Bonus #6 Iris

Salut vous,

Ça fait longtemps que je ne vous ai pas donné de nouvelles. Pardonnez-moi pour ça, vous m'avez manqué.

Je crois que la dernière fois que nous avons été en contact vous et moi, j'essayais de sauver Ilyes de la tristesse de sa rupture. Pour moi c'était il y a longtemps maintenant... Aujourd'hui il va tellement bien, Jade et lui fondent leur petite famille dans le Sud qui a vu naître leurs sentiments il y a des années. Je suis tellement fière de lui.

Mais ce n'est pas pour vous parler d'eux que je vous retrouve, j'espère que vous ne serez pas trop déçus...

Beaucoup de choses ont changé dans ma vie. Une majoritairement. Un énorme changement pour moi, quelque chose dont je n'aurais jamais pensé être capable.

Il y a deux ans jour pour jour, je suis devenue maman.

Oui asseyez-vous, ça vaut mieux, vous n'êtes pas au bout de vos surprises.

Je suis mère depuis deux ans d'un petit garçon de sept ans.

Comment est-ce possible ? me demanderez-vous.

Eh bien... Il y a quelques années, un peu avant le décès de Violette, j'ai travaillé pour un reportage sur les enfants des rues en Colombie, en étroite collaboration avec un orphelinat dans lequel j'étais bénévole. Et je suis tombée amoureuse, un coup de foudre.

Pour Isaac et moi, la connexion a été évidente. Il pleurait quand je partais, bondissait vers moi lorsque j'arrivais. Quand aurait dû se terminer mon séjour à Bogota, je ne pouvais plus partir, l'idée de me séparer de lui me broyait le coeur au point où je ne parvenais plus à trouver le sommeil.

Il a fallut de très longs mois de combat, d'abord pour être sûre de mon choix, devenir mère dans ma situation, en tant que femme seule, avec mes fragilités psychologiques, en étais-je capable ? Pouvais-je offrir à un enfant le foyer qu'il méritait ?

Grâce au soutien indéfectible de mes parents, je me suis sentie digne d'accueillir Isaac. Mais le combat suivant a été encore plus éprouvant : obtenir un agrément, les procédures administratives. Nous n'avons rien dit à personne car je ne voulais pas que l'on contribue à me créer de faux espoirs et puis... Avec la mort de Vio, le mariage de Jade et Ilyes, tout le monde avait autre chose à penser.

Le seul qui a su, vous le devinerez, c'est Naël. Sans lui les deux ans d'attente et de procédure avant qu'Isaac soit enfin officiellement mon fils auraient peut-être eu raison de ma détermination. Il m'a tellement soutenue, je l'ai eu au téléphone presque tous les jours durant ce long chemin vers la maternité.

Mais désormais je suis mère, pour toujours.

En accueillant cet enfant, je me suis réconciliée avec celui que j'aurais pu avoir il y a plus de quinze ans. Je crois que je me suis pardonnée. Même si parfois encore des cauchemars bouleversent mes nuits, même si je me surprends encore à imaginer les traits qu'il ou elle aurait eu, Isaac a rempli ma vie et mon cœur de tant d'amour qu'il m'arrive d'en pleurer.

On pourrait penser que le fait d'adopter un enfant pauvre et abandonné est un acte humanitaire, généreux, croire que je l'ai sauvé. Mais c'est faux, c'est Isaac qui m'a sauvée, il m'a donné la raison de vivre qui me manquait, celle qui sera toujours plus forte que la noirceur qui me fait parfois regarder les veines de mes poignets avec l'envie d'y planter une lame.

J'ai réussi à revenir en région parisienne, pour qu'il puisse avoir une résidence stable pour sa scolarité, c'était important. J'ai beaucoup voyagé et étrangement, jusqu'à ce que j'aie mon fils, je ne m'étais jamais sentie chez moi nulle part. C'est la première fois depuis plus de dix ans que je pose réellement mes valises, on habite Belleville tous les deux, j'y suis bien. J'ai un appartement lumineux qui est aussi une sorte de caverne d'Ali Baba, dans laquelle se mêlent mes plus belles photos encadrées, les souvenirs de tous mes voyages, les disques de mon père, les livres de ma mère, ceux de Naël, les miens.

