Chapitre 13. Mauvaise Graine

« À six ans, j'ai dû voir un psy, j'ai dû voir un psy
À seize ans, j'ai dû voir un psy, j'suis une mauvaise graine
À six ans, j'ai dû voir un psy, j'ai dû voir un psy
À seize ans, j'ai dû voir un psy, mauvaise graine »

Je me précipite vers Moh avec la même sensation de rêver que lors de nos retrouvailles. Un large sourire sur les lèvres, il me félicite avec ironie pour mon visage fatigué et mes cernes de dix kilomètres.

— Il faut dormir la nuit, ma puce. Tu fais encore des cauchemars ?

— Oui, réponds-je, Pas les mêmes qu'avant... Mais ça n'a pas arrêté.

Il me répond par un hochement de tête un peu faible, et un sourire mi triste mi amusé m'annonce déjà qu'il va m'envoyer une pique.

— Naël t'a fait un gros câlin pour te réconforter ?

Je crois qu'il a acquis un sixième sens avec son coma, seule explication possible.

— Iris, quand il te regarde, ses yeux brillent plus que le crâne d'Ivan par 45 degrés en plein soleil. C'est comme si rien n'avait changé en deux ans et demi.

Peut-être que c'est vrai, rien n'a vraiment changé. Comme si nous nous étions un peu tous interdit d'évoluer depuis l'accident.

Évidemment, nous avons grandi, vieilli. Mais au fond, à part la rémission exceptionnelle de ma mère depuis qu'elle s'occupe de Moh, la dépression d'Alpha, la séparation rocambolesque d'Ivan et Camille, il ne s'est pas passé grand chose dans la famille

— Tu trouves qu'on est toujours les mêmes ?

— Oui, à part ta mère que j'avais jamais vu aussi bien foutue et cette coupe chelou que s'est fait Deen, on peut pas dire que vous ayez beaucoup évolués. Sauf les jumeaux, je les ai vus ce matin, Mashallah ils sont beaux, les gènes Akrour c'est une valeur sûre. Enfin pour le physique, parce qu'ils ont pas l'air de briller par leur intelligence. Amir on se demande zahma s'il a pas un singe qui joue de la trompette à la place du veau-cer.

Sa remarque me fait rire, je me suis souvent moqué de cette image un peu benête que renvoit souvent le jeune rappeur. Pourtant je ne crois pas qu'il soit réellement bête, c'est comme Ilyes, ils veulent trop faire les gros durs et ça les dessert totalement.

— T'as vu Maya alors ?

Le coin de la lèvre de Sneazz s'étire en un sourire mutin, il a dû bien s'amuser à la mettre mal à l'aise...

— Ouais, la première chose que je lui ai dite c'est « Alors comme ça tu voulais me faire piquer comme un cocker malade ? ». T'aurais vu sa gueule ! Hakim il lui a lâché un « cheh » miskina elle était pas bien.

Parfois j'ai l'impression qu'ils sont tous restés bloqués à l'adolescence. Pères et mères de famille, mais totalement immatures quand ils se retrouvent tous ensemble, Naël n'a pas tort quand il dit que nous sommes souvent obligés de nous éduquer seuls. Même si dans son cas, sa mère veille au grain.

— Alors, Naël a une copine ? demande Sneazz en revenant au problème initial.

— En fait... Plus vraiment.

Il éclate presque de rire en voyant ma mine embêtée.

— Les chiens font pas des chats, commente-t-il, t'es bien la fille de tes parents. Tu le kiffes toi ?

C'est justement la question que je me pose depuis que Naël m'a avoué ce qu'il ressentait, qu'est-ce que je ressens, que sommes nous, ou allons nous ?

— Je crois que j'ai des sentiments pour lui mais... Tu sais je ne crois pas être capable d'aimer réellement, je ne sais pas faire, je ne pourrais jamais lui offrir quelque chose de stable ou... Je sais très bien que même en étant amoureuse de lui, je pourrai me retrouver à coucher avec un autre mec parce que je serai complètement pétée et qu'il ne sera pas forcément là pour me remettre les idées en place. Ou alors je vais avoir tellement peur qu'il m'abandonne, que je vais mettre fin, moi, à la relation.

— Je peux te dire quelque chose qui ne va pas du tout te plaire Iris ?

Je hoche la tête, de toutes façons tout passe toujours mieux quand c'est dit par Moh. De lui je peux tout accepter.

