Chapitre 12. La vie qu'on mène

"Bientôt, j'irai au ciel rejoindre Rimkus, le p'tit Lamine
Regarde la vie qu'on mène, on fait ça que pour la famille
On a toujours fait que du sale et nos parents ne font que prier
Pardonne-moi si j'suis pas là, c'est qu'je cours derrière les milliers"

— Calme toi mon chéri, je suis désolée... J'ai paniqué en voyant ton visage blessé.

Sa main fraiche se pose sur ma joue et elle lève mon visage vers le sien.

— Pardonne moi, j'aurais pas dû te frapper.

Elle a franchement pas besoin de me demander de lui pardonner, elle aurait pu me crever les yeux que je lui en voudrais pas.

— Fais voir ta main.

Comme je ne bouge pas, elle attrape mon poignet et fait remonter ma main jusqu'à elle.

— Tu as senti une fracture ou pas ?

J'en sais rien, je sais que la douleur est putain de forte et que ça me fait du bien.

Elle me lâche et s'éloigne de moi, mais je veux pas qu'elle parte. Pourtant j'ose pas l'appeler.

De nouveau seul dans la chambre désertée par Jade, je ravale le sanglot qui me noue la gorge et me laisse glisser contre le mur pour m'assoir par terre.

Pourquoi j'arrive pas à contrôler ma haine comme ça ? Pourquoi je suis toujours obligé de casser des têtes ou des murs quand l'adrénaline me prend. C'est plus fort que moi.

Ma mère réapparaît, ce qui me procure un léger soulagement.

Elle a pris tout ce qui fallait pour me soigner, s'agenouille en face de moi et dispose les différents pansements et désinfectants. Sans rien dire, j'observe ses mains saisir la mienne avec douceur et fermeté, panser mes plaies puis poser une bande bien serrée sur mes phalanges. Les yeux fixés sur ses ongles rouges, j'évite de regarder son visage.

— Demain tu iras faire une radio. Je dirai à Violette de t'emmener.

On verra ça.

— Je vais pas pouvoir rester très longtemps, ton père doit déjà se demander ce qu'on fabrique avec Nej, on part demain matin à Chamonix.

Cool.

Elle veut quoi ? Que je me mette à chialer devant elle en la suppliant de me ramener à la maison ? C'est pas mon genre. Même si je suis pas bien, faut que je lui prouve que je suis plus solide que ça.

C'est ouf, elle était limite adorable il y a quelques minutes et là elle est redevenue froide comme quand elle est fâchée contre moi.

— Ça va aller ?

Je hoche la tête, le regard toujours en direction de ses ongles manucurés.

— Regarde moi, Ilyes.

Plus aucune douceur, c'était un ordre, il a claqué comme un coup de fouet.

J'obéis aussitôt.

Elle est pas bien du tout, je le comprends aussitôt en voyant son visage. Sa dureté n'est là que pour cacher le fait que ça va pas.

D'ailleurs depuis que j'ai relevé le nez, elle ne dit plus rien, me dévisageant simplement, les lèvres pincées. On dirait qu'elle lutte contre un truc, mais impossible de savoir ce que c'est. Si j'étais Amir, je la prendrais dans mes bras. Mais je suis Ilyes, je sais pas faire ce genre de choses.

Finalement elle pose de nouveau sa main sur ma joue, et murmure du bout des lèvres :

Mój piękny syn...

"Mon beau garçon" phrase entendue environ cent mille fois dans sa bouche depuis que j'ai l'âge de comprendre. En général, ça va de paire avec mon daron qui lève les yeux au ciel en grommelant "mère poule".

Ma mère finit par se lever puis quitter ma chambre, sans un mot de plus. Deux secondes après Nejma se pointe et s'accroupit en face de moi pour me serrer rapidement dans ses bras.

— Elle va être d'une humeur de merde pendant toutes les vacances. J'ai hâte que tu reviennes à la maison.

Je ne réponds pas et regarde ma reus quitter la chambre à son tour. Puis les minutes passent, je ne bouge pas.

— Ilyes ?

C'est Violette cette fois.

— Est-ce que tu as besoin de quelque chose ? Deen propose de t'emmener faire deux-trois tours du périph en voiture, il fait ça quand il a besoin de se calmer.