Bien sûr, l'adaptation n'est pas toujours facile pour Isaac, il a quitté son pays, sa ville, sa culture. Mais je m'efforce de respecter au mieux ses besoins, mon but n'est en aucun cas de le déraciner. Pour me former au mieux, je côtoie plusieurs parents adoptants qui ont eux aussi des enfants colombiens. Isaac et moi sommes retournés à Bogota l'été dernier et j'ai été tellement surprise qu'il me dise qu'il avait hâte de retrouver Paris.

Au début j'ai eu un peu le vertige en me confrontant à mon rôle de mère, ses premières maladies, ses premiers chagrins, ses colères. J'ai mesuré encore plus à quel point mes parents n'avaient pas mérité toute la haine que je leur ai portée adolescente. Cela me fait d'ailleurs appréhender un peu l'adolescence de mon fils, aurais-je la capacité de supporter le fait qu'il se mette à me détester ?

Vous voyez... On ne guérit jamais vraiment de ses insécurités.

Il y a une autre chose dont on ne guérit pas.

Et la personne qui vient de sonner à la porte de mon appartement le sait aussi bien que moi.

Il se tient dans l'encadrement la mine un peu pâle et, une fois n'est pas coutume, les joues mal rasées. Je sens mon cœur s'emballer légèrement quand ses yeux bruns rencontrent les miens derrière ses lunettes en écaille. Boucles noires sur le front, chemise blanche parfaitement repassée, vous l'avez reconnu. Et croyez moi, le Naël de trente-trois ans n'a rien à envier à celui de dix-huit.

Je ne sais même pas ce qu'il fait là, sur le pas de ma porte, mais je n'ai déjà pas pu empêcher mon regard de s'attarder sur ses lèvres.

Nous sommes des héros, ou plutôt, il l'est, depuis plus de dix ans nous n'avons plus cédé à cette infernale ambiguïté qui perdure entre nous.

— Qu'est-ce que tu fais là ? Tu n'es pas à Berlin ?

Naël se passe la main dans les cheveux et m'adresse un sourire crispé, non évidemment qu'il n'est pas à Berlin. Je me rends compte que je ne l'ai même pas invité à entrer, ouvrant grand la porte, je lui chuchote de ne pas faire trop de bruit car Isaac dort. Il me suit dans la pièce à vivre, il a l'air tendu.

Oui, je sais ce que vous vous dites, Naël a toujours l'air un peu tendu, ou du moins coincé. Mais là c'est plus marqué que d'habitude.

Je lui propose un thé qu'il accepte d'un signe de tête avant de se laisser tomber sur le canapé, je le trouve de plus en plus étrange, connaissant cet homme mieux que personne, je vois dans la façon dont il déglutit à plusieurs reprises qu'il est au bord des larmes. Il ne va pas bien du tout.

— Naël, dis-moi ce qu'il y a.

La bouilloire commence à chauffer et je m'assied à côté de lui pour attraper son visage entre mes paumes, je reconnais ce Naël aux yeux brillants de larmes, celui qui s'enferme dans son mutisme, c'est celui qui lutte contre lui-même au point où c'en est douloureux. D'une voix douce je l'incite à me parler, à me livrer ce qui le met dans cet état, s'il est venu me trouver, c'est que j'étais la seule à pouvoir le comprendre.

— Je... j'ai roulé sans m'arrêter, juste pour prendre de l'essence, du café, et même cette merde de red bull qu'Amir boit sans arrêt.

Il a du mal à organiser ses pensées, il faut bien qu'il commence par quelque chose.

— Tu dois être crevé...

Il y a au moins onze ou douze heures de route entre Berlin et Paris. Je me demande même comment sa chemise peut encore avoir l'air aussi fraiche après un aussi long trajet. Pendant un instant j'ai presque un doute sur le fait qu'il ne soit pas le fils de Maya. Il me lance un long regard perdu.

— Je l'étais déjà avant. Je suis en train de péter les plombs, Iris.

