Chapitre 1. La Grenade
"Hé toi
Mais qu'est-ce que tu crois ?
Je ne suis qu'un animal
Déguisé en madone
Hé toi
Je pourrais te faire mal
Je pourrais te blesser, oui
Dans la nuit qui frissonne"
J'attends Naël qui discute avec mon frère, Jade et Amir. Nous devons aller voir Moh cet après-midi.
N'étant absolument pas concernée par la conversation, je manifeste mon impatience de façon peu discrète.
Je souffle, lève les yeux au ciel, tapote frénétiquement le bout de mon pied contre le trottoir.
Allez Naël, on se taille...
La vérité c'est que je suis affreusement mal à l'aise avec ce petit groupe. Ils sont un concentré de fierté parentale.
Jade la sage, Arthur l'artiste, Amir...
Amir.
Comment décrire ce garçon en un mot.
Vous voyez ce genre de mec à qui tout le monde pardonne d'être un connard « parce qu'il a un bon fond » ? Ce genre de type dont on dit « Quand on le connaît bien il est pas comme ça » ? Bah typiquement c'est Amir.
Il va avoir dix-sept ans cette année, il se prend pour un bonhomme, mais au fond, il est comme son frère, Amir a un million de trucs à se prouver.
— Si tu t'emmerdes tu peux te barrer, personne ne t'a demandé de venir, me dit justement celui-ci.
J'ai franchement envie de lui répondre de façon cinglante, mais je ne veux pas que Naël ait à prendre parti, j'ai vraiment besoin de lui cet après-midi.
— On va y aller, fait-il justement en me jetant un regard en biais, On se voit demain ?
Son cousin hoche la tête et donne un coup de coude à mon frère qui fixe un point de l'autre côté du boulevard.
— Arthur, sah tu peux te concentrer deux secondes ? Tu viens demain ?
— Où ça ? il répond d'une voix absente sans lâcher sa cible du regard.
Amir fait claquer sa langue avec agacement, il a beau avoir l'habitude qu'Arthur soit dans la lune, ça reste particulièrement pénible à vivre.
— Au ciné, y'a le dernier film de Syrine.
— Ah, ouais. Euh les gars je vous laisse, je connais la meuf là-bas.
À peine a-t-il fini sa phrase qu'il a déjà détalé.
— Wallah il me fume ce mec, lâche Amir, Bon on y va nous ? Les gars nous attendent au grec de Pernety.
Il s'est tourné vers Jade qui hoche la tête avec son sourire timide épouvantablement agaçant.
Je ne savais même pas que ces deux-là s'entendaient bien.
Naël répond au check de son cousin puis se penche vers Jade.
Elle n'en a jamais marre de rougir celle-là ?
— À demain ! lance joyeusement Amir en déposant son bras sur les épaules de Jade avant de se mettre en marche.
— Ouais c'est ça, trou du'c, je lâche à mi-voix.
Naël me foudroie aussitôt d'un regard désapprobateur.
Oui bah ça va, il a cherché aussi.
— T'aurais pu faire un mini effort d'amabilité quand même, c'est un miracle qu'ils t'aient acceptés sur le tournage.
Je lève les yeux au ciel, ils l'ont fait uniquement parce qu'ils avaient besoin de moi.
Naël repousse une mèche de cheveux bouclés qui lui tombe sur le front et me détaille avec sévérité. Son regard presque paternel dénote de l'aspect juvénile de ses traits, c'est fou, il a deux ans de plus que ses cousins, et pourtant il a l'air plus jeune. Les hommes ne sont pas tous égaux face à la pilosité faciale.
— Je pourrai te prendre en photo ? Un jour ?
Il arque les sourcils, surpris par ma question qui arrive comme un cheveu sur la soupe.
— Euh... on verra. On va manger ? demande-t-il.
J'acquiesce et me mets en route à ses côtés. Je ne sais pas trop dans quel état d'esprit il est. Le problème de Naël, c'est qu'avec moi, il reste toujours dans cet état calme et mesuré qui ne traduit pas ce qu'il ressent.
Je l'ai vu agir avec Jade, ou même Ania, il est blagueur, souriant, charmeur. Avec moi, j'ai l'impression qu'il se contient toujours. Sauf l'autre soir, quand il m'a embrassée.
Il était ivre, je ne sais pas s'il s'en rappelle,
Habituellement, je lui en aurais parlé exprès, pendant des jours, exprès pour le mettre mal à l'aise.