L'idée me tente vaguement, mais il va me poser des questions, j'ai pas envie de parler. Je voudrais juste rentrer chez moi.

— Ils partent à Chamonix demain, dis-je simplement.

C'est quand même con d'avoir le seum pour ça alors que d'habitude, je fuis ce genre de semaine où les cousins sont là. Naël étale sa science et sa réussite de fifils adoré par toute la mif, mon reuf montre ses derniers morceaux à mes oncles si fiers que la relève soit assurée, et Iris et moi, on est les deux relous juste bons à les décevoir. Maintenant il y a même plus Iris. Et même elle les rend fiers.

— Les Samaras passent Noël en Grèce et emmènent Mohamed, Iris doit les rejoindre directement à Athènes. Nous on part à Toulon du 24 au 29, tu es le bienvenu. Ton frère peut même venir si ça lui fait plaisir. Je suis sûre que Tom acceptera de te laisser quelques jours. D'autant plus qu'il est content de toi. Il m'a dit que tu étais très efficace et que tu apprenais vite.

Je termine demain ma troisième semaine chez les Castelle. Logiquement je suis libre ensuite. Ça fait des jours et des jours que je me demande ce que cache la gentillesse de Violette, et maintenant seulement, je commence à me dire qu'elle ne cache peut-être rien. Ma famille et ma maison me manquent de plus en plus, mais au moins ici, je me sens pas trop mal et surtout, en sécurité.

Comme ma langue ne s'est pas déliée depuis que j'ai vu le texto de Cheikh, je finis par murmurer :

— Violette ?

— Oui ?

— Je peux rester encore un peu ? Je reboucherai le mur.

Son sourire relie ses deux oreilles.

— Évidemment que tu peux rester. Tant que tu respectes les règles, il n'y a aucun problème.

D'un certain côté je suis soulagé que ma mif soit pas là pendant les deux prochaines semaines, je me ferai pas de souci pour eux par rapport à Cheikh. Il ira jamais les chercher à Chamonix. Et puis quitter Paname me fera du bien. Je commence à étouffer avec cette histoire qui plane au dessus de moi sans cesse.

La tête de Deen apparaît dans l'entrebâillement de la porte.

— Allez lève toi Gamin ! On va faire un tour.

J'échange un regard avec Violette qui me jette un regard encourageant.

— Ça va te faire du bien, murmure-t-elle.

Alors je me lève et là, à ma grande surprise, la jolie femme me prend dans ses bras. Raide comme un manche à balais, je subis cette étreinte de longues secondes, jusqu'à ce que je réalise que ça fait du bien.

Puis avant de me lâcher, elle embrasse ma joue et disparaît.

Deen, qui a assisté à la scène est à moitié mort de rire.

— Il va falloir que tu t'habitues, elle peut pas s'en empêcher.

Ça j'ai bien remarqué que chez les Castelle, les démonstrations d'affection n'étaient pas un problème. En trois semaines, j'ai vu plus de fois Violette et Deen s'embrasser que mes parents en dix-sept ans. Ça choque pas les gosses, sauf Léo qui lâche parfois un petit "beurk", auquel Deen répond avec un sourire amusé "Si tu savais tous les trucs beurk qu'on a dû faire pour vous avoir, tous les trois". C'est gênant et ça fait hurler Romy.

Deen, c'est le genre de daron, quand un pote ou un voisin lui dit "Embrasse ta femme pour moi", il répond "Je l'embrasserai de toutes façons". Et pourtant Violette est pas du tout gaga de son mari comme peut l'être la mère d'Iris par exemple. Ils font plein de trucs séparément, il arrive que Deen parte plusieurs jours pour son travail et on dirait que tout le reste de la famille s'en bat éperdument les les couilles.

Très bizarre cette famille.

— Elle avait pas envie de te laisser, fait le père de famille une fois qu'il a engagé la bagnole sur le périph.

Je comprends qu'il parle de ma mère et hausse les épaules.

— C'est chelou qu'elle suive ton père dans cette histoire, habituellement elle met toujours tout en oeuvre pour le faire changer d'avis. Et elle réussit.