— Tant que t'auras pas réglé tes problèmes, tu pourras jamais avoir une relation stable. Même pas amicale. Parce que pour l'instant ton équilibre dépend des autres, et pas de toi. C'est pas sain. Regarde, tout ce que tu reproches à tes parents vient du fait qu'ils ont toujours tout reporté l'un sur l'autre au lieu d'apprendre à être vraiment solides séparément. C'est grave beau mais c'est invivable pour les autres. Faut que t'apprennes à être seule Iris.

"Apprendre à être seule". Mais moi j'ai l'impression d'être seule tout le temps. Mais je sais ce qu'il veut dire, il entend par là, apprendre à me gérer seule. Même si j'ai fait des efforts énormes, je sais qu'à la première déconvenue, je peux replonger.

— Naël a toujours cru qu'il pouvait tout gérer, qu'il pouvait être le père de substitution de toute votre génération de casses-couilles, mais crois-moi tu le rends encore plus fragile que son daron. Je sais pas comment il a réussi à se remettre de ta TS, mais j'avais jamais vu un môme dans cet état quand je vous ai trouvé tous les deux. Il y survivra pas deux fois. Donc si tu le kiffes, t'as intérêt à prendre tes dispositions pour régler toutes tes merdes avant de tenter un truc avec lui.

Les yeux fixés sur mes ongles, je les frotte nerveusement avec mon pouce. Il a raison, mais tant d'efforts me paraissent totalement au dessus de mes forces, jamais je n'aurais les épaules, les ressources et l'envie suffisante pour réussir à devenir indépendante et épanouie. Et puis, au fond, je ne le mérite pas, j'ai toujours semé que des choses néfastes.

— Mais Moh...

— Ne dis pas "Mais". Premièrement, toi et moi on sait très bien ce que t'as, le psy avait dit qu'il fallait que tu suives un traitement psychothérapeutique. Tu sais, je culpabilise vraiment de ne pas en avoir parlé à tes parents. S'ils l'avaient su... Bref. J'ai pas oublié ce que tu m'as promis, contrairement à toi.

Je lui ai fait jurer de ne pas en parler, à force de larmes et de supplication, il a fini par céder, en échange j'ai dû lui promettre d'accepter le suivi qui était préconisé dans mon cas. Mais au lieu de tenir ma promesse, j'ai préféré tenter de mettre fin à mes jours, 48h après le diagnostique.

— Je veux pas voir de psy...

— Iris, t'es malade. Quand on est malade on se soigne. Putain t'es vraiment comme ta mère.

Malade.

Folle.

Timbrée.

Suicidaire.

Dépressive.

Bizarre.

Possédée.

Tarée.

Schizo.

Parano.

Bipolaire.

J'ai tout entendu dans la bouche des cons du lycée. Mais aucun n'a jamais prononcé le nom de ma véritable affection, parce que comme d'habitude, lorsqu'il s'agit de problèmes psychologiques les gens sont mal informés et adorent utiliser des termes inappropriés. Combien de fois ai-je entendu ces abrutis dire "Oh la la je suis en dépression en ce moment." ou "Nan mais ce mec laisse tomber il change d'humeur tout le temps, complètement bipolaire."

Non.

Ça ne viendrait à l'idée de personne de dire "J'ai une tumeur au cerveau" pour une migraine. Ou "j'ai un cancer de la gorge" pour une angine.

— Iris, reviens sur terre. T'es pas retournée voir de psy, pas vrai ? Et Naël il sait que t'es borderline ?

Mon coeur dégringole dans mon estomac, comme si le fait d'entendre ce mot, me remettait face à une réalité que je fuis pour me complaire dans ses effets néfastes.

Oui, j'ai ce qu'on appelle, des troubles de la personnalité borderline, si vous ne savez pas de quoi il s'agit, je vous conseille de vous renseigner, c'est un peu complexe. Mais je peux vous lister rapidement quelques symptômes :

Hyperémotivité, réactions excessives, dépendance affective, comportement et sexualité à risque, victimisation, auto destruction, perturbation de l'identité, instabilité des relations interpersonnelles, consommation abusive de drogues et d'alcool, auto mutilation, tendance à la manipulation, sentiment de culpabilité, dévalorisation, tendances suicidaires et parfois aussi, des troubles du comportement alimentaire.

Vous voulez savoir d'où ça vient ?

Plus de cinquante pour cent des personnes souffrant de troubles de la personnalité borderline ont subit des maltraitances d'ordre sexuel.

Faut pas chercher beaucoup plus loin dans mon cas.

Clairement, si j'étais déjà fragile avant Romain. Il achevé de me rendre tarée.

— Iris !

