Bonus #9 Ilyes

Je suis jamais parti en week-end seul avec ma mère. Il y avait toujours au moins mon frère et ma sœur. La plupart du temps, Amir monopolisait l'attention maternelle en lui racontant les moindres détails de sa vie, pendant que Nejma et moi on se chamaillait ou on trouvait des défis pour s'occuper. Mais là ils sont tous en Algérie, ils nous ont laissé tous les deux, moi parce que je taffe et que j'ai déjà utilisé des congés pour Toulon en juillet, et ma mère parce que c'est chaud pour elle de partir avant son jugement.

Vraiment j'arrive pas à comprendre comment ils ont pu partir sereinement alors qu'il y a quand même moyen qu'elle fasse un séjour en taule. Heureusement que je suis là finalement.

— Tu conduis comme ton père, mais étrangement de façon beaucoup plus calme.

J'échange un regard avec ma mère avant de reporter mon attention sur la route, elle est fière de moi je crois. Et ce serait mentir de dire que je le suis pas aussi, la conduire comme ça, c'est un petit achèvement dans ma vie. Pas encore adulte, mais ce genre de moment me fait penser que j'en suis pas si loin que ça.

— Tu sais, Deauville c'est une destination particulière pour moi, dit-elle en baissant un peu la musique.

Elle veut parler, me raconter des trucs, ça me fait un peu peur, on s'ouvre pas souvent l'un à l'autre finalement. Je devrais pas, c'est ma mère, mais c'est comme si je craignais de vraiment la connaître.

— C'est là qu'on est partis pour la première fois en week-end avec ton père, et que j'ai compris que j'allais le laisser prendre une place dans ma vie que je ne pourrais jamais réserver à personne d'autre.

Ma mère, parler de ses sentiments pour mon père ?

Je sais vraiment si je suis prêt pour cette discussion, mais sans broncher, je réponds par un hochement de tête. Après tout, ces derniers temps les choses ont un peu changé, elle s'ouvre plus, depuis « l'accident » on s'est rapprochés, c'est elle qui a proposé ce week-end.

— C'est là aussi que j'ai accepté l'idée que j'allais être mère, et que c'était une bonne chose. Que j'allais m'en sortir parce que j'avais la chance de faire cet enfant, je pensais qu'il y en avait qu'un à l'époque, avec la meilleure personne du monde.

Elle garde ses yeux bleus fixés sur la route, j'imagine même pas les efforts que ça lui demande de me raconter ça. Je suis un peu gêné mais comme à chaque fois que je me rends compte que ce n'est pas juste une femme très forte qui ne souffre de rien, ça me fait du bien de sentir qu'elle est humaine et que nous aussi, on a le droit d'avoir des émotions.

— Je sais que je suis loin d'être la meilleure mère, que bien souvent j'ai pas su m'y prendre. Et je ne vais pas m'abriter derrière le fait que personne ne m'a montré ce que c'était d'être une bonne mère, j'avais plein d'exemple autour de moi, à commencer par ta tante. Mais je ne regrette pas une seule seconde de ma vie depuis que j'ai rencontré ton père, sauf les fois où je vous ai fait du mal à tous les quatre. Et s'il le fallait j'irais en prison cent fois pour vous préserver.

— Parle pas de prison.

C'est sorti plus vite que je ne l'aurais voulu, elle vient de faire une putain de déclaration, mais chaque fois qu'elle envisage la possibilité de finir derrière les barreaux, c'est comme si on m'enfonçait une aiguille dans un nerf. Ça me rappelle à quel point elle est dans la merde par ma faute, c'est elle qui paie pour mes conneries et c'est insoutenable. Si j'avais pas commencé à faire le con au tout début, jamais je me serais retrouvé dans la merde, jamais ma mère aurait eu à tuer pour me sauver la vie.

— Ilyes, la colère que tu avais en toi, celle qui t'a poussé à faire toutes ces choses, c'est nous, tes parents qui y sommes à l'origine. Ça sert à rien de chercher un coupable à tout ça, on a tous nos parts de responsabilités. Jamais on aurait dû te mettre à la porte par exemple. Alors maintenant c'est fait, et tout ce qu'on peut faire c'est se pardonner et avancer ensemble pour se sortir de tout ça.

Elle pose brièvement sa main sur la base de ma tête et son pouce fait un petit aller-retour derrière mon oreille. Je fais mine d'être concentré sur la route pour éviter son regard.