Mais étrangement, je n'en ai pas eu envie, parce que même pour une fille comme moi qui ne respecte pas grand-chose, ce moment était trop sacré, solennel, pour être moqué et sali par la suite.
— Pourquoi t'es chaleureux avec tout le monde sauf avec moi ? fais-je en observant son profil un peu fermé.
Son regard glisse brièvement dans ma direction avant de fixer de nouveau la rue en face de nous.
— Je suis trop cool avec toi, Iris. Aucun mec ne supporterait tout ce que tu m'as fait et permettrait encore que tu dormes avec lui.
C'est vrai.
Mais c'est Naël, et il ne m'abandonnera jamais.
Je sors une cigarette de mon paquet et la coince entre mes lèvres pour l'allumer.
Il pousse un soupir. Oui, c'est sûr, il ne m'abandonnera jamais.
****
— Ça t'a fait quoi de reprendre des photos ?
Naël me lance un regard rempli d'espoir de l'autre côté de la table, il a l'air moins agacé par ma présence. Je pense qu'il est plus libre de m'apprécier quand son cousin n'est pas là.
Malheureusement, je devrais le décevoir, parce qu'avoir tenu un appareil entre mes mains n'a rien changé. La douleur est toujours là. Bien présente. Et si je lâche prise, c'est parce que je n'arrive plus à lutter.
— Je ne sais pas, réponds-je, c'est plus vraiment important.
Un vague éclair de tristesse passe dans son regard, il aimerait que j'aille mieux, que je devienne une fille bien. Mais on n'est pas dans Pretty Woman, ce vieux film que ma mère adore. Pas de rédemption pour les putes dans ce triste monde.
— On va y aller non ? demande-t-il dans un soupir.
Comme les deux dernières fois où nous sommes allés voir Moh, je suis angoissée. Je ne pourrais pas sans Naël, c'est certain.
De longues minutes plus tard, nous entrons dans l'ambiance aseptisée de l'hôpital.
Je déteste cet environnement, cette odeur écœurante me fout la gerbe, il n'y a que de la souffrance, que de la tristesse. Des infirmières à peine aimables, qui portent en elle la fatigue d'années d'un travail sous payé, au service de la santé publique, des médecins aussi humains que des cailloux, et la mort. La mort est partout, devant chaque porte, attendant simplement le moment propice. Ce vieil homme diabétique, cette femme en phase terminale, cet enfant leucémique, elle les guette tous, attendant de les serrer dans ses bras décharnés pour capturer le dernier battement de leur cœur contre sa poitrine.
Je crois que je l'aime, la mort, parce qu'on se ressemble.
Moi, quand elle viendra, je lui sourirai, parce que ça fait longtemps que je l'attends, même si je lui en veux d'avoir raté notre dernier rendez-vous.
La main de Naël a saisi la mienne et vient de me ramener sur terre.
— Ça va aller ? murmure-t-il.
Il est trop beau pour cet environnement morbide, j'ai l'impression d'avoir ramené un ange en enfer. Mais sans ange avec moi, je serais obligée d'y rester.
— Oui.
J'ai envie de l'embrasser, non pas parce que je suis amoureuse de lui, mais pour que sa lumière me gagne un peu. Pour que moi aussi je me sente un peu ange, quelques secondes.
— Ne me lâche pas.
Pour toute réponse il resserre un peu ses doigts sur les miens.
Nous entrons, Moh est là, je ravale les larmes qui me gagnent déjà. Mon cœur brûle comme si l'on y avait versé un seau d'acide.
C'est ma faute.
C'est ma faute.
C'est ma faute.
À ce moment-là mon cerveau déconnecte tant la douleur est insoutenable, je le rejoins pour l'embrasser sur la joue. Lui parle sur un ton léger.
J'ai l'impression d'être dans un scaphandre, à dix-huit mètres de profondeur dans l'océan. Il me voit, je le sais. Mais il ne réagit pas autrement que par des regards appuyés, mon cœur veut y voir de la tendresse, mon cerveau me rappelle qu'il ne ressent rien.
— T'es beau, je chuchote, Vraiment bien sapé. Tu dois aimer ce sweat, digne d'un grand Sneazzy West.
Je passe doucement ma main dans ses cheveux parfaitement coiffés. Il faut le reconnaître, ma mère prend bien soin de lui, grâce à elle, il conserve un semblant de dignité.
