amir, ton père il a du effacer toutes les traces.

— Attends, remonte un peu, c'est quoi ça ? lui répond brusquement son frère, "Noranas, bientôt un enfant avec Deen Burbigo ?"

Mon coeur s'arrête. C'est quoi cette histoire ? C'est qui cette fille ? "Norananas".

Amir clique sur l'article et mes ongles s'incrustent dans la paume d'Ilyes.

La photo d'en-tête montre une femme brune aux cheveux lisses, des lèvres pulpeuses et un maquillage sophistiqué.

Mes yeux parcourent les quelques lignes du vieil article de presse people et je sens mon sang se glacer au fur et à mesure.

Bien que ni la youtubeuse ni le rappeur n'ait confirmé leur relation, Nornanas multiplie les publication de clichés avec lui sur son instagram. Les fans ont d'ailleurs plusieurs fois reconnu la voix inimitable de Deen dans les stories et vidéos de Nora.

Il semblerait d'ailleurs que le couple attende un heureux événement, effectivement, dans sa dernière vidéo la jeune femme de 31 ans apparaît avec un ventre bien plus rond qu'à l'accoutumée, ce qui n'a pas manqué de faire réagir leurs communautés respectives :

@NekfeuPnlQLF : J'ai juré Deen Burbigo il a enceinter Norananas

@unee_marseillaise : Norananas elle est tarpin enceinte non ?

@Screeewboooy : Wesh Deen Burbigo y va être daron ! Regardez la dernière vidéo à sa go.

@ManonColumbine : C'est pas j'apprends quoi ? Mon amoureux Deen Burbigo il a fait un gosse à l'autre tchoin de youtube.

On n'en sait pas plus à l'heure qu'il est, les deux amoureux n'ont pas démenti ni confirmé. Affaire à suivre donc...

Vient ensuite une vidéo marquée "indisponible". Amir clique dessus mais visiblement, elle n'existe plus.

— Vas-y clique sur les tweets, y'a peut-être des réponses.

Je me sens mal. Comment mon père a pu penser qu'on ne tomberait jamais sur cet article ? C'est vrai qu'il a fallut remonter très loin, mais tout de même, il est accessible.

Il n'y a que peu de réponses aux tweets, ou alors des simples "jure, t'as vu ça où ?". Évidemment, depuis dix-sept ans beaucoup de gens n'ont plus de compte twitter, d'autres en ont changé, d'autres encore ont supprimé bon nombre de leur tweet.

— Tape "Norananas Deen Burbigo", ordonne Ilyes.

— Non, arrête.

Soudainement je ne me sens pas prête.

Je crois que ça fait beaucoup pour ce soir, j'ai vraiment du mal à contenir mon émotion. Et puis il faut que je rentre.

Amir se retourne vers moi et je sens aussitôt la main d'Ilyes abandonner la mienne.

— Je vais rentrer, fais-je en me levant.

— J'te raccompagne, lance aussitôt Amir.

Mais je décline sa proposition. J'ai besoin d'être seule, étrangement.

Je les laisse un peu en plan, mais j'ai vraiment peur d'en découvrir plus pour l'instant.

Parce qu'il y a un visage maintenant, le visage de cette Nora. Fixé dans mon esprit. Et sans savoir pourquoi... Je le hais.

— Jade !

Je me retourne vers la porte d'entrée qui s'est rouverte sur Ilyes.

— Oui ?

— Si t'as besoin... Enfin tu vois.

Il agite son portable pour me faire comprendre que je peux le contacter.

Son comportement est vraiment étrange depuis que j'ai débarqué chez eux. On dirait qu'il n'éprouve aucune émotion, mais il est étonnamment... gentil.

— Merci. Mais je vais essayer d'oublier tout ça... Je crois que c'est la meilleure chose à faire.

Je crois que le fait d'avoir une image me dissuade réellement de chercher plus loin.

*****

Quatre jours plus tard

Nous sommes à table dans un petit restaurant qui appartient à un ami des parents, malheureusement, comme depuis cinq jours, je n'ai aucun appétit. J'ai pris une salade mais même les quelques feuilles de verdures me paraissent extrêmement lourdes à avaler. Le sentiment de malaise est encore plus fort depuis que Papa est rentré. Et puis il y a cette histoire en classe, qui a éclaté hier.

— Tu manges rien Jadou ? Ça va pas ? me fait-il en fronçant les sourcils, d'habitude c'est toi qui fait le chiffre du restau.

Maman me fixe avec suspicion aussi, elle a bien senti que je me forçais à manger cette semaine, que je fuyais les discussion et de manière plus générale, les moments en famille. Même ce soir, j'ai tenté de me défiler en prétextant un DM d'éco à finir. Mais Papa ne lâche jamais rien dans ce genre de moment "Je ferai un mot à ton prof et s'il est pas content il ira se faire foutre". De toute façon mon travail est fini depuis longtemps et ce n'était qu'une fausse excuse.

J'ai du mal à le regarder dans les yeux, parce que j'ai du mal à lui mentir. L'honnêteté est censée être la base de nos relations familiales. Mais chaque fois que je croise son regard, je me rappelle du mensonge, du secret, de la dissimulation.