Ok, pour que Naël dise ça, c'est grave. Étrangement, même si nous sommes très proches dans cette position, je n'ai plus envie de l'embrasser, c'est davantage un besoin de le réconforter qui m'anime, de le serrer très fort comme il le faisait avec moi durant mes pires crises d'angoisse.

— Je me lève chaque matin en me demandant pourquoi je le fais, ma famille me rend fou, j'aime mes filles mais j'arrive plus à les regarder dans les yeux, j'ai l'impression de leur mentir, tout le temps. De mentir à tout le monde et surtout à moi-même. C'est comme si j'étais dans la peau d'un homme qui n'est pas moi, que j'étais coincé dedans et que j'arrivais jamais à en sortir. Je sais même plus si je suis vivant, je pense quinze fois par jour à me jeter sous un tram.

C'est un peu plus grave que ce que je pensais, mais c'est quelque chose que j'ai toujours craint pour Naël. Il a échappé à la crise d'adolescence, n'a jamais remis en question ses convictions, a suivi pendant des années le plan qu'il s'est lui-même construit pour réussir sa vie. Sauf que voilà...

— Et Sofia, je demande doucement, Elle en dit quoi ? Tu lui en as parlé ?

Ses prunelles disparaissent quelques secondes sous ses paupières, je vois une larme perler entre ses cils. L'eau a fini de bouillir, mais je ne bouge pas d'un poil.

— Je crois qu'elle me hait, on vit côte à côte sans se parler, on se donne chacun nos instructions pour la journée, j'essaie de tout faire pour alléger sa charge mentale à la maison, mais... Je peux plus la voir, c'est presque du dégoût que je ressens quand je me retrouve face à elle. Tout ce qu'elle fait me rend dingue, je dois presque me retenir de ne pas l'étouffer avec un coussin quand elle respire un peu fort la nuit.

Il sait qu'avec moi il peut dire ces choses qu'il n'oserait jamais avouer devant personne d'autre, que je ne le jugerai jamais d'avoir envie de mourir, d'avoir envie de tuer quelqu'un. Je passe doucement ma main dans sa tignasse brune, la seule chose qu'il ne peut pas dompter chez lui, et attire doucement son front contre mon épaule, l'incitant à respirer pour apaiser les sanglots qui secouent sa cage thoracique. Après tout ce n'est peut-être qu'une passade. Peut-être que dans deux mois tout ira mieux qu'il aimera de nouveau Sofia. Naël s'est toujours mis une pression vingt fois supérieure à la moyenne, que ce soit pour nous protéger lorsque l'on était plus jeunes, pour ses études, son travail, son mariage, l'éducation de ses deux filles.

Je n'aurais pourtant jamais pensé qu'à trente ans, j'aurais été la plus épanouie de nous deux.

— Pourquoi tu es venu me voir ?

— Je ne sais plus qui je suis... Je... me suis dit que toi tu devais le savoir.

Je ferme les yeux sous la puissance de sa confession, on a beau se voir deux fois par an, le lien reste là. Je le serre très fort contre moi, en me posant la simple question mentale : qui est Naël ? Un flot de souvenirs se renverse sur moi.

Du petit garçon qui jouait les chevaliers servants, à l'adolescent dont j'ai broyé le cœur en miettes. Celui qui m'a sauvée, aimée, protégée, maintenue en vie. C'est lui Naël.

— Ça dure depuis la mort de Vio, je... elle se faisait du souci pour moi. Elle me parlait sans cesse de ce que je voulais vraiment, me demandait ce que je ferais si un génie me donnait soudainement la possibilité d'accomplir mon plus grand désir. Elle me manque tellement, je voudrais qu'elle puisse m'aider mais...

Je sais que le décès de Violette a été une épreuve terrible pour lui, nous nous sommes beaucoup écrits, appelés à ce moment-là. Je suis sûre qu'il n'en parle pas au quotidien, il garde tout ça enfoui.

— Sofia veut divorcer, je peux pas supporter cette idée, je peux pas faire ça à mes filles, on va leur faire du mal. On peut pas faire ça.

Oh. Je ne pensais pas qu'ils en étaient à ce point, et en même temps, il est certain que jamais Naël n'aurait considéré de lui-même la possibilité d'un divorce, pour lui le mariage c'est toute la vie ou rien. Et puis, échouer... Jamais.