— J'étais comme toi. J'avais tendance à refuser le moindre bonheur parce que j'étais persuadée d'entraîner que des catastrophes autour de moi. Regarde, ton père a fait un séjour en prison pour moi. Mais il faut accepter que les gens qui nous aiment puissent se sacrifier pour nous, sans culpabiliser, parce qu'ils sont libres de le faire. Et qu'on sera aussi libre de le faire à notre tour si l'occasion se présente. L'essentiel c'est d'en être conscient et ne pas être ingrat et d'essayer d'éviter de leur donner des occasions inutiles de se sacrifier.

On me rabâche un peu ce genre de choses depuis le drame, mais c'est toujours mieux de l'entendre de la bouche de la principale concernée. Parfois je me demande comment les mères acceptent toute la souffrance qui provient de leurs enfants, comment ça se fait qu'elles continuent à nous aimer, à nous soutenir après tout ce qu'on leur fait endurer. En tout cas maintenant j'ai envie de lui donner plus de raisons d'être heureuse que de pleurer.

J'ai prévu de tout payer ce week-end, j'ai un peu d'argent de côté maintenant que je gagne ma vie légalement. C'est que financier et ça rattrapera jamais tout, d'autant plus qu'elle a l'habitude d'être à l'aise niveau thunes et qu'elle aime bien son indépendance, mais je veux plus qu'elle dépense 1€ en ma présence.

******

Malheureusement, inviter Maya Akrour quelque part, c'est compliqué, on vient de déjeuner au restaurant après avoir posé nos affaires à l'hôtel, elle est à moitié en train de taper un scandale pour régler l'addition. Le serveur est face à nous, je tends du cash, elle tend sa carte bancaire. J'ai l'avantage parce que tous les commerçants du monde préfèrent les paiements en liquide, mais elle lui fait les yeux doux et il a pas l'air insensible.

Le pauvre mec est complètement déboussolé, son regard passe de la carte dorée présentée avec classe par les ongles rouges de ma mère, aux billets de banque entre mes doigts encore un peu noircis par le cambouis.

— Range ça, je préfère que tu gardes ton argent pour toi.

Mais agacé qu'elle refuse de me voir comme un homme adulte qui gagne sa vie, je me lève sous ses protestations, enfonce les billets dans la main du serveur en lui grognant un « gardez la monnaie » et quitte le restaurant en enfonçant ma casquette sur ma tête.

J'entends en sortant ses talons qui claquent quand elle me court après. Je vais me faire allumer, mais c'était important pour moi, et ça me gave qu'elle ne le comprenne pas.

— Ilyes, tu ne vas pas me faire courir longtemps je te préviens, je rentre à Paris si tu continues.

On a vraiment un grand talent pour se donner en spectacle dans cette famille c'est fou. Je m'arrête parce que je sais que sa menace n'est pas du tout infondée et qu'elle est capable de prendre la voiture et de me laisser tout seul ici.

Ma mère me rejoint et me fusille du regard, elle déteste qu'on lui force la main, mais parfois j'ai l'impression de ne pas avoir le choix. Cependant en voyant mon air un peu vexé, son attitude change et elle s'adoucit, puis glisse son bras sous le mien pour marcher à ma hauteur.

— Je comprends très bien que tu veuilles me faire plaisir, Ilyes. Mais il faut que tu t'assouplisses un peu sur ce genre de questions parce que tu te trouveras peut-être parfois face à des personnes qui n'apprécient pas du tout qu'on ne les laisse pas participer financièrement. Et quand je dis personnes, je pense essentiellement à des femmes.

Je rêve. Elle va se servir de cet événement pour me cuisiner.

Pour le coup c'est une discussion que j'ai aucune envie d'avoir avec ma mère, le jour où je lui parlerai d'une meuf faudra qu'on soit ensemble depuis genre cinq ou six ans, prêts à se marier. Pas comme Amir qui lui raconte toutes ses histoires de cœur depuis qu'il a huit ans.

— Je me souviens quand tu étais petit, il y avait cette gamine que tu aimais bien à l'école, comment elle s'appelait déjà ?

Maï-Linh.

— J'me rappelle pas.

Ma mère rigole. Elle est pas dupe. Il faut dire que c'est un sacré épisode de mon enfance. Amir avait poucave qu'on s'entendait bien, du coup les darons en rajoutaient des tonnes dès que son nom était prononcé à la maison ou bien qu'ils l'apercevaient à la sortie de l'école. Je pense que c'est aussi pour ça que j'ai arrêté de mentionner la moindre meuf dans le cadre familial. Quand soi-même on sait pas quoi penser d'une relation, on a pas besoin d'avoir des réflexions toute la journée.

— Tu avais mis toute tes économies dans son cadeau d'anniversaire. Vous êtes pareils avec ton père.