— Ça va, réponds-je, Je suis un peu barbouillée.

Il me jette un regard inquiet avant de frapper sur la tête de Léo qui racle bruyamment son assiette.

— Ça suffit enfin, t'es pas tout seul ici ! Je m'entends même pas parler, dit-il avant de se radoucir pour s'adresser à moi, Tu veux que j't'emmène chez le médecin demain ? Je bosse pas.

— Non, ça ira sûrement mieux. C'est vraiment pas grave.

— C'est sûrement psychologique, dit alors ma soeur, L'appétit fonctionne beaucoup avec la tête. Surtout à nos âges.

Romy Castelle, treize ans, future psychologue pour ado.

Mon père lui adresse un signe de tête appréciateur.

— T'as tout à fait raison ma fille, c'est ce qui m'inquiète. Jadou il y a quelque chose qui ne va pas ?

Ils me fixent tous. Je vais devoir mentir encore. Ma main se crispe un peu sur ma fourchette.

— C'est à cause de ton amoureux ? demande Léo.

Je lève les yeux au ciel, il faut toujours qu'il ramène tout à ça.

— Tais toi débile, lui dit Romy, il n'y a pas que les garçons dans la vie.

Si seulement ils pouvaient juste me laisser tranquille. Je lance un appel silencieux à ma mère avec un regard suppliant.

Elle comprend aussitôt car sa main se pose sur le bras de Papa et elle dit doucement :

— Ça fait deux semaines qu'on n'a pas été tous les cinq, on peut peut-être juste profiter du moment ? Léo si tu racontais à Papa ce qu'on a fait le week-end dernier.

Je sais très bien qu'il est déjà au courant que Maman a emmené Léo au Louvre, ils s'appellent tous les jours quand Papa est en déplacement. C'est vraiment pour changer de sujet. Mais ça marche parce que mon frère se lance aussitôt dans un récit qu'il veut palpitant.

— Et même que les statues elles sont toutes nues elles ont des petits zizis.

Pour une fois, je dois me forcer à rire aux bêtises de Léo, je sens que mon père aussi. D'ailleurs il ne cesse de me jeter des regards inquiets et je sais très bien qu'il va me cuisiner dès qu'il en aura l'occasion.

Et effectivement, une fois de retour à la maison, j'ai à peine le temps de m'enfermer dans ma chambre que deux coups sont frappés contre la porte et que la tête de mon père apparaît. Il tient une tasse fumante dans la main.

— Le thé à la menthe que vous avez commandé, Mademoiselle Castelle.

Je ne peux m'empêcher de sourire, et de me prendre au jeu.

— Mais je n'ai rien commandé

— Ah excusez-moi, j'ai dû me tromper de chambre.

Il prend une mine penaude et fait mine de refermer la porte.

— Attendez ! Puisque vous êtes là, je veux bien une tasse de thé.

Un large sourire nait sur les lèvres de mon père, faisant apparaître les rides en pattes d'oie aux coin de ses yeux.

Il rentre dans ma chambre et me tend la tasse avant de s'assoir sur le bord de mon lit.

— La dernière fois que je t'ai vue avec si peu d'appétit, j'ai découvert deux jours après que des petites pétasses faisaient tourner des vidéos de toi dans les douches du stade. Maman dit que c'est comme ça depuis le début de la semaine. Tu veux vraiment pas en parler ?

Pendant un instant, j'ai envie de tout lâcher, qu'il me dise que je me suis trompée sur toute la ligne et que cette histoire est bidon. Mais je me retiens au dernier moment. Simplement parce que je sais que cette histoire est justement vraie à cent pour cent et que je risque d'en avoir l'ultime confirmation si je lui en parle.

Je bois quelques gorgées de thé bien chaud tandis que mon père me couve d'un regard inquiet. Alors je décide de lui parler d'autre chose pour chasser l'image de la femme aux lèvres pulpeuses qui s'impose à mon esprit.

— Ça va, mens-je, Je suis juste un peu angoissée par l'oral blanc de français et puis en ce moment l'ambiance est tendue en classe.

C'est la vérité. Autant je suis douée à l'écrit et obtient toujours des notes très correctes voire excellentes à toutes mes compos. Mais à l'oral, c'est la catastrophe, je suis mal à l'aise, bégaye, perds mes moyens, suis incapable de répondre aux questions.

— C'est quand l'oral ? Et pourquoi l'ambiance est tendue ? Ils te font du mal ?

Il est si facilement inquiet...

Et pourtant, on ne peut pas dire que nos parents soient beaucoup sur notre dos, on est très libres. Je crois qu'ils essaient de ne pas trop nous transmettre leurs angoisses.

— La semaine prochaine. Non personne ne me fait de mal... Mais tu sais Ania et Aby me détestent toujours et parfois j'essaye de faire un pas vers elles mais... C'est fermé. Elles m'en veulent d'être proche d'Amir. Du coup elles se vengent en faisant des trucs vraiment bas...

