Chapitre 18 (2). Le Sud

"Tant pis pour le Sud
C'était pourtant bien
On aurait pu vivre
Plus d'un million d'années"

— Pleure pas, pleure pas, pleure pas, répète Ilyes en  boucle conte mon oreille.

Amir n'y comprend sûrement rien, mais je crois qu'il est suffisamment intelligent pour savoir qu'il vaut mieux se taire pour l'instant et s'éloigner le plus vite possible de cet endroit.

— Frère trouve un endroit calme où on peut se poser, je crois pas que ce soit une bonne idée de rentrer à Toulon maintenant.

Il a raison, je ne pourrai jamais me retenir devant Mamie. Sa main glisse sur ma nuque et je sens son pouce faire un mouvement régulier à la racine de mes cheveux.

— Ilyes, je murmure, Dans... dans mon sac il y a les clés de la maison de mon arrière-grand-mère à Sanary. Je les ai prise ce matin au cas où.

Je ne sais pas pourquoi je me suis dit que ça pourrait servir. Il faut croire que j'ai été bien inspirée.

— C'est quoi l'adresse ?

Je la lui donne et l'entends la répéter à son frère.

Pendant la longue heure de route qui nous rapproche de Sanary, je ne dis plus rien et laisse mes larmes s'apaiser et revenir quand la silhouette de mon père attablé avec Nora et sa famille est projetée contre mes paupières.

Je n'ai même pas pris le temps de repérer une éventuelle soeur, j'ai vu Nora, j'ai vu mon père. Et j'ai beau chercher toutes les explications possible, tout ce qui me revient à l'esprit comme un boomerang, c'est que depuis le début, il a une double vie.

Les semaines d'absence, les déplacements, et si tout était faux ? Et si les deux garçons qui jouaient dans la piscine étaient eux aussi des demi-frères ?

Comment aurait-il pu faire une chose pareille à Maman ?

— Jade on est arrivés.

Je relève la tête pour voir effectivement le portail bleu gris de la maison familiale. J'espère qu'il n'y a personne, mais j'ai vu sur le planning de Mamie que normalement elle était vide cette semaine, mon oncle Max a dû la quitter avant-hier.

Séchant mes larmes, je fouille dans mon sac à la recherche des clés pour ouvrir le portail.

Quand Amir se gare devant la maison, il émet un petit sifflement :

— Waouh pourquoi tu viens jamais ici ? demande-t-il.

— Les cousins se la disputent un peu, alors comme nous on est bien chez Mamie et Papy, on la  leur laisse. Mais je crois que Maxime veut racheter les parts des autres pour y vivre à l'année.

Après avoir désactivé les alarmes et ouvert la porte je laisse les garçons rentrer et prends quelques secondes pour tenter de retrouver mes esprits. J'ai cette affreuse sensation, comme lorsqu'on apprend le décès d'un proche, un poids sur le coeur, une douleur dans l'estomac, je voudrais l'enlever mais rien n'y parvient.

Je crois qu'Ilyes est en train d'expliquer à Amir ce qu'il s'est passé.

Dans ma vie j'ai toujours eu énormément de chance et je ne crois pas pouvoir compter plus de trois instants où j'ai eu à ce point envie de mourir.

Mon père.

Le bras d'Amir passe sur mes épaules et quand je me retrouve contre lui je m'effondre une nouvelle fois.

Il y a quelques mois je me disais que la famille c'était le plus important. Peut-être est-ce pour cela qu'une trahison de sa part est infiniment plus douloureuse que celle de tout autre personne.

— Il y a sûrement une explication. Peut-être qu'il a fait son enquête de son côté.

J'arrive plus à m'arrêter de pleurer, je ne sais plus quoi faire pour avoir moins mal. Peut-être que j'aurais dû écouter Naël dès le début. Mais vu ce que j'ai découvert aujourd'hui, qu'est-ce qui me dit que Papa ne m'aurait pas menti.

Même si les bras d'Amir me font du bien, je crois que j'ai besoin d'être seule.

— Profitez de la maison, dis-je, baignez vous, il doit y avoir de quoi manger dans le congélateur au sous-sol. Je vais essayer de dormir.

Amir proteste mais j'insiste et monte m'allonger dans la première chambre que je trouve, j'ai tellement, tellement envie de voir ma mère. Vraiment je me sens comme une enfant blessée, et je culpabilise d'être abattue à ce point par des mensonges quand tant d'autres ados vivent des choses bien plus difficiles.

Mais mon père c'était tout pour moi...

J'enfouis mon visage dans l'oreiller, j'ai envie de m'endormir pour ne plus jamais me réveiller. Mamie doit s'inquiéter, mais je m'en moque, peut-être qu'elle ment elle aussi.

*******

— Jade.

Mes yeux s'ouvrent sur le visage inquiet d'Ilyes penché sur moi. Pendant un instant je ne sais plus où je suis, puis la réalité me revient comme une gilfle et me coupe la respiration.

