Bonus #7 Naël
Ma gorge est nouée à l'extrême quand la pointe du stylo trace les lignes soignées de ma signature. Je le lâche sur le bureau avec la sensation de concrétiser mon plus bel échec.
Je me dirige vers la large baie vitrée qui éclaire la pièce et fixe d'un regard hagard l'activité parisienne. Le paysage est gris et terne, c'est la Porte de Clichy, point de vue imprenable sur le périphérique. Les vitres sont salies par les quantités astronomiques de pollution qu'elles reçoivent chaque jour. Les espaces verts qu'ils ont tenté de mettre en place de part et d'autre de l'immense immeuble, semblent épuisés de devoir faire bonne figure. Ils semblent n'être là que pour satisfaire l'égo des personnes à l'origine de ce bâtiment : on construit un tribunal à trois milliards mais on plante des arbres pour les cerveaux mal oxygénés des parisiens et des parisiennes.
C'est tellement rassurant de contempler un platane chétif, quand on divorce.
Pour un mariage, on passe des mois à sélectionner le lieu le plus charmant, chaleureux, authentique. Il faut que ce soit magique, inoubliable.
Pour un divorce, un immeuble de verre et de béton à deux pas du périph', franchement ça passe.
— Naël, on y va.
Sofia vient de m'appeler et je me détourne de la fenêtre pour rencontrer son regard. C'est difficile pour elle aussi.
Nos avocates nous escortent jusqu'à l'extérieur du bâtiment, elles n'ont pas eu beaucoup de travail. Divorce à l'amiable, aucune animosité, entente cordiale sur la garde partagée des enfants.
Le fait de penser à mes filles me fait remonter la bile dans l'oesophage.
Elles ne connaitront pas la joie de voir leurs parents vieillir ensemble.
"M'dame j'ai pas mon livre de maths j'l'ai oublié chez mon père."
"Bah non je peux pas venir boire un verre après le boulot, j'ai les enfants cette semaine."
Combien de fois ai-je entendu ce genre de phrases, quand j'étais au collège et plus tard, dans la bouche de mes collègues. Une réalité que je ne pensais jamais être mienne un jour.
— On a fait ce qu'on a pu Naël.
Je me frotte le visage, sentant que Sofia essaie de se persuader. Ça fait plusieurs semaines qu'on ne s'est pas retrouvés tous les deux. Nous sommes séparés depuis six mois, au début c'était plus comme un test. J'ai trouvé un poste à Paris, elle est restée pour la fin de l'année scolaire à Berlin avec les enfants. Honnêtement j'étais persuadé qu'on arriverait à sortir de cette mauvaise passe, cela me semblait impensable que nous ne puissions pas sauver notre mariage.
Les six mois de séparation ont eu pour seul mérite d'apaiser les tensions, de prendre une décision à tête reposée, sans se haïr, sans rajouter de la souffrance à toute la famille. Nous pouvons nous regarder comme des amis, une affection reste présente entre nous, de beaux souvenirs qui rendent nostalgiques et donnent envie d'y croire à nouveau quelques secondes.
Nous nous sommes assis à la terrasse d'un café sans même nous concerter. Sofia tourne sa petite cuillère dans sa tasse avec trop d'insistance pour quelqu'un qui ne l'a pas sucrée.
— Tu sais, je pouvais pas rêver meilleur père pour mes enfants, murmure-t-elle finalement en plantant ses yeux verts dans les miens, je ne regrette rien. Pendant plus de dix ans j'ai été parfaitement heureuse.
— J'ai jamais voulu te faire de mal.
— Naël, c'est à toi que t'as fait le plus de mal. Moi j'ai jamais aimé que toi, c'était pas difficile. J'occultais bien plus facilement la réalité.
C'est finalement quand elle a cessé d'être vraiment amoureuse de moi que Sofia a commencé à me faire des remarques. Sur ma façon de sur-réagir quand quelqu'un prononçait le prénom d'Iris ou rappelait que nous nous étions tournés autour, sur le fait que je passais parfois plusieurs heures au téléphone avec elle pour la soutenir dans sa procédure d'adoption. Et puis une fois, Sofia a dit quelque chose qui m'a fait prendre conscience de ce que je lui faisais subir :
"À chaque fois que je rentre dans une pièce, j'ai l'impression que tu es déçu, comme si tu espérais voir arriver quelqu'un d'autre."