Ouais mais je connais mon daron, tant qu'il aura pas jugé que je suis digne de confiance, il me pardonnera pas. Pour lui c'est la base de tout. Je peux pas être son fils si on peut pas me faire confiance les yeux fermés.

— Elle sait que je suis en sécurité chez vous, dis-je, Quand j'étais dans la rue, d'après Amir c'était vraiment la merde à la maison.

— Je sais, répond-il, je t'en ai pas parlé parce que je veux pas que tu te sentes responsable des embrouilles de tes darons. C'est leurs affaires, vous devriez même pas avoir à supporter leurs disputes de merde.

— Parle bien d'eux, je lâche.

Deen détourne quelques secondes le regard vers moi avant de se concentrer de nouveau sur la route, j'aime pas quand on les critiques. Je sais qu'ils sont pas parfaits, mais ça me rend ouf quand des personnes extérieures le disent.

— Gamin, je parle pas mal d'eux, c'est la vérité. Je connais ton père depuis trente ans, c'est mon frère et ça me viendrait pas à l'idée de le tailler dans le dos. Et ta mère... On s'est pris la tête cent fois, mais ça reste de loin la meilleure amie que j'aie jamais eu. Y'a rien que je te dise là qu'ils sachent pas.

— Vous vous engueulez parfois avec Vio ?

Il se marre, surpris par ma question.

— Evidemment. Pas souvent parce que Violette à horreur des cris et qu'elle trouve toujours un moyen de désamorcer l'embrouille avant que ça aille trop loin. Mais tu sais, même si on a l'impression qu'elle s'énerve jamais, ça lui arrive de me tomber dessus parce qu'elle est fatiguée, que ses associés l'ont saoulée et qu'elle s'est levée trois fois de suite parce que Léo a fait des cauchemars. Et pareil, il suffit que je sois dans une mauvaise période au boulot, que j'aie deux-trois trucs qui m'aient cassé les couilles, pour qu'une simple remarque de sa part me fasse péter les plombs et que je lui en mette plein la gueule. C'est normal de s'embrouiller, mais si on peut éviter de le faire subir aux enfants, c'est mieux.

Je reste silencieux, les yeux fixés sur les lumières qui défilent, j'analyse les explications de Deen. Une question me démange mais j'ose pas la poser.

— Sois pas gêné, on est là pour discuter, me fait-il.

— Est-ce que... je commence, Est-ce que vous avez déjà pensé à...

Impossible de finir ma phrase, mais Deen comprend.

— Divorcer ?

Je hoche sobrement la tête, évitant à tout pris son regard.

— Non. Parce que les plus grosses crises, on les a traversées avant de se marier. Quand j'ai épousé Violette j'étais sûr de mon coup. C'est hyper bateau de dire ça quand on sait que la moitié des couples divorcent à Paris, mais pourtant c'est vrai. Après je peux pas prévoir l'avenir non plus, ça fait quinze ans qu'on est mariés, si ça se trouve dans deux ans elle va se rendre compte qu'à quarante piges elle a autre chose à faire que de passer le reste de sa vie avec un vieux con comme moi. Mais j'y crois pas trop.

C'est ouf comme Deen n'a aucun mal à parler de son couple. Pourtant je trouve pas qu'il soit impudique. Mes parents, quand ils parlent d'eux c'est plus "Ta mère est vraiment une emmerdeuse" ou "Ton père est vraiment un hmar de compétition". Et quand ce sont des trucs gentils c'est toujours très soft, "Tu connais une femme plus solide que celle-là ? Elle les nique toutes" ou "Tu peux être fier de ton père, Ilyes."

— Mais tu peux pas comparer le mariage de tes parents avec celui de Vio et moi. Ça n'a aucun rapport. Premièrement ce sont pas les mêmes caractères. Je connais pas une seule personne de l'entourage proche de ta mère qui se soit jamais embrouillé avec elle. Elle a besoin de ça. Et ton père est une vraie tête de mule, il est ultra carré et ne tolère pas la contradiction. Forcément... quand on les connait tous les deux... Ensuite, peut-être que s'il n'y avait pas eu la fausse couche tes parents auraient jamais été aussi loin dans leur délire pour le divorce.

Je déglutis avec difficulté. Plus personne parle de ça à la maison. C'est le sujet tabou par excellence.

