Chapitre 10. Comme des enfants

« Car je ne t'en demanderai jamais autant
Déjà que tu me traites comme un grand enfant
Et nous n'avons plus rien à risquer
À part nos vies qu'on laisse de côté »

Iris a discuté avec son père, Iris est rentrée chez elle.

Je dois donc honorer ma part du contrat, mais je ne compte pas la lui rappeler tant qu'elle ne m'en parle pas.

À vrai dire, ces derniers temps, je l'évite. Ma sœur est quand même très choquée par l'épisode vécu après l'anniversaire de Violette, mes parents sont assez énervés contre elle, et l'ambiance n'est pas forcément incroyable à la maison.

J'en veux terriblement à Iris d'avoir entraîné Ania, et plus encore, de m'avoir embrassé. Oui au niveau des proportions ça paraît inégal, mais je déteste qu'elle ait fait ça. Parce que je ne ressens rien pour elle qui légitime qu'elle m'embrasse.

Énervé toute la semaine, je n'ai vu qu'Amir et mes amis de prépa. Pourtant je sais très bien que ce week-end, Iris va me rappeler que je lui en dois une.

Et effectivement, dès le vendredi soir, je reçois un message de la jeune fille.

Iris : Demain 17h ? Ma mère n'y sera pas.

Je réponds par l'affirmative parce que je m'y suis engagé. Mais au fond de moi l'appréhension commence déjà à me tordre les entrailles.

Iris n'y est jamais allée, depuis l'accident, elle n'a jamais voulu. Parce qu'elle ne veut pas y aller seule, parce qu'elle ne veut pas y aller non plus avec quelqu'un d'autre que moi, et moi j'ai toujours été beaucoup trop lâche là dessus.

Pour autant, je sais qu'elle en a besoin. Ça fait deux ans qu'elle s'enfonce dans sa tristesse et sa médiocrité, en espérant au fond d'elle que la situation change, mais en refusant d'y croire, par peur de voir de nouveau son monde s'écrouler.

Depuis deux ans, le sujet de Mohammed est un réel tabou. Ils utilisent des euphémismes douteux pour éviter de prononcer les mots qui fâchent. « Il n'est plus là »,« Il est parti ».

Des grosses foutaises. Demandez à Clem s'il n'est plus là. Elle ne finit jamais une journée sans être passée le voir.

Alors que même Jasmine, sa femme, est partie refaire sa vie avec quelqu'un d'autre, Clem est d'une fidélité incroyable. La maman de Sneazz est décédée il y a deux mois, et c'est elle et Ken qui ont organisé les obsèques et se sont occupés de tout.

Et pourtant Dieu sait que Moh aurait voulu pouvoir dire au revoir à sa mère.

***

Le lendemain, je passe la journée à angoisser en pensant à ce qui m'attend. Mon père me trouve bizarre et me le fait savoir.

— Qu'est-ce qui te prend à faire des allers-retours comme ça dans l'appart ? T'as eu une mauvaise note ?

Si seulement.

— Non... j'attends Iris... On doit... Aller voir Mohammed.

Mon père écarquille les yeux, effectivement c'est surprenant.

— Mais je croyais qu'elle voulait pas y aller ? Elle se réveille au bout de deux ans alors que sa mère y va tous les jours ?

Le problème c'est que depuis le début, elle veut y aller, mais seule avec moi. Et c'est au dessus de mes forces.

J'ai vraiment peur de sa réaction quand elle va véritablement réaliser l'ampleur de la situation.

— Tu veux que je vienne avec vous ? Je sais que c'est impressionnant pour des gamins... me propose-t-il, Même moi j'ai du mal à supporter... C'est plus vraiment lui.

— Non, on y va seuls... réponds-je.

Il hoche la tête, et frotte mes cheveux comme si j'avais douze ans. Sauf que maintenant, je fais la même taille que lui.

— Si t'as besoin tu m'appelles, fait-il.

Puis il me jauge quelques secondes de bas en haut.

— Si j'avais pensé qu'un jour mon fils s'habillerait comme ça, j'aurais moins laissé ta mère influencer tes goûts.

Je lève les yeux au ciel. Vraiment désolé de préférer les jeans au joggings, les polos aux t-shirt et les converses aux nikes. Ma mère n'y est pour rien. Vestimentairement parlant, je suis pile entre Arthur, qui est une fashion victim et Amir, qui adopte un look mi street-mi chic, très inspiré par Ken.

Bref, on se fiche pas mal de ces considérations purement superficielles. Mon téléphone se met à sonner.

— Oui.

— J'suis en bas, fait la voix d'Iris.

Poussant un soupir, j'attrape mon imperméable et quitte l'appartement pour la rejoindre.

C'est bizarre de la revoir après qu'elle m'ait embrassé. Je suis gêné.

— T'en fais une tête... lâche-t-elle.

Elle peut parler, je peux voir sur son visage qu'elle est extrêmement stressée, voire paniquée.