La partie égoïste de mon caractère ne peut s'empêcher de me laisser penser que s'il divorce pour de vrai, nous ne serons plus forcément obligés de nous contenir lorsque nous nous voyons, et je m'efforce de chasser cette idée avant qu'elle ne devienne trop présente à mon esprit.

— Naël, répond à la question de Violette, si un génie te donnait un vœu, sans que personne ne te juge, même pas toi, qu'est-ce que tu demanderais, là maintenant.

Je suis certaine qu'il a réfléchi à cette question des milliers de fois, mais je ne veux pas qu'il me donne une réponse réfléchie, je veux qu'elle sorte de ses tripes. Il me fixe quelques secondes avec une légère panique.

— Naël. Arrête de penser. Parle.

Il ouvre la bouche, la referme, je sais que la réponse lui brule la langue, et qu'au fond, la source de tous ses malheurs actuels, c'est ça. Et je m'en veux tellement. Mais les choses auraient difficilement pu être autrement. Tous les parcours ne sont pas linéaires.

— Naël !

J'ai presque crié, il faut qu'il le dise. Et lui aussi monte le ton en répondant brusquement :

— Toi ! Toi, c'est la même chose depuis trente ans, c'est toi que je veux !

Même si je connaissais la réponse, je sens mes muscles se liquéfier, il est vraiment le seul à m'aimer à ce point. Après toutes ces années, je continue à le faire souffrir malgré moi. Avec ce qu'il vient de dire, je pourrais surement l'embrasser, je crois même que ce soir il pourrait craquer, on pourrait coucher ensemble. Mais je sais que ce n'est pas ce dont il a besoin, il se sent déjà tellement coupable.

— Viens, je murmure, On y verra plus clair demain matin.

Naël et moi avons passé des centaines de nuits côte à côte, il a veillé sur mes rêves trop de fois pour que je ne puisse pas le faire à mon tour dans un moment de sa vie aussi difficile. Il ne proteste même pas et me suis dans ma chambre.

********

Allongés l'un en face de l'autre dans le noir, nous parlons depuis deux heures, j'ai l'impression que rien n'a changé, c'est toujours dans le secret de la nuit que nous réussissons à nous livrer l'un à l'autre. Autrefois j'étais horrible avec lui toute la journée, pour me retrouver douce comme un agneau et avide d'affection dans son lit la nuit. Il m'a toujours donné bien plus que ce que je ne méritais, même ce soir. Je lis dans ses yeux tout l'amour du monde et n'arrive pas à m'en sentir digne.

Je ne sais pas ce qu'il va se passer après cette nuit, peut-être que tout va s'arranger entre Sofia et lui, peut-être qu'il va vraiment divorcer et qu'il pourra s'allonger encore plein d'autres fois à mes côtés. Je ne sais même pas vraiment ce que moi je veux.

Je crois que si j'avais un génie moi aussi, je lui demanderais simplement de rendre Naël heureux, à tout jamais. De lui donner tout le bonheur qui lui manque depuis des années.

— Elle est frustrante la question de Violette, dis-je à mi-voix, Parce que les génies, ça n'existe pas.

Naël me fixe d'un drôle d'air.

— Tu comprends pas Iris... Pour Vio le génie c'est nous. Et le vœu, ce pourquoi on doit se battre.

Sa réponse me coupe le souffle. Serait-ce donc à moi de le rendre heureux ? Comment ? Je ne suis pas un génie, je suis même bien moins que ça. Je n'ai pendant très longtemps même pas su me rendre heureuse moi-même.

Il y a quelques années, j'aurais dit que Violette racontait des conneries et que la sagesse conférée aux paroles des défunts n'y changeait rien. Mais il y a quelques années, je pensais aussi n'être jamais capable d'être mère.

Et puis s'il y a bien quelqu'un qui a réussi sa vie, c'est Violette. Et heureusement, car la mort l'a rattrapée trop tôt.

— Il faut peut-être qu'on commence à devenir nos génies alors, fais-je dans un chuchotement.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top