Mon regard capte de nouveau celui de Moh qui me fixe avec sévérité, je ne me souviens plus de sa question. Ah oui, le psy, Naël.

— Non j'y suis pas retournée... Je... Sans toi j'y arrivais pas. Et non... Naël ne sait pas. Je crois que c'est la seule chose qu'il ignore. Enfin peut-être qu'il a fait le diagnostic tout seul, mais il me pousse toujours à aller voir un psychiatre pour qu'on sache ce que j'ai. Donc il pense que je l'ignore.

Moh souffle en levant les yeux au ciel.

— Et tes parents ? Depuis deux ans ils ont pas forcé pour savoir pourquoi leur fille a pété les plombs ?

— Maman s'est occupée de toi. Et puis... Elle pouvait pas m'approcher sans que je me mette à lui hurler dessus à grand renforts d'insultes, donc elle a pas essayé plus que ça. Et mon père bah... Pendant deux ans il se sentait coupable donc il avait plutôt tendance à ne pas insister quand je refusais quelque chose. Au fond je crois qu'il a peur de savoir que je vais mal.

Moh tend une main un peu faible vers moi et j'étouffe un sanglot quand il la pose sur mon crâne. Maintenant qu'il est là, peut-être que je vais pouvoir envisager un suivi. Peut-être. Pour lui, pour Naël.

— T'es une galère Iris, va falloir qu'on reprenne tout depuis le début. Mais fais moi plaisir, dis la vérité à Naël, il faut qu'il sache. Pareil pour tes parents.

Je pousse un soupir, imaginer révéler tout ça à mes parents, à Naël, ça me fait peur. Naël pourrait cesser de m'aimer, mon père va se mettre à flipper, penser que c'est sa faute. Et ma mère... J'en sais rien.

— Princesse, s'il y a bien une personne qui peut comprendre cette merde, c'est ta daronne. Elle en a fait des séances de psy, elle en a pris des médocs, elle sait carrément ce que c'est de lutter contre une maladie psychologique. En plus comme toi, elle s'est heurtée je sais pas combien de fois à des cons qui lui ont dit de prendre sur elle et de se secouer, alors que c'est tellement facile à dire quand on est bien portant et que son cerveau fonctionne parfaitement.

Moh me regarde avec un air à la fois bienveillant et sévère, il a repris son cheval de bataille préféré, me réconcilier avec ma mère. Depuis que je suis petite, il essaie, il force, il tente de nouvelles techniques. Mais c'est la première fois qu'il se sert de nos maladies respectives.

Pour ceux qui l'ignorent, ma mère souffre d'anorexie-boulimie depuis plus de vingt ans. Elle a eu de grosses périodes de rémission, durant lesquelles grâce à mon père, à Moh, à son psy, elle arrivait à peu près à gérer ses troubles. Mais il y a trois ans, elle a fait une énorme rechute. Je crois que c'était un peu à cause de moi, non en réalité je sais, que c'était totalement ma faute. Elle a dû être hospitalisée et mon père est devenu complètement fou pendant cette période.

Je revois encore ses yeux cernés et rouges lorsqu'il revenait de l'hôpital qu'il quittait à peine quelques heures. Ce regard accablant qu'il me lançait, comme si lui aussi était parfaitement conscient que c'était moi, qui avait failli lui faire perdre l'amour de sa vie.

Peut-être qu'il m'a pardonné aujourd'hui, je le pense.

— Tu fais exprès de pas répondre à ce que je te dis ? s'impatiente Sneazz en voyant que je suis de nouveau partie dans mes pensées.

— Non, désolée, je réfléchis. Je pense que tu as raison. C'est à elle que je dois en parler.

Il écarquille des yeux ronds comme des soucoupes. À tous les coups il pensait que j'allais encore une fois l'envoyer bouler avec ses tentatives de réconciliation. Mais il y a des choses qu'il ignore, comme la lettre. Je l'ai relue plusieurs fois depuis que Berthier me l'a filée, elle a fait son chemin dans mon crâne et je crois désormais qu'il est temps que j'essaie au moins de discuter avec ma mère. Pas forcément pour se réconcilier, mais pour poser cartes sur tables.

— Wesh c'est l'effet Naël ça ? Depuis quand tu écoutes les conseils des autres ? 
J'ai toujours écouté les conseils de Mohammed, même si j'en faisais qu'à ma tête ensuite, ce qu'il dit a une importance bien supérieure à celle des paroles des autres.

— Non... Je crois juste que ma mère n'est plus forcément mon ennemie numéro un.

