3


Comme chaque vendredi, la classe est intenable. D'autant plus que nous terminons la matinée avec notre cours préféré : Histoire-Géographie.

Tout le monde adore le cours d'Histoire-Géographie. Les gens rigolent à gorge déployée, parlent avec leurs potes situés à l'autre bout de la classe, ou pianotent sur leur portable à découvert.

Seuls les intellos les plus assidus, tous installés au premier rang, résistent. Ils participent, notent le cours et ne se laissent pas corrompre par l'euphorie et l'excitation générale du week-end à venir.

Tant bien que mal, Mme Diassouka poursuit son cours sur la Guerre Froide dans le brouhaha ambiant et tente de nous impliquer, sans grande réussite. En partie à cause d'Arthur. En bon chef autoproclamé des élèves perturbateurs, il s'assure que cet état d'effervescence ne s'essouffle jamais.

Je ne sais pas pourquoi personne ne respecte Mme Diassouka.
C'est comme si d'un commun accord passé en début d'année, nous l'avions désignée comme notre souffre-douleur. Celle avec qui presque tout le monde oublierait le règlement et son contrat d'élève. Parfois, je me sens mal pour elle, mais nous ne l'avons pas choisi par hasard. Sa personnalité, son aura, son apparence ne renvoient rien d'autre qu'un manque flagrant d'autorité, une incapacité à gérer une classe un peu dissipée.

Dès que la sonnerie résonne dans les couloirs, Arthur et moi ramassons nos sacs restés fermés et quittons la salle, avant même que Mme Diassouka n'ait le temps de prononcer la dernière phrase de son cours.

Nous sommes les premiers à arriver devant les portes du réfectoire.

— J'imagine qu'on mange encore avec ta gonz' ? soupire Arthur.

— Tu devrais être content, y'aura Nina.

— Je suis pas sûr qu'elle m'intéresse encore. Elle est pas trop dégueulasse, mais quand elle ouvre la bouche, ça gâche tout. Je supporte pas son accent marseillais.

Le vendredi est le seul jour de la semaine où nous mangeons à la cantine, car c'est celui où les lasagnes, hamburgers, frites, nouilles chinoises ou autres sont au menu.

Plateau en main, nous nous installons à une table de six, placée devant la grande baie vitrée qui donne sur la cour. Le réfectoire commence à se remplir peu à peu, et nous sommes finalement rejoints par un groupe de filles.

Kenza s'assoit en face de moi, un grand sourire sur les lèvres et les cils battant en guise de bonjour.

Vraiment, même après un an presque et demi de relation, je suis toujours fasciné par sa beauté. Ses longs cheveux noirs lisses, sa peau de pêche, ses yeux chocolat illuminés par le soleil qui filtre à travers la vitre, son nez, sa bouche, tout est niquel. Mais en plus de son physique au top, elle est intelligente, douce, féminine... Juste parfaite. Parfois, j'arrive même à penser qu'elle l'est peut-être un peu trop...

Faut dire que ses parents lui ont donné une éducation bien carrée et pleine de valeurs, en parfaite osmose avec les règles de bienséance. Ça m'étonne d'ailleurs qu'ils laissent Kenza prendre la pilule ou même avoir un copain. Ce n'est pas comme s'ils ignoraient ce que cela implique. Peut-être qu'ils ne sont pas aussi stricts qu'ils ont en l'air. Ou alors, ils m'aiment vraiment bien.

Sans doute qu'un garçon issu d'une famille aisée, habillé de joggings scandaleusement chers, inspire plus confiance qu'un prolo lambda en survêtement Adidas.

Arthur passe la moitié du repas à loucher sur la fameuse Nina qu'il kiffe plus que tout, malgré son accent marseillais et son apparence « pas trop dégueulasse ». Il rebondit sur chacune de ses phrases pour faire durer les conversations, montre ses facettes les plus charmantes, et s'efforce de supprimer tout vocabulaire offensant de son langage.

Son attitude irréprochable fait rouler les yeux de Kenza, qui m'adresse des regards ennuyés dès qu'il ouvre la bouche.

À la sortie du réfectoire, Kenza vient se pendre à mon bras et m'entraine à part du groupe.

— Tu dors toujours chez moi, ce soir ?

— Oui, mais je te rejoindrai un peu plus tard que d'habitude... J'ai une heure de colle.

— Cléandre, c'est la troisième depuis la rentrée. Faut que t'arrêtes.

— C'est pas de ma faute si les profs s'acharnent sur moi. Ils peuvent pas m'encadrer, je comprends pas pourquoi.

Elle m'adresse sa moue peu convaincue, sourcils relevés aux dessus de ses yeux plein de jugement.

— Tu veux vraiment qu'on parle de tes « insolence » et « bavardages incessants qui perturbent le cours » ?

— Ça, c'est à cause d'Arthur. Il s'arrête jamais, une vraie pipelette.

— T'es pas obligé de lui répondre.

— Au final, on finit toujours par nous punir tous les deux, même quand je l'ignore. Donc autant que mes observations et heures de retenue soient justifiées.