C'est là que j'ai compris que ne pas céder à la tentation, renfermer chaque jour un peu plus ce que je ressentais, ne changeait finalement pas grand chose au mal que je lui faisais. Désormais je n'étais plus le seul à souffrir de cet amour jamais éteint.
— Je vais rentrer, il faut que je récupère les filles chez ma mère. On se voit dimanche soir quand tu viens les chercher ?
Je réponds par un hochement de tête, perdu dans mes pensées face à la jolie femme qui mérite tellement mieux que moi. Nous nous serrons maladroitement dans les bras l'un de l'autre, elle me recommande de faire attention à moi.
Seul et triste dans mon costume cravate, au beau milieu d'un quartier de Paris qui ne m'évoque rien de particulier, j'erre un moment dans les rues du XVIIe, songeant alors que ma mère y a vécu une bonne partie de sa vie.
Elle n'était pas tellement surprise quand je lui ai parlé du divorce, triste un peu, car avec les années toute la famille s'est attachée à Sofia, mais elle sait que jamais je ne leur en voudrai, à elle et mon père, de continuer à prendre de ses nouvelles. D'autant plus que nous nous sommes jurés de nous réunir pour les anniversaires des enfants et les occasions qui le méritent. Il est hors de question que nos filles ne puissent plus apprécier un repas avec leurs deux parents autour de la table.
J'ai pris un appartement dans le Ve arrondissement, c'était mon rêve quand j'étais en prépa, vivre à cinq minutes du Panthéon, comme si cela pouvait optimiser les chances que ma sépulture finisse par figurer parmi celles des grandes et des grands de ce pays.
En rejoignant une bouche de métro, je tente de réfléchir à ce qu'avaient accompli ceux-ci à mon âge.
Victor Hugo avait eu cinq enfants, écrit six pièces de théâtre, quatre romans dont Notre Dame de Paris et cinq recueils de poésie.
André Malraux venait de passer dix ans de sa vie à combattre le colonialisme et après avoir publié Les conquérants, était sur le point de finir La Condition humaine.
Simone Veil avait survécu au camp d'Auschwitz-Birkenau, perdu toute sa famille, avait trois enfants et venait de passer avec succès le concours de la magistrature.
La liste était longue.
Et moi, j'ai publié une thèse que personne ne lira jamais — même ma mère fait semblant d'avoir été passionnée et ma soeur me demande toujours à quoi sert d'être docteur si l'on ne soigne personne — et j'ai divorcé.
Certes, j'ai deux filles magnifiques et adorables. Mais quand elles auront l'âge de comprendre que c'est à cause de moi qu'elles ont souffert si petites...
Je repense à Victor Hugo et me rappelle le piètre mari et père qu'il a été.
Finalement j'ai peut-être une chance d'être panthéonisé.
Mon téléphone vibre dans ma poche, mon estomac se contracte quand je lis le prénom affiché sur l'écran.
J'aimerais comprendre pourquoi quand il s'agit d'elle, j'ai l'impression d'avoir dans le ventre une scie circulaire tournant à plein régime et déchiquetant mes entrailles.
Prométhée.
Si vous ne connaissez pas ce mythe, le pauvre Prométhée eut l'immense douleur d'être condamné par Zeus à avoir le foie dévoré chaque jour par un aigle, et cela pour l'éternité, son foie se reconstituant toutes les nuits.
Cela fait seulement trente ans que cela dure pour moi. Et le pire c'est que je peine à croire que j'arriverais à vivre sans cette torture. C'est ancré en moi comme si j'avais fini par l'intégrer pleinement, m'en priver reviendrait à m'amputer.
Depuis que je suis père, je ne suis plus vraiment sûr qu'il s'agisse d'amour. Parce que jamais je n'utiliserais un tel champ lexical pour parler de ce que je ressens pour mes filles.
J'ai envoyé quelques mots pour répondre aux siens.
Malgré elle, Iris est à l'origine de l'échec que j'ai vécu aujourd'hui et de la profonde tristesse dans laquelle je me trouve. Pourtant, il me semble qu'il n'y a personne d'autre dont j'ai envie de sentir la présence plus que la sienne.
Il fait presque nuit quand j'émerge du dédales de sous-terrains du métro parisien. Mon regard parcourt la Place Monge, analysant chaque silhouette. Il s'arrête de lui-même sur la seule qui m'importe.