— T'es sûre que tu veux y aller ? je demande en espérant qu'elle ait changé d'avis.

Mais Iris hoche la tête et jette son mégot de cigarette sur le trottoir. Je grimace en pensant que la poubelle est à un mètre d'elle.

— J'ai pas le droit de continuer à faire comme s'il était mort.

Parfois ma mère dit que ce serait peut-être mieux s'il était mort. Je ne sais pas me positionner face à ça. Ce que je sais c'est que Clem continue d'espérer, qu'elle dit qu'elle sent des choses, même si Ken pense qu'elle se fait des faux espoirs.

Dans le métro, Iris qui a relevé la manche de son blouson en cuir noir, gratte fébrilement son avant-bras. Encore ça.

J'agis rapidement et saisit sa main dans la mienne. Comme je tiendrais celle d'un enfant.

Encore une fois ses ongles s'enfoncent dans ma peau, je pousse un soupir. Avec Iris c'est toujours ça, c'est comme si je passais mon temps à m'interposer entre elle et elle-même, préférant qu'elle me fasse du mal plutôt qu'elle s'en fasse.

— Quand t'arrêteras de t'auto-détruire... je murmure entre mes dents.

Elle ne dit rien et laisse tomber sa tête contre mon épaule.

— Tu sais pourquoi je t'ai embrassé ? demande-t-elle.

Mes muscles se tendent aussitôt, je n'ai aucune envie de discuter de ça.

— Non et je m'en fous, parce que ça n'arrivera plus.

Elle souffle en souriant vaguement, ses cheveux sentent un mélange de cigarette et d'un parfum que je n'aime pas. C'est trop doux et sucré pour lui correspondre.

— Tu dis ça, mais je suis sûre que t'y as pensé toute la semaine.

Je ne réponds pas, notre arrêt est atteint, et sans lâcher sa main, je l'entraîne hors de la rame avant qu'un flot de parisiens pressés ne nous bouche la sortie.

L'estomac en vrac, je serre si fort les doigts d'Iris, elle doit  avoir un peu mal, mais nous entrons dans l'hôpital et j'ai de plus en plus peur de sa réaction.

Je demande à voir Mohammed et l'infirmière nous indique où nous pouvons le trouver.

Après quelques étages montés et quelques couloirs traversés, nous arrivons dans la pièce mentionnée. À peine le regard d'Iris s'est-il posé sur le fauteuil roulant qui nous tourne le dos, face à la fenêtre, qu'elle s'arrête net.

— Tu sais quoi je ne suis pas sûre que ce soit une bonne idée, on s'en va, murmure-t-elle.

Sauf que pour moi c'est trop tard, on est là, on y reste.

Même si j'ai l'impression d'avoir cinq ans tellement je me sens fragile.

Je la tire doucement mais fermement. C'est un peu moins impressionnant pour moi, parce que je l'ai déjà vu depuis qu'il s'est réveillé.

Moh a passé six mois dans le coma, à la suite duquel il s'est réveillé, mais reste dans un état de conscience minimal.

Il ne peut pas parler, ni se déplacer, la bouche entrouverte, il lui arrive parfois de réagir au son d'une voix, à la douleur ou à une émotion. Mais cela reste très rare, même si Clem est persuadée que son état s'améliore. Les médecins sont assez formels, ses chances de retrouver un jour une réelle conscience sont faibles car son cerveau est très atteint.

Je vous mets un petit schéma pour vous expliquer un peu ce dont il souffre.

Comme vous pouvez le voir, tout espoir n'est pas perdu, mais comme depuis un an et demi il n'y a pas de réelle amélioration, tout le monde part un peu du principe qu'il n'y en aura pas.

Finalement il n'y a plus que Clem, et Violette un peu aussi, qui continuent de croire que Moh reviendra.

Il faut voir le temps que sa meilleure amie, presque sœur, passe avec lui, elle lui raconte tout, lui lit ses romans, lui fait écouter absolument toutes les nouvelles chansons qui sortent. Ses musiques à lui aussi. Elle fait venir le coiffeur, le barbier, lui achète sans cesse de nouveaux vêtements qui pourraient lui plaire. Clem a également créé une boite postale où ses fans peuvent écrire à Sneazz, elle lui lit toutes les lettres. Elle récite pour lui ses prières, sachant à quel point c'était important pour lui.

Et même s'il n'y a presque jamais de réaction de sa part, même si parfois elle est tentée de baisser les bras, elle ne lâche pas.

Honnêtement, même si je comprends qu'Iris ait du mal à se confronter à Sneazz dans cet état, qu'elle se sente coupable et que ça lui fasse de la peine, je trouve que la façon dont agit Clémentine est bien plus une preuve d'amour. Mais Clémentine a quarante ans, elle est infiniment plus mature que sa fille qui doit gérer tout ça avec ses émotions d'adolescente déjà blessée.

— Allez, je souffle, Même s'il ne peut pas interagir, il saura que c'est toi.