— J'étais en CM1. Jamais je dépense ma thune pour une meuf maintenant.

Je suis un putain de menteur.

— Oui bien sûr. La bague de Jade c'est un prêt alors ?

Je trésaille un peu en entendant ce prénom. Comment sait-elle ?

Quelle question, nos parents passent leur vie à parler de nous, évidemment qu'elle sait. Plus mon frère qui sait pas tenir sa langue quoi qu'il arrive. C'est pour ça qu'au bout d'un moment Jade a fini par se confier bien plus à moi qu'à Amir. Avant que je gâche tout.

Enfin maintenant ça va mieux, je crois. Il faudra qu'on discute, mais je ne suis pas tellement pressé, plus on prend notre temps, plus on sera sûrs de ce qu'on veut. Mais j'oublie pas qu'elle a dit à mon frère qu'elle me kiffe. Quand j'y pense ça me fait presque sourire.

— Tu mérites une fille comme elle mon fils. Et je sais déjà que tu la rendras très heureuse.

— On n'est pas ensemble. Et j'ai déjà fait pas mal de conneries avec elle.

— Oui sans doute, mais ça s'est arrangé non ?

J'acquiesce d'un signe de tête. Même si on en a pas parlé, je crois que Jade ne m'en veut plus

— Tu sais c'est la première qui s'intéresse pas à moi parce que je renvoie une image qu'elle idéalise.

Moi qui voulais pas en parler... Je me retrouve à me confier à ma mère qui m'incite même à continuer. Il faut dire que je n'en parle vraiment à personne. C'est la première fois que je formule tout ça à voix haute et en fait c'est pas si difficile, ça fait même du bien.

— Avant les meufs elles me voulaient soit parce qu'elles pensaient qu'elles allaient me changer, qu'avec elles j'allais être différent. Soit parce que je représentais un genre de cliché débile de leurs romances à deux balles. Jade elle s'en fout de tout ça, ça lui est tombé dessus sans qu'elle recherche quoi que ce soit, comme pour moi en fait.

Le bras autour du mien raffermit un peu son étreinte. Je pense que pour ma mère, sentir que je m'attache à quelqu'un c'est pas anodin. Elle est un peu possessive avec mon frère et moi, pour Amir ça fait longtemps qu'elle s'est fait une raison, mais peut-être que pour mon cas ça lui convenait un peu que j'arrive pas à me poser, ça restait elle la seule femme de ma vie en quelques sortes.

— Elle a dit à Amir qu'elle m'aimait.

— Et toi ?

Je reste silencieux un moment, je peux pas dire clairement les mots. Même dans ma tête.

— Comment on peut savoir ? je demande finalement.

Ma mère sourit, l'air de dire « tu le sais très bien, hmar ». En réalité, oui je le sais. Tout ce que je tolère pas normalement, Jade arrive à me le faire faire, et je me force même pas, au contraire. Avant, ça m'aurait fait fuir qu'une meuf dise qu'elle m'aime, j'aurais espéré que ça lui passe vite pour qu'elle me casse pas les couilles. Alors que Jade, je veux pas du tout que ça lui passe. Mais il me faut du temps, parce que c'est nouveau pour moi. Et puis elle a vécu des choses archi difficiles dernièrement et j'ai pas forcément envie de lui rajouter des trucs à penser au milieu de tout ça.

— Prends tout le temps qu'il te faut Ilyes, Jade est une fille sérieuse et elle préférera que tu réfléchisses plutôt que tu brûles les étapes et fasse marche arrière ensuite. Et si elle t'aime vraiment elle t'attendra. Du moins si tu lui as laissé entendre qu'il fallait patienter.

— Ouais, je lui ai dit qu'on parlerait quand elle rentrerait à Paris.

Elle me lâche un « c'est bien » qui sonne comme des félicitations. Puis on marche un bon moment sans rien se dire le long de la plage. Je me demande ce que fait Jade, j'aimerais bien lui parler de toutes ces choses qui m'angoissent, dans une discussion la nuit, comme avant. On s'envoie des messages de temps en temps, mais j'essaye aussi de la laisser tranquille avec sa famille, elle a ses propres problèmes. Et puis moi la semaine je travaille, j'ai pas forcément le temps de l'appeler. Mais j'ai la quasi-certitude qu'elle doit penser à moi assez souvent, c'est bizarre comme sensation mais c'est vraiment réconfortant. 

— Je suis fière de l'homme que tu es devenu cette année Ilyes, chuchote ma mère en appuyant sa tête contre mon épaule. 

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