Je crois que ce qui me frappera toujours c'est que malgré nos corps et nos vécus d'adultes, nous nous retrouvons toujours l'un face à l'autre comme deux enfants à peine capable de mettre des mots sur des émotions.
Iris s'approche de moi doucement, semblant jauger mon état. On ne s'est pas vu depuis longtemps. Même si nous étions dans la même ville, tant que le divorce n'était pas prononcé, je tenais à rester fidèle à Sofia.
*******
Elle fume une cigarette à la fenêtre, le regard perdu dans la contemplation de la rue déserte. C'est drôle. Maintenant que nous n'avons plus à culpabiliser de ressentir ce que l'on ressent, c'est comme si on ne savait plus l'exprimer.
Malgré le fait qu'il s'agisse de l'une des personne que je connais le mieux au monde, j'ai presque la sensation que c'est une inconnue magnifique que je suis incapable d'aborder.
Je lui ai raconté brièvement ma journée, nous avons dîné dans une drôle d'ambiance.
Nous nous retrouvons tous les deux au bord du précipice, sans pouvoir faire marche arrière, et nous nous demandons ce qui est le mieux entre sauter dans le vide ou rester bloqués au bord pour l'éternité.
Iris écrase son mégot et relève ses yeux bruns vers les miens.
Des femmes belles j'en ai vu plein, celles qui nous ont élevés, celles avec lesquelles j'ai grandi, toutes ont leur personnalité et si elles ne correspondent pas forcément aux critères universels, elles dégagent une aura particulière. Mais personne n'est belle comme Iris, et tout le monde le sait. Peut-être parce qu'elle est folle.
"Les plus jolies c'est les plus folles" avait écrit son père comme s'il avait tout prévu.
Je pourrais sûrement oublier de m'alimenter si je l'admirais trop longtemps.
— Quand j'étais petite, je trouvais les princesses stupides de se marier. Parce qu'à partir du moment où elles épousaient leur prince, l'histoire était finie. Plus d'aventures extraordinaires, plus de fées, plus de nains. La vie normale.
— Et maintenant ? demandai-je.
Iris me sourit tristement.
— J'ai retrouvé mon prince, et j'ai peur que l'histoire se finisse.
Je me rends compte que c'est exactement la même angoisse qui me ronge depuis que nous nous sommes retrouvés.
Et puis soudainement, il me semble avoir trouvé la solution.
— Je ne veux pas t'épouser. Je ne veux même pas vivre avec toi.
Elle écarquille les yeux.
— Tu as trouvé ton équilibre avec Isaac, tu n'as pas besoin de moi dans ton quotidien, dans ton travail, dans tous tes voyages. J'ai mes filles et j'entends bien leur accorder beaucoup de mon temps libre. Je suis autonome et j'ai envie de découvrir de nouvelles perspectives.
— Naël. Qu'est-ce que tu racontes ?
Elle a peur, comme si je menaçais de lui retirer un rêve qu'elle vient à peine d'entrevoir.
— Ma vie a été écrite par mes soins de A à Z, j'ai tout planifié. Le seul élément perturbateur, c'est toi. Et je veux que ça le reste. Le mariage on s'en fout, mes parents se sont mariés à plus de quarante ans et j'ai divorcé à trente ans.
Parce que je la connais trop bien, elle souffrira dans une vie rangée, retombera dans ses vieux démons. Je refuse de la retenir mais je veux être son port d'attache, celui vers qui elle vient reprendre des forces et qu'elle se languit de retrouver.
— Est-ce que tu es en train de me larguer avant même qu'on ait envisagé quelque chose ensemble ? murmure la jeune femme tout en se rapprochant de moi.
Je souris.
C'est l'inverse. Je crois seulement que je lui propose la seule manière viable d'être ensemble sans nous détruire.
— Tu sais moi, que tu sois là ou non, je t'aime toujours. Ça ne change jamais en fait, comme si j'étais né ainsi. Alors tu es libre, pars, viens, reste, fais ce que bon te semble.
Iris s'assoit à mes côtés, ramène ses jambes contre elle et pose son front contre ses genoux, j'ai envie de caresser les belles longueurs brunes et brillantes de ses cheveux. Mais même aujourd'hui, j'ai un peu peur qu'elle s'évapore brusquement si je la touche. Voyant qu'elle ne semble pas apprécier mes paroles, je demande :
— Ça ne va pas ?