Iris se laisse tirer et nous nous retrouvons bien vite face à Moh, ma gorge se noue automatiquement. C'est toujours indescriptible comme sentiment. Quand on a connu l'homme qu'il était avant... Son humour, ses remarques insupportables sans cesse. C'était sans doute l'un des plus vivants de cette joyeuse bande que formaient nos parents. Iris ne supporte pas cette injustice, depuis le début c'est comme ça, pour elle ça aurait dû être n'importe quel autre, mais pas lui. Parfois elle dit même qu'elle échangerait l'un de ses parents.

— Oh mon Dieu.

Elle a plaqué sa main sur sa bouche et je ne retiens plus mes larmes quand elle s'effondre a genoux face à lui.

— Naël c'est moi qui ai fait ça... c'est ma faute. Je l'ai tué...

C'est beaucoup trop bouleversant et c'est pour cette raison que j'avais toujours refusé d'y aller seul avec elle, je ne sais pas gérer un tel flot d'émotions.

Parce qu'Iris, depuis qu'elle est en âge de comprendre que certains sentiments sont inexplicables, a toujours un peu trop aimé Mohammed. Même si elle savait qu'il était fou amoureux de Jasmine, qu'il l'avait toujours vue comme une fille adoptive. Comme une adolescente tombe amoureuse d'un prof, vers quinze-seize ans, elle était tombée amoureuse de lui.

Je suis le seul, et serai sans doute à tout jamais le seul à le savoir. C'est l'un des grands secrets d'Iris et c'est sans doute l'une des principales raisons qui font qu'elle fait n'importe quoi avec les hommes.

De chaudes larmes s'échappent de mes yeux pendant que je l'aide à se redresser, je déteste absolument l'idée de pleurer devant elle, mais elle pleure aussi, et s'agrippe à moi comme si j'étais une bouée.

Allez, sois un homme Naël.

— Iris, parle lui, sors tout, je murmure, tout ce que tu gardes depuis deux ans.

Je tire une chaise à côté du fauteuil de Mohammed, ses mains remuent un peu, il faut qu'elle arrête de faire comme s'il n'était pas là.

— Je vais vous laisser. Content de te voir Moh, je reviens la chercher quand elle m'appelle, on passera peut-être un moment tous les trois.

Iris me jette un regard suppliant, mais je sais qu'elle me remerciera ensuite. Il y a clairement un abcès à crever. J'embrasse la jeune fille sur  le front, et caresse sa joue avec une douceur assez rare.

— Tu peux le faire, je chuchote près de son oreille, T'en as besoin et lui aussi. Pense que même sa femme l'a abandonné, tu m'as toujours dit que personne ne pouvait l'aimer autant que toi, prouve le.

— Naël... T'as dit la dernière fois qu'il aurait honte de moi...

Je regrette amèrement, parce qu'en réalité, s'il était toujours bien présent avec nous, Iris ne serait pas comme ça et il n'aurait pas de quoi avoir honte.

— J'ai eu tort, il t'aime trop pour avoir honte de toi.

Le regard du rappeur est bien fixé sur nous, je le désigne à Iris qui fond de nouveau en larmes en saisissant l'une de ses mains. Puis je quitte la pièce, elle en a des choses à lui dire.

Heureusement que j'ai pris mon ordinateur, je vais pouvoir travailler pendant ce temps. J'ai surtout besoin de me remettre de mes émotions. Je sais que la culpabilité d'Iris doit être d'autant plus forte maintenant qu'elle a découvert visuellement l'état dans lequel il se trouve.

J'ai un peu peur que ça décuple ses conneries, et en même temps, je me dis que si elle revient de temps en temps, elle aura envie de s'améliorer, pour lui raconter ses efforts.

C'est quand Clem arrive avec une infirmière que je comprends que ça fait deux heures qu'Iris est avec Sneazz.

— Naël ? Qu'est-ce que tu fais là ?

Je jette aussitôt un regard inquiet dans la direction de sa fille qui ne l'a pas vue arriver.

— Oh ! fait alors Clémentine, Iris est venue, oh je suis si contente... Je lui promets chaque fois qu'elle va finir par venir. Moh tient tellement à elle. Il l'a toujours tellement mieux comprise que moi.

Ma gorge se serre de nouveau, Iris se retourne et découvre que je parle avec sa mère. Elle se lève brusquement, embrasse furtivement la joue de Moh et se précipite à l'extérieur, sans un regard pour nous.

— Je vais y aller, je souffle, Elle doit avoir besoin de moi.

Clémentine hoche la tête, et après m'avoir remercié, s'éloigne vers Sneazz, que j'imaginerais bien crier un joyeux « Mandarine qu'est-ce que tu foutais ? J'ai dû me coltiner ta môme pendant une éternité! »

Mais il ne réagit pas aux baisers qu'elle dépose sur son front et sa joue. Et je l'observe quelques  secondes avec tristesse avant de partir à mon tour, retrouver la jeune fille folle au cœur brisé qui me prend la tête depuis des années.

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