— Ça fait presque cinq heures que tu dors, il est 21h30, t'as rien mangé depuis le petit déjeuner.

— J'ai pas faim.

— Jade.

Je ferme les paupières et une nouvelle larme m'échappe, mon Dieu quand est-ce que ça va s'arrêter...

— Pleure pas... J'aime pas.

Il chasse l'eau de mon visage comme s'il s'agissait d'un insecte.

Qu'est-ce que je ferais sans les jumeaux moi ?

J'ai mal au coeur mais il arrive encore à se gonfler d'amour pour ces deux garçons exceptionnels.

— Tu sais sans vous... Sans toi... Ilyes je t'...

Le bruit de la porte d'entrée qui claque nous fait sursauter tous les deux. Mon sang se glace quand une voix inimitable résonne au rez de chaussée.

— Jade, Ilyes, Amir, vous avez quatre seconde pour être en face de moi ou la golf qui est garée devant la maison finit carbonisée façon émeute à Auber.

Oh il est en colère.

— Bouge pas, me dit Ilyes, J'y vais.

Mais je secoue la tête de droite à gauche et le retient par le poignet.

— Reste s'il te plaît.

J'entends déjà la voix d'Amir en bas et mon père lui répondre de façon énervée. Mamie a dû s'inquiéter et l'appeler.

Ça gueule et je crois qu'Amir va tout lâcher. Peut-être que c'est mieux ainsi, j'ai peur, mais il faut crever l'abcès.

Mes ongles s'enfoncent dans le bras d'Ilyes et on se fixe en silence. C'est ça que j'aime avec lui, parfois on a pas besoin de parler pour se ressentir.

Je sais que lui aussi est déçu, parce qu'il y a peu de personnes qu'il estime et mon père en faisait partie.

Des pas précipités dans les escaliers m'annoncent qu'il arrive, mon coeur bat à tout rompre et j'ai peur qu'il lâche.

La porte s'ouvre je me redresse subitement sur le lit, sans lâcher le bras d'Ilyes.

— Jade...

— Tu m'as menti.

C'est sorti de ma bouche avec une telle facilité que j'en suis même surprise, comme si cette phrase était prête depuis des mois et qu'elle n'attendait que d'être envoyée à son destinataire.

— Jade... T'aurais dû m'en parler... C'est tellement compliqué...

Il jette un regard inquiet à Ilyes qui le foudroie littéralement du regard, je sens que Papa ne va même pas prendre la peine de lui demander de sortir, il sait que c'est peine perdue.

— C'est pas moi qui aurait dû t'en parler, réponds-je, C'est toi qui nous cache des choses. Depuis qu'on est nés.

Bouleversé, il s'approche doucement et s'assoit à son tour sur le lit.

— Est-ce que tu peux me dire ce que tu sais exactement.

— Je sais que t'as eu une fille avant moi avec Nora. Je sais qu'elle t'a fait croire qu'elle l'avait abandonnée. Je croyais que t'étais malheureux et je ne t'en ai pas parlé pour ne pas te rendre encore plus malheureux.  J'ai voulu la retrouver parce que je me sentais coupable par rapport à elle, moi j'ai grandi entourée d'amour, gâtée et choyée par mes parents, je trouvais ça injuste, et je voulais qu'elle te connaisse. Et cet après-midi, j'ai compris que tu me mentais encore plus que je ne le pensais.

Mon père a l'air très ému et je comprends qu'il pleure presque, il paraît chercher ses mots, alors je mets carrément les pieds dans le plat.

— Est-ce que depuis tout ce temps t'as deux familles ? Est-ce que les deux petits qu'on a vu à midi, c'était tes fils ? Est-ce que tu trompes Maman ?

Ses yeux rougis s'écarquillent et il se passe la main sur le visage.

— Bien sûr que non. J'ai qu'une seule famille, qu'une seule femme, qu'un seul fils et qu'une seule fille ainée. Chérie, c'est vraiment un énorme malentendu d'accord ? Maman savait où j'étais ce matin.

— Alors Maman nous ment aussi.

Même si un poids considérable s'est délogé de ma poitrine, tant que je ne sais pas toute la vérité je vais avoir du mal à être sûre qu'il ne me ment pas.

— Non. Laisse moi t'expliquer. Ilyes c'est pour toi aussi, je t'aime comme un fils, t'as le droit de tout savoir.

Son regard se pose un instant sur nos mains liés et je crois lire l'ombre d'un sourire sur son visage ému.

Ilyes n'était pas prêt à entendre un « je t'aime » de la part de mon père ce soir, car il a pâli de façon impressionnante.

— J'ai reçu il y a deux semaines une lettre de Nora, je n'avais pas eu de ses nouvelles depuis pratiquement dix-huit ans. C'est une histoire que j'avais décidé d'enterrer à tout jamais... Nora nous a fait beaucoup de mal, surtout à Maman, je voulais vous protéger et moins vous en saviez, mieux c'était. Bref, il y a deux semaines Nora m'a écrit en me disant qu'elle avait en réalité gardé notre fille, mais qu'elle avait préféré accoucher à l'étranger pour être sûre qu'elle ne lui soit pas enlevée.