— Tu sais, je suis sûr qu'au fond, aucun des deux voulait divorcer. Ils se sont montés la tête l'un l'autre en voulant prouver qu'ils étaient capable d'aller jusqu'au bout. Je voyais ta mère trois fois par semaine. Je vais pas rentrer dans les détails parce que c'est son intimité, mais je peux te jurer qu'elle attendait qu'une chose, c'était que ton daron fasse le premier pas et arrête tout ce cirque. Je suis prêt à parier que c'était pareil de son côté.

Ça me fait bizarre d'entendre parler de toute cette histoire par Deen, je l'ai vécue de l'intérieur sans pourtant rien comprendre à ce qu'il se passait. On voyait juste nos parents se déchirer, on savait que c'était à cause de cette grossesse que mon père avait voulu absolument et qui s'était terminée par un drame. Mais c'était tout, on était dans le brouillard total jusqu'à ce qu'ils reviennent ensemble alors qu'ils devaient signer les papiers du divorce. On a pas posé de question, on était soulagés de voir le daron revenir, mais pendant au moins un an, on a eu grave peur qu'il reparte. Chaque fois qu'il y avait en embrouille, on se disait que cette fois, c'était la dernière.

— Tes parents, peut-être qu'ils s'aiment plus que Ken et Clem, ou même que Violette et moi. Mais ils sont complètement handicapés quand il s'agit de le montrer. C'est pour ça que ta mère te fout une baffe quand elle te revoit au bout d'un mois, ou qu'elle part sans te dire au revoir. Elle flippe à mort à l'idée que tu t'aperçoives qu'elle peut être faible. C'est pour ça que je te dis tout le temps que tu lui ressembles. Le problème, c'est que c'est pas cette partie de son caractère qu'il faut prendre en exemple. Y'a pas de famille parfaite, pas de parents parfaits, pas de couple parfait, chacun fait comme il peut avec ses défauts et ses qualités. Simplement certaines expériences de vie font qu'on s'en sort plus ou moins bien dans tel ou tel domaine.

Il dit ça, mais lui et Violette ont réussi dans les trois domaines, leur famille fonctionne bien, les enfants sont heureux, et ils s'aiment toujours au bout de quinze ans.

— Nous on a l'air bien comme ça, dit-il comme s'il m'avait entendu penser, J'espère que ça va durer Insh'Allah, mais qu'est-ce qu'on en sait que Romy ou Léo aura pas des mauvaises fréquentations à ton âge et qu'ils vont pas nous faire des dingueries. Je sais pas comment je réagirai.

— Comme pour Jade avec l'athlétisme... je souffle.

Deen hausse les sourcils.

— Elle t'en a parlé ?

Je lui réponds par un hochement de tête, il siffle entre ses dents et laisse échapper un "Eh baaaah" caractéristique. Puis il se perd dans ses pensées, et moi aussi.

— J'ai cru que j'allais les tuer les mômes, ce jour là, dit-il au bout d'une paire de minutes, J'avais jamais été fou à ce point.

Il se tait quelques instant et j'observe les jointures de ses doigts devenir blanches quand il serre le volant.

— Quand on était jeunes, ouais grand-père a été jeune, il est arrivé que des personnes mal intentionnées s'en prennent à Violette. Je pensais que je pourrais jamais être plus en colère que ces fois là. Mais en fait c'était rien face à ce que j'ai ressenti quand j'ai découvert qu'on faisait du mal à ma fille. En plus Jade quoi... T'as vu par toi-même, y'a pas plus adorable. Quand elle était petite on s'est aperçus qu'elle goutait jamais à l'école parce qu'elle partageait toujours avec tous les enfants. C'est sûr que ça serait pas arrivé à Romy, elle te leur aurait foutu trois tartes dans la gueule ça aurait été plié. Mais Jadou... Elle est aussi courageuse que sa mère, mais encore plus douce.

C'est fou ce que Deen est bavard. Quand on lui dit une petite phrase, il peut déblatérer pendant presque dix minutes dessus. Ce soir ça me fait du bien, j'oublie un peu Cheikh, Ilona ma mère et les vacances à Chamonix. J'irai à Toulon avec les Castelle et on verra bien ce qui se passe à la rentrée.

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