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— Cléandre, clignotant.

— Je sais...

— Si tu sais, pourquoi tu l'as pas mis ?

— Parce que ça sert à rien, s'il y a personne derrière moi.

— C'est pas une raison. Tu dois le mettre à chaque fois, ne serait-ce que pour prendre l'habitude, point barre. Au prochain feu, tu prends à droite, sur le boulevard.

Je déteste faire la conduite avec mon père. J'ai l'impression d'être à l'armée.
Seule la perfection est autorisée, et tout obstacle possible et inimaginable doit être anticipé 2km à l'avance, surtout qu'il me laisse apprendre sur sa BMW. Autant dire qu'à la première rayure, ce tyran n'hésitera pas à retenir la somme des réparations sur mon argent de poche.
Sauf que je galère avec les dimensions du véhicule, et que conduire une berline en ville est un vrai calvaire. Parfois, j'en viens même à regretter la Peugeot 208 toute claquée de l'auto-école avec son gabarit beaucoup plus simple à manœuvrer.

Mon père continue de me donner les directions à suivre, et à plus grand désespoir, nous ne nous rapprochons pas de la maison. Au contraire, il m'entraine toujours plus près du centre-ville, en enfer.
Il y a plein de circulation, plein de kékés en scooter ou en vélos qui déboulent de nulle part, des piétons qui traversent à l'arrache, des travaux de partout, et en plus il fait nuit, et j'ai horreur de conduire de nuit.

— Stop. Gare-toi là.

Il m'arrête dans une rue à sens unique et me désigne une place libre entre deux grosses voitures.

— Sérieux ? Mais c'est tout petit, je vais galérer !

— Tu penses que l'examinateur en aura quelque chose à faire de tes galères ? Tu te gares là, point.

— Putain...

— Surveille ton langage, jeune homme.

— Pardon...

Je me range sur le côté, passe la marche arrière. Ma première tentative échoue et je dois ressortir pour tout recommencer. La deuxième fois, je braque trop tôt et la voiture dépasse de moitié de la place. Je commence à ressortir pour arranger le coup, quand le tocard derrière nous commence à klaxonner. Je cale.

— Qu'est-ce qu'il veut l'autre prolétaire avec sa carcasse de Citroën Berlingo ? gronde mon père. Ignore-le, Cléandre, et termine-moi cette manœuvre.

Sauf que l'autre bouffon avec son épave de Berlingo klaxonne encore et m'angoisse. À cause de lui, je fais que caler et je suis saoulé ! Je déteste conduire !

— Putain, papa, il me casse les couilles, ce sale prolo, là !

— Saleté de Parisien ! Bouge pas.

Mon père sort de la voiture en mode furie pour aller hurler sur ce connard immatriculé « 75 », et lui rappeler que « les autocollants « conduite accompagnée » sont pas là pour décorer la bagnole, putain ! ».

Profitant d'être à l'extérieur, il me guide et m'aide à me garer comme il faut. Le Parigo en Berlingo nous dépasse sans manquer de m'adresser un doigt d'honneur auquel je réponds par deux doigts levés et une grimace. Heureusement, le daron ne voit rien de la scène.

Enfin, après 28 minutes supplémentaires de calvaire, nous arrivons devant le portail de la maison. Le temps que les grilles s'ouvrent, mon père remplit mon carnet de conduite.

— Tu te débrouilles pas trop mal, Cléandre, mais il va falloir penser à tes clignotants et travailler tes manœuvres. J'ai déjà demandé à l'auto-école de te bloquer une date pour janvier, donc il te reste moins d'un mois et demi pour te perfectionner.

— Oui, je sais...

— Je vais dire à ta mère de t'emmener t'entrainer au parking de Carrefour Lingostière, la prochaine fois. Et vous irez conduire dans la montagne, au passage.

— Oh, non ! non ! pas Carrefour, c'est l'enfer là-bas...

Ce parking est pire qu'une usine. Les voitures sortent et rentrent à la chaine, ça klaxonne et ça pile de partout, et il faut souvent tourner quinze ans pour trouver une place.

— Arrête de geindre et range-moi cette bagnole dans le garage pour terminer.

La voiture garée, nous faisons le tour de la maison par le jardin pour rentrer à l'intérieur. De petites lumières au sol indiquent le chemin de gravier à suivre dans la nuit. Un peu plus loin, les lampes LED de la piscine illuminent l'eau pour la faire briller d'un joli turquoise sous son abri.

— Y'a un match samedi, tu veux venir ? propose mon père.

— Je sais pas... Kenza sera là, ce week-end.

— Et ça l'intéresse pas le foot, ta copine ?

— Bof...

— Si vous changez d'avis, dites-le-moi avant la fin de semaine.

— Ouais... Merci.

— Au fait, vous vous protégez toujours ?