— Quels genre de trucs ?

C'est arrivé hier, je n'avais pas du tout prévu d'en parler. J'ai pensé à le dire à Maman, mais elle a fini tard et je n'ai pas eu l'occasion de me retrouver seule avec elle depuis.

— Amir, il y a une fille qu'il aime bien. Mais bon c'est un peu compliqué, il a du mal à la convaincre qu'il veut pas faire le connard avec elle.

— M'étonne pas. Il sait pas garder sa queue dans son froc celui-là.

Il est un peu sévère avec Amir, je ne sais pas vraiment pourquoi. Pourtant il perd doute objectivité quand il s'agit d'Ilyes.

— Papa...

Mon père hausse les épaules, l'air de dire qu'il ne regrette pas du tout ce qu'il a dit. Mais il m'encourage à continuer de raconter.

— Ania est allée voir la fille en question en lui disant qu'Amir et moi on... Qu'on avait une relation ambiguë quoi. Du coup elle ne l'a pas très bien pris. En plus comme Ania répète toute la journée qu'Amir est son cousin, elle donne l'impression de très bien le connaître tu vois... Donc Amir était hyper énervé, il a pété un câble et il m'en a mis plein la tronche. Bon il s'est excusé aujourd'hui mais... Bref ça a mis une ambiance de merde. Maintenant Ilham me déteste alors qu'on s'entendait hyper bien.

C'est fou parce qu'en racontant tout ça à mon père, j'oublie un peu la vraie raison de mon mal-être. Je me décharge de l'un des deux poids que j'ai sur le coeur.

— Je vais parler à Idriss, sa fille est une petite conne et il est grand temps qu'il la recadre. Faut qu'elle arrête de faire du mal aux gens gratuitement. Sérieux je comprends pas comment deux personnes adorables comme lui et Lucie ont pu avoir un jnoun pareil pour fille.

—Non Papa, c'est bon, ça va juste attiser sa haine contre moi. Amir et Naël lui ont déjà fait passer un sale quart d'heure aujourd'hui. Le problème maintenant ça va être de convaincre Ilham qu'Ania a menti.

Mon père hoche la tête, je sais qu'il ne dira rien à Idriss. Enfin j'espère. Je ne sais plus vraiment si je peux réellement lui faire confiance désormais. Quelque chose a changé.

— Je suis content que tu m'en parles, fait-il finalement, Faut pas que tu te laisses atteindre par tout ça chérie, ta Ilham là... Si elle est intelligente il n'y a aucune raison qu'elle finisse pas par se rendre compte que t'es une fille en or pas suffisamment stupide pour batifoler avec un connard comme Amir. Et puis si elle continue de croire Ania, bah c'est pas une grande perte, elle vaut pas mieux qu'elle et Amir passera à autre chose.

Je hoche la tête, c'est un peu douloureux de voir ce père que j'adore me parler avec bienveillance et douceur en ignorant tout de ce que j'ai découvert le week-end dernier.

Je crois qu'en réalité, j'ai peur de lui faire du mal en lui avouant ce que je sais.

Parce que s'il a voulu nous protéger en ne nous disant rien, peut-être aussi que comme l'a dit Mohamed, c'était un besoin pour lui d'oublier quelque chose d'ultra douloureux. Peut-être serait-il très malheureux si je déterrais cette histoire.

Beaucoup de sentiments confus me troublent en même temps, je ne sais plus si je lui en veux, si j'ai peur pour lui, si j'ai besoin de lui...

— Je vais dormir, murmuré-je alors en posant ma tasse sur ma table de nuit.

Papa acquiesce et sa grande main ébouriffe mes cheveux, puis il m'ouvre ses bras et je m'y glisse de longues secondes pendant qu'il dépose un baiser sur le sommet de mon crâne.

— Je pourrai en parler à Maman ? demande-t-il quand je m'écarte de lui.

— Oui, je voulais lui dire hier.

J'aime bien le fait qu'à chaque fois que je me confie à un des parents, il me demande si ça ne me dérange pas qu'il en parle à l'autre. Je trouve ça apaisant.

— Parfait alors, bonne nuit ma fille. Je t'aime.

— Moi aussi, bonne nuit Papa.

Il quitte la chambre en récupérant ma tasse vide et à peine a-t-il fermé la porte que je retiens de justesse un sanglot. Cherchant fébrilement mon portable, je décide d'envoyer un message à Ilyes à qui je n'ai pas parlé depuis ce week-end.

"Est-ce qu'on peut se voir dans pas trop longtemps ?"

Il ne faut pas cinq minutes avant qu'il me réponde.

"Tu finis à quelle heure demain ?"

"15h" réponds-je aussitôt.

"Ok. à demain"

Je ne sais pas si je dois en déduire que je dois aller chez les Akrour après les cours où s'il veut me rejoindre au lycée. Ilyes c'est toujours le service minimum par texto.

En réalité j'aimerais même pouvoir le voir dès maintenant, parce que dans ce genre de moment où je me sens un peu mal, je pense à Naël. Et il ne faut plus que je pense à Naël...

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