Sa main inerte remue dans le vague, je déteste cette vision et la saisis aussitôt.
Naël reste en retrait, il ne veut pas entendre ce que je dis, ça l'ébranle trop, et moi ça me va. J'ai besoin de savoir qu'il est là, c'est tout.
— Je... j'ai ramené des photos, fais-je en sortant une boîte de mon sac, Je me suis dit que ça te ferait plaisir de les voir.
Quelle idiote, ça ne lui fera rien du tout.
— Regarde, tu te souviens ? C'était au Maroc ! C'est fou comme tu portes bien la djellaba, on pourrait croire que tu as des origines maghrébines, je tente de plaisanter.
J'ai posé ma tête sur son épaule en continuant de faire défiler les photos. Je refuse de regarder son visage, de peur de voir que son regard est fixé sur tout autre chose.
Bon sang, je suis si bête.
Je finis par craquer au bout du dixième commentaire débile sur une photo de vacances.
— Si seulement t'étais encore là... Moh tu me manques. J'ai encore besoin de toi... Tu me sens pas, tu m'entends pas, mais putain je voudrais tellement... j'ai besoin que tu me dises ce que je dois faire. J'ai plus envie de vivre, j'aime personne, je me sens juste comme une oie gavée à la vie. J'ai mal tout le temps... tu t'es sacrifié pour moi... et j'arrive même pas à honorer ton sacrifice.
Un sanglot me submerge. La dernière fois, je n'ai pas pleuré pourtant.
Mais ces derniers temps les cauchemars ont été violents, les images défilent encore dans ma tête.
— Je voudrais juste sentir que t'es là, avoir cette même espérance que ma mère, pour me dire que peut-être les autres ont tort de penser qu'il faut que tu meures.
Je crois que mes ongles s'enfoncent un peu trop dans le creux de sa paume.
Les minutes passent et je continue de pleurer en le suppliant, en suppliant un Dieu auquel je ne crois pas.
Et puis j'ose enfin le regarder.
C'est comme si une aiguille me traversait le corps depuis le sommet de mon crâne.
Ma mère m'avait dit que ça arrivait parfois, je ne l'ai jamais crue. Personne ne l'a jamais crue.
Des larmes ont coulé sur les joues de Mohammed, ses pommettes saillantes brillent sous les traces qu'elles ont laissé.
Quand je pense qu'avant, son mode d'expression principal, c'était le rire.
Je me tourne vers Naël et prend alors conscience que ma mère est à côté de lui. C'est la deuxième fois que ça arrive. Mais cette fois, je reste près de Moh, parce que ce moment, c'est avec moi qu'il le vit, pas avec elle. C'est moi qu'il a senti, il sait que je suis là.
Il a toujours essayé de me réconcilier avec elle, parce que pour une raison qui m'échappe, il l'adorait. Leur complicité m'agaçait profondément, ses "Mandarine", sa capacité à toujours la faire rire dans les pires moments, je n'ai jamais compris pourquoi il l'aimait tant. Un lien indestructible les a toujours unis, et encore maintenant elle ne lâchera rien jusqu'à ce qu'il soit mort.
Je sais que ça le peinait que je déteste ma mère, il me le disait souvent. "Iris quand elle sera plus là tu regretteras chaque seconde passée loin d'elle." "Elle souffre tellement de ton rejet, elle fait tous les efforts du monde pour toi." Mais en même temps, il nous connaissait par cœur toutes les deux, et bien souvent je l'ai entendu dire "Je me demande comment tu peux autant ressembler à tes parents et être aussi incompatible avec eux."
C'est tout le paradoxe de ma vie. Je ne suis que le résultat d'un amour passionnel et profond entre deux cœurs blessés et immatures.
Je jette un nouveau regard à la sublime femme brune qui se tient à côté de Naël, au fond, je crois que c'est la moins fautive de l'histoire, elle n'a pas choisi d'être malade, ni d'être la priorité de mon père, mais c'est plus simple de tout cristalliser sur elle. Parce qu'elle est ce que je ne serai jamais, elle a ce que je n'aurai jamais. Elle a tout pris, bien avant ma naissance.
****
— Tu te rends compte, je souffle à Naël quand nous nous retrouvons sur le trottoir, Il a pleuré.
Le jeune homme hoche la tête avec un air grave. Je me rapproche un peu de lui, j'aimerais qu'il me prenne dans ses bras, mais pour une fois je n'ai pas envie de réclamer.