Je suis pendue aux lèvres de mon père, certaines épines s'enlèvent de mon cœur, mais la principale demeure.

— Nora a avoué qu'elle était accro à la cocaïne quand nous étions ensemble. Je ne sais même pas comment je n'y ai pas pensé sur le moment. Je crois que j'étais trop occupé à me demander ce que je foutais avec elle pour réellement comprendre ce qui n'allait pas. Elle m'a révélé qu'Inès, notre fille, est née sourde et aveugle et ne peut quasiment pas parler. Tout ça à cause des prises de drogues dures de Nora pendant la grossesse. Elle m'a aussi appris qu'elle avait soudoyé le gynécologue véreux qui la suivait, pour qu'il me dise sans cesse que tout allait bien. Je sentais pas ce type, j'avais raison. Le handicap d'Ines n'a été diagnostiqué qu'après sa naissance, et Nora a dû se débrouiller pour qu'elle soit suivie par des spécialistes.

Ça fait beaucoup là...

Je tremble de tout mon corps, c'est totalement incontrôlable. Je jette un regard à Ilyes qui ne laisse rien entrevoir, mais son pouce joue doucement avec le mien.

— Elle est mariée depuis plus de dix ans avec un riche espagnol qui trempe dans de sales business, ils ont deux enfants ensemble et il a adopté Inès. En ce moment il est plus ou moins en faillite et Nora m'a écrit parce qu'elle flippe de se retrouver sur la paille avec ses trois gosses, dont une lourdement handicapée et dont l'état s'aggrave. Quand j'ai reçu ça, la première chose que j'ai fait c'est la faire lire à ta mère pour qu'on prenne une décision ensemble. On s'est dit direct qu'il fallait qu'on vous en parle à tous les trois, mais d'abord il fallait que je vérifie si ce que disait Nora était vrai à deux cent pour cent. Elle m'a tellement menti par le passé... C'est pour ça qu'on a organisé ce rendez-vous aujourd'hui.

Je reste sans voix et me dis que j'aurais peut-être dû écouter Naël et Sneazz.
Je me suis rarement sentie aussi coupable d'être moi.

— Mais... Inès, tu l'as vue, elle... ? Papa on peut pas la laisser comme ça !

Il pleure carrément et je crois que c'est la première fois que je le vois dans cet état.

Maintenant je suis carrément mal pour lui. Quel drame d'apprendre dix-sept ans plus tard que son enfant est malade et qu'on a rien pu faire.

— Ma puce, Inès... Inès ne va pas vivre très longtemps. Oui je l'ai vue et elle est un peu dans le même état que Mohamed avant, tu vois. Sauf qu'elle, ça va en s'aggravant. Nora a l'habitude maintenant, ça me tue de dire ça mais elle la gère bien.

Dix-sept ans pour savoir que sa fille va mourir.

Comment tient-il encore debout ?

— Qu'est-ce que tu vas faire ?

— Je sais pas ma chérie, j'ai passé la journée là bas, c'était déjà archi dur de me retrouver face à Nora sans l'étrangler. De voir Inès dans cet état. Quand je suis parti je me suis dit que j'allais descendre à Toulon et me vider la tête en passant la soirée chez Papy et Mamie, puis que demain on irait au restau et je te parlerais de tout ça. Sauf que Mamie m'a appelé en me disant que vous étiez pas rentrés et que tu répondais pas au téléphone. Là j'ai vrillé. Heureusement qu'elle m'a rappelé ensuite pour me dire que la clé de chez Mamie Danielle avait disparu. Je te jure j'ai eu la peur de ma vie.

J'ai été tellement bête et égoïste.

Stupide Jade.

— Je te demande pas de me pardonner, de t'avoir caché tout ça. Juste de me croire quand je dis que j'ai jamais voulu vous faire du mal, ni à toi ni à Romy, ni à Léo. Vous êtes toute ma vie vraiment, et c'est pour ça que je vous en ai pas parlé. J'ai eu tort de penser que je pouvais laisser tout ça derrière moi et vous protéger de cette histoire. Mais c'était vraiment pas contre vous trois. Surtout n'en veux pas à Maman, elle voulait vous le dire dès le début.

Ilyes est le seul à ne pas pleurer dans la pièce, je pense qu'il est gêné, alors je lâche sa main et lui fait comprendre qu'il peut sortir s'il le désire. Il hésite, puis se lève en lâchant :

— Les Castelle vous vous aimez trop. C'est ça votre problème.

Quand il sort de la chambre je laisse tomber ma tête contre l'épaule de mon père.

— J'ai envie de voir Maman, dis-je dans un murmure.

— Moi aussi ma puce, plus que jamais.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top