La jeune femme ne répond pas tout de suite et pousse un soupir triste, me laissant dans un drôle de suspens.
— Je crois que je ne m'attendais pas à ce que tu me rejettes, il faut croire que j'ai toujours trop compté sur ton amour pour moi.
Décidément. Elle ne comprend vraiment rien.
— Qui parle de rejet ? Je te parle d'indépendance. Tu sais si tu ne me dis pas ce que toi tu veux, on n'avancera pas.
— Je veux maintenir ma vie en paix, ne plus être l'esclave de ma folie, rendre Isaac heureux et... Je suis fatiguée. De voyager seule, de n'avoir personne avec qui m'évader. Quand je confie mon fils à mon frère ou aux parents, c'est toujours pour être désespérément seule. Et dans ces moments-là, tu me manques tellement...
Mes entrailles se tordent dans tous les sens, j'ose à peine respirer pendant qu'Iris poursuit :
— C'est comme si ma vie était un puzzle que j'avais passé des années à assembler, mais qu'une pièce majeure était introuvable. Sans les autres, elle n'avait pas vraiment de sens et je ne savais pas où la mettre, et maintenant que j'ai tout le reste, je l'ai perdue.
— Mais moi je veux bien être là quand tu es seule et m'évader avec toi. C'est exactement ce que je te proposais.
Il nous faut alors quelques temps pour nous comprendre, pour qu'Iris perçoive que tout ce que je veux c'est ne pas détruire le reste du puzzle en m'imposant trop brusquement au milieu des autres pièces, qu'il puisse simplement s'associer au mien pour former une image plus large, plus belle.
— T'as pas quelque chose à boire ? articule-t-elle finalement.
Je pourrais lui faire la remarquer qu'elle ne boit plus d'alcool depuis plusieurs années, mais bon, elle était aussi censée ne plus fumer. Et même pour moi qui ne boit jamais, un verre d'alcool paraît actuellement être une très bonne option.
Fouillant dans les placards, je finis par trouver une bouteille de vin qu'un collègue m'a offert en pensant bien faire. Finalement il n'a pas eu tort.
— Rien de plus fort, désolé.
Je lui propose d'aller chez l'épicier, elle refuse. Le vin c'est bien.
L'ambiance a changé. C'est presque électrique.
Quand elle porte le verre de blanc à ses lèvres, mon regard se pose sur le pendentif doré qui brille autour de son cou. Une petite amulette égyptienne que je lui ai offert il y a au moins cinq ou six ans.
Impossible de continuer à la regarder, mes yeux se fixent sur le pied du verre vide qu'elle vient de poser à même la table basse, il y aura sûrement une auréole sur le bois.
Iris attend, je crois qu'encore une fois je me mets trop la pression, la dernière fois que je l'ai embrassée, nous avions à peine dix-huit ans. Je veux que ce soit parfait et cela me paralyse.
Et puis ses doigts fins viennent peigner les boucles brunes qui me tombent devant les yeux.
— Je comprends pas ce qui cloche chez toi. T'es sûrement un des divorcés les plus sexy de la capitale, t'es le mec le plus brillant que je connaisse, tout le monde t'adore, tu devrais être tellement sûr de toi... Franchement avec ton background tu devrais presque être un mec imbu de lui-même et toxique.
Sa remarque ne me plaît pas.
— Je sais que t'aimes les connards, mais j'ai pas l'intention de le devenir pour...
Je me tais car ses lèvres viennent de se poser contre mon cou, elle recommence une fois. Deux fois.
Je sens alors monter en moi quelque chose qui n'était pas prévu, une profonde émotion, une vague de tristesse et de joie mêlées qui humidifie presque aussitôt mes yeux.
Iris se rapproche et attrape ma tête entre ses mains, il me semble alors que je cesse complètement d'en supporter le poids, fermant les yeux tandis qu'elle embrasse mes pommettes et mon front.
— Est-ce que cette fois je peux être celle qui sauve ? murmure-t-elle tout près de mes lèvres.
J'acquiesce.
Il me semblait que ce serait une tornade, un cataclysme dans mon corps et dans mes veines, comme dans les films, comme dans les romans. Mais au lieu de cela, embrasser Iris ce soir là, fait finalement moins mal que de l'aimer, moins mal que de divorcer, moins mal que de vivre.
Au contraire, c'est plus comme si après une longue et douloureuse maladie, je trouvais pendant quelques minutes la quiétude de la mort.
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