Heureusement, le manque de luminosité empêche le daron de voir mon visage embrasé par un feu de forêt.

— Putain ! Mais non, mais pourquoi tu me parles de ça, d'un coup, là ?

— Ton langage, Cléandre...

— Pardon...

— Et comment ça, « non » ?

— Mais p... elle prend la pilule, demande à maman, j'en sais rien, moi, renseigne-toi ailleurs.

— Bien. Parce que tu fais tellement de conneries en ce moment, je veux juste m'assurer que tu vas pas nous sortir un môme du chapeau en cours d'année.

— Mais non ! Putain, j'y crois pas...

Mon père soupire, et je peux quasiment sentir ses yeux me pulvériser.

— Va falloir que tu te calmes avec tes « putain ». On n'a pas élevé une racaille.

— Oui, je sais, pardon...

— D'ailleurs, l'achat de jogging qui coutent cher et qui te donnent mauvaise allure, c'est terminé.

— Mais c'est confortable et je supporte pas les jeans !

— Trouve quelque chose d'autre à porter alors, mais si je te vois encore avec un nouveau jogging, je divise par deux ton argent de poche.

— Pu...naise.

— T'as déjà bien assez de vêtements, de toute façon.

Avant d'aller s'enfermer dans son bureau, mon père m'ordonne d'aller aider ma mère en cuisine. Je retrouve cette dernière dans un petit tailleur beige, en train d'ouvrir des barquettes de nourriture encore fumantes pour en verser le contenu dans des plats.

— Bonsoir, mon lapin, je t'ai pris du canard et des pommes de terre sautées chez le traiteur. Est-ce que ça te va ?

— Est-ce qu'il y a autre chose ?

— Saumon à la crème, riz et des asperges ?

— Oui, je veux ça.

— Sinon, comment s'est passée la conduite ?

— Horrible ! L'homme que t'as épousé est juste le pire tyran, vivement que tout ça soit terminé !

— T'inquiète pas. La prochaine fois, on ira que tous les deux.

— Sauf que papa veut que tu m'emmènes sur le parking de Carrefour et j'ai pas envie ! Tu sais que c'est l'usine là-bas, non ?

— T'inquiète pas, on ira ailleurs. Il faudra juste pas lui dire, chuchote-t-elle.

— Cool...

Une fois que ma mère a terminé de préparer mon assiette, je prends une fourchette et pars avec.

— Je mange dans ma chambre.

— Non, tu te mets à table.

— Mais j'ai mangé au salon toute la semaine, c'est bon là !

— J'ai dit non ! Si tu montes dans cette chambre, j'appelle ton père !

— Putain ! C'est quoi cette baraque où on peut même plus vivre comme on veut !

— Cléandre ! Si je sors de ce bureau, tu te manges une rouste !

La menace de mon père traverse tous les murs du rez-de-chaussée jusque dans la cuisine.

— Tu as entendu, mon lapin ? Installe-toi à table, et je te rejoins dans une minute.

Ma mère agrémente sa phrase d'un grand sourire triomphant et satisfait.

Après le diner, je vole un éclair au chocolat dans le frigo et file dans ma chambre. J'allume la télévision pour me tenir compagnie, puis démarre mon ordinateur.

En attendant qu'il se mette en route, je réponds aux textos d'Arthur et de deux autres types de la classe, puis appelle Kenza. Je me plains de mon horrible soirée au volant pendant dix minutes, puis lui laisse le champ libre. Je la mets sur haut-parleur, et pendant qu'elle me raconte ce qu'il s'est passé dans sa vie entre ce midi et maintenant, j'ouvre mon navigateur internet.

LuLuCat100 : Coucou ! J'ai eu peur, j'ai cru que t'allais pas te connecter aujourd'hui ! :B

Start-upNation : peur mdr ? genre nerveuse angoissée et tout ?

LuLuCat100 : Mais oui !!

Start-upNation : faut vraiment que tu te fasses soigner parce que ça devient inquiétant Caliméro

LuLuCat100 : C'est parce que j'ai besoin de tes conseils concernant l'opération A.M.I.T.I.E. que j'ai lancée ce matin ! J'ai repéré une cible isolée en classe d'espagnol. C'est un garçon moche, avec plein de boutons et personne lui parle, donc j'imagine qu'il doit être gentil... il pourrait devenir mon ami sauf que je sais pas comment m'y prendre sans qu'il pense que je le drague...

Sans oublier d'émettre des grognements à intervalle régulier pour signaler à Kenza que je l'écoute, je conseille Caliméro, qui au final, préfère tout ignorer pour le faire à sa façon.

Sans surprise, la mission se solde par échec, et LuLuCat100 jure de ne plus jamais parler à un garçon de sa vie pour éviter toute tentative de bisou-bisou de leur part.

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