— Tu sais pourquoi ?

Il me pose la question comme s'il savait la réponse, alors je secoue négativement la tête.

— Parce que tu commences à tuer le père. Vu que t'en veux à Ken, que t'es plus autant dans l'idéalisation totale de ton rappeur fragile de daron, bah t'es moins en concurrence avec ta mère pour être la first dans son faible petit cœur. Concurrence que t'es la seule à mettre en place d'ailleurs, elle s'en tape s'il t'aime plus qu'elle, t'es sa fille.

Je crois qu'il a raison. J'en veux moins à ma mère d'être la femme de mon père, parce que, même si ça va mieux en ce moment, pendant deux ans je l'ai détesté presque plus qu'elle.

— Je veux pas être toute seule avec elle. Je veux que tu sois là.

— Tu sais Iris, je peux pas aller bien loin, donc il y a peu de chances que je puisse m'échapper si toi et ta daronne discutez dans cette pièce.

Un sourire m'échappe, Moh jette un regard à sa montre.

— Elles foutent quoi Clem et Clem ? Elles ont dit à dix-sept heures on sort faire un tour, il est trente.

Mais alors on toque à la porte, ce n'est pas ma mère. C'est Alpha, sa femme Shanelle, Ousmane et Assia, leurs deux gosses insupportables.

Je crois qu'Alpha est déjà venu tout seul le matin, mais que Sneazz a insisté pour qu'il ramène « Parachute » et leurs enfants. Oui, il appelle la femme d'Alpha ainsi à cause d'une vieille chanson qu'ils ont fait ensemble.

En voyant débouler la marmaille, je suis alors saisie par une triste réalité. Jasmine ne pouvait pas avoir d'enfants. Moh l'a accepté, même si c'était dur pour lui. Et maintenant, il se retrouve à quarante ans passés, sans femme, sans enfant.

Il ne l'avouera jamais parce que Moh ne parle jamais de sa souffrance qu'avec humour, mais ça doit être terrible pour lui.

— Je reviens demain matin, je murmure en embrassant sa joue.

— Moi aussi, plaisante-t-il.

Après avoir rapidement salué la famille Wann, je quitte la pièce. Et me rend au bureau des infirmières.

— Je peux vous aider ? me demande une aide-soignante au cheveux gris.

— Je cherche Clémence.

Elle hoche la tête, entre dans le bureau et deux secondes plus tard, sort la rousse que j'ai vu la veille.

— Oui ? Iris c'est ça ? Que puis-je faire pour vous ?

— Je crois que Moh espérait sortir un peu ce soir, il m'a dit qu'il avait une promenade prévue avec vous et ma mère vers dix-sept heures.

Clémence me dévisage avec un regard étrange. Je sens une drôle de sensation me contracter l'estomac.

— Nous sommes sortis en début d'après-midi... aujourd'hui, murmure-t-elle, Je lui ai dit que demain nous sortirions vers dix-sept heures. Il n'avait aucun souvenir de cette promenade ?

— Non... euh je ne sais pas. Peut-être qu'il a confondu...

Devant ma mine complètement paniquée, l'infirmière m'adresse un sourire rassurant.

— Ne t'en fais pas, je peux te tutoyer ?

Je hoche la tête, c'est de toutes façons étrange pour moi d'être vouvoyée.

— Ne t'en fais pas, répète-t-elle, C'est normal qu'il ait des absences ou des oublis. Il y a forcément des séquelles. Il va falloir l'aider à travailler. Je vais aller le voir là, il y a du monde ? Ta mère vient vers sept heures je crois.

Je lui fait part de la visite d'Alpha et de sa famille.

— Très bien, je vais mettre tout le monde dehors et faire quelques exercices avec lui.

Je n'ai jamais vu une infirmière comme celle-là. Je crois qu'elle aime bien Moh. Il faut dire qu'il est quand même très facile à vivre. J'ai entendu dire que les aides-soignantes, se battaient pour s'occuper de lui.

C'est le cœur un peu inquiet que je quitte l'hôpital. Un sentiment de vide m'emplit rapidement. Poussant un soupir, je prends la direction du métro. Je n'ai ni envie de rentrer chez moi, ni même de voir Naël après ma discussion avec Moh.

Alors, priant pour que mon parrain m'accepte, je file chez les Akrour. Besoin de voir mon meilleur ami.

———

Pour ceux que cela intéresse et qui souhaitent en savoir plus, émission de radio sur le trouble borderline :

https://pages.rts.ch/la-1ere/programmes/cqfd/25-03-2019

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