— Oui. Ta mère avait raison, il sent des trucs.
Ça me tue de l'admettre, mais oui, elle avait raison.
— Elle dit que ce genre de manifestations de conscience arrivent de plus en plus fréquemment, depuis que tu viens, dit-il encore.
Je pousse un soupir, j'aimerais bien croire que c'est vrai, mais c'est plus rationnel d'imaginer qu'il s'agit encore de l'imagination débordante de la romancière à succès qui me sert de mère.
Romancière à succès parce que c'est la femme de Ken Samaras, on ne va pas se mentir. J'ai eu le malheur de lire quelques pages de son premier roman, celui directement inspiré par son histoire d'amour tumultueuse et larmoyante avec mon père et franchement... J'ai failli vomir.
Mais bon, les critiques littéraires ont encore encensé le psychodrame familial en huis clos qu'elle a sorti le mois dernier, apparemment c'est son meilleur roman.
Je n'y crois pas. De toutes façons je ne le lirai pas.
Une nouvelle cigarette, un nouveau soupir.
— On fait quoi maintenant ?
Naël a soudainement l'air gêné lorsque je pose la question.
— Je... En fait je ne vais pas pouvoir rester avec toi ce soir, répond-il.
Hein quoi ?
Mais il ne peut pas me laisser après ça ?!
Calme-toi, Iris, Naël ne t'abandonnera jamais, il faut juste que tu le supplies un peu.
— Comment ça ? Bien sûr que si tu restes...
Mais il secoue la tête de droite à gauche, l'air aussi mal à l'aise que déterminé. Je ne m'étais pas préparée à ça.
— Non, je dois voir quelqu'un, je suis désolé. Mais je te raccompagne à la maison, il faut que je prenne une douche et que je me change.
Il doit voir quelqu'un ? Naël ?
Quelqu'un d'autre qu'Amir, Arthur ou Jade ? Un samedi soir ?
Ça lui ressemble autant que de prendre du crack.
— Qui ?
Il passe fébrilement sa main dans ses cheveux. C'est étrange la distance qu'il met entre nous, à part le moment où il m'a pris la main tout à l'heure, il n'a pas eu un seul geste d'affection pour moi.
— Sofia.
Oh.
Je vois.
La petite kabyle blonde aux yeux verts qui en pince pour lui. Elle est jolie, pure, cultivée, elle doit se respecter et respecter les autres. La fille parfaite pour Naël. J'aurais vraiment tort de l'empêcher de la voir en faisant un nouveau caprice ce soir. Après tout, il a beaucoup donné pour moi aujourd'hui.
— D'accord, je comprends.
Je lutte comme une folle pour ne pas le supplier de rester avec moi, j'irais bien voir Ilyes mais son cerbère de père ne me laissera pas franchir la porte de leur maison.
Le trajet du retour se fait dans le silence, une fois chez les Akrour, chacun s'enferme dans sa chambre.
J'ai le cœur au bord des lèvres, envie d'hurler, mais je gratte frénétiquement mon bras et les cicatrices blanchâtres qui le recouvrent.
Pas les cachets Iris, ça sera pire au réveil.
Mais Naël ne devait pas m'abandonner.
Je sors de la chambre pour aller prendre un verre d'eau et tombe nez à nez avec lui.
Wow.
Quelques secondes s'écoulent comme une éternité.
— Je... murmure-t-il, T'es... enfin... T'es sûre que ça va aller... ?
Un drôle de fourmillement me traverse l'estomac pendant que je dévisage sa mine inquiète. Naël porte une chemise blanche parfaitement cintrée et ses cheveux sont soigneusement coiffés. Il sent bon.
— Oui, réponds-je simplement à mi-voix.
Il hoche la tête, attend quelques secondes.
Un millier de scénarios pour le retenir me traversent l'esprit, je sens qu'il est faible là...
Mais pourtant, je décide de n'en suivre aucun.
— Profite bien.
Avant qu'il n'ait eu le temps de répondre, je rentre de nouveau dans ma chambre et referme la porte.
Une poignée de minutes plus tard je l'entends quitter l'appartement.
Deux choix s'offrent à moi pour calmer la violente envie de mourir qui me consume alors, sortir, ou me shooter un bon coup aux anxiolytiques.
Comme je ne fais jamais les choses à moitié quand il s'agit de m'autodétruire, je choisis les deux options en même temps.
Grenade enclenchée.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top