— Sérieusement, ferme juste ta bouche, arrête de répondre aux profs et tu auras moins de problèmes.

— Je sais... Mon père m'a à l'œil de toute façon, j'ai pas trop le choix.

La sonnerie clôt notre conversation et annonce le début d'une longue agonie à venir, avec deux heures de philo pour commencer l'après-midi.

— Bon, sois sage, à tout à l'heure, bisou.

Kenza accompagne sa phrase d'un chaste baiser sur ma joue. Les signes d'affection en public ne sont vraiment pas son truc, et ça me convient, même si j'ai très envie de l'embrasser, là, tout de suite.

— Et pour ton information, mes parents seront là ce soir.

Impossible de cacher ma déception. Un long et douloureux soupir m'échappe. Kenza glousse et rejoint sa bande de copines pour aller en classe.

En réalité, j'aime plutôt bien ses parents, et sa mère est toujours contente de me voir.

Elle me le rappelle dès que je passe la porte d'entrée de chez elle le soir même, en m'accueillant d'un grand sourire.

Elle a toujours eu une bonne estime de moi et n'a visiblement jamais eu écho de mes occasionnels écarts de conduite au lycée.

Sa mère est aussi la meilleure cuisinière que je connaisse. Ce soir, sa spécialité, le tajine de poulet aux citrons confits et aux abricots, est au menu. J'en reprends encore et dois me forcer pour ne pas me servir une deuxième fois. Je ne tiens pas à agoniser sur le lit de Kenza, le ventre trop plein, comme l'autre fois.

La soirée se poursuit avec un film. Ses parents insistent toujours pour que nous le regardions tous ensemble sur le canapé, au salon.

Des fois, j'ai l'impression qu'ils font exprès de nous retenir le plus longtemps possible avec eux, à regarder leurs trucs de deux heures minimum. Car malgré tout, malgré le fait qu'ils laissent Kenza avoir une vie amoureuse, ça doit bien les emmerder d'imaginer ce qu'il se passe dans sa chambre toujours verrouillée en ma présence. Quand le générique de fin défile, nous nous esquivons avant que ses parents nous retiennent en otage pour un deuxième round.

Après avoir attendu ce moment toute la journée, j'avoue ne pas me retenir et me jette sur Kenza dès que nous sommes seuls. Elle glousse, me coupe dans mon élan, et m'oblige à attendre encore un peu, le temps qu'elle prenne sa douche.

Impatient, mais bien éduqué, j'obéis, m'allonge sur son lit et sors mon portable.

Après dix minutes de vagabondage sur le forum, un petit « 1 » rouge apparait sur l'icône de la messagerie. Sans même regarder, je sais déjà de qui il s'agit.

Start-upNation : tu veux quoi encore, Caliméro ?

LuLuCat100 : Rien, juste discuter, comme t'étais pas là hier :B

Start-upNation : ah parce qu'en plus tu traques mon activité ?

LuLuCat100 : Non j'ai juste remarqué que t'étais pas là, c'est tout :B

Start-upNation : ok mais c'est pas parce que t'es solo du ghetto dans ta vie que tu dois me harceler chaque fois que je me connecte

LuLuCat100 : Je te harcèle pas, je dis juste bonjour !

Start-upNation : et moi je te dis ciao

LuLuCat100 : Pourquoi tu veux plus me parler :'(

Start-upNation : et toi pourquoi t'insistes pour me parler ?

LuLuCat100 : Jsp* t'avais l'air sympa :'(

Start-upNation : je le suis pas

LuLuCat100 : Pourtant tu m'as aidé pour mon devoir...

Start-upNation : parce que j'avais rien de mieux à faire comme chaque fois que je viens ici

LuLuCat100 : Si tu t'ennuies on peut papoter alors :B

Start-upNation : non casse-toi

Je m'attendais à un peu plus de résistance de la part de LuLuCat100 qui reste étonnamment silencieux après ça. J'en conclus que Kylian ne m'a pas trouvé assez coopératif pour ses plans et objectifs, quels qu'ils soient, et qu'il est surement parti jouer les Caliméro auprès de sa prochaine victime.

La minute d'après, mon portable vibre, et ma page Internet disparait pour laisser le nom d'Arthur s'afficher à l'écran.

Je soupire et décroche juste au moment où Kenza revient de la salle de bains. Vêtue d'un t-shirt rose en lin à moitié transparent et de son bas de pyjama avec des lunes, étoiles filantes et autres cailloux trouvables dans l'espace, elle se laisse tomber sur le lit.

Depuis le jour où je l'ai vu avec son pyjama Winnie l'Ourson, j'ai un peu honte d'admettre que les pyjamas mignons titillent mes hormones d'adolescent en rut. Du moins, quand ils sont sur elle.

— Mec, devine qui vient de m'envoyer un message !

— J'en sais rien et je m'en fous...

— Fais un effort, Cléandre ! Devine, devine !

À l'autre bout du fil, Arthur est aussi excité qu'une groupie. Il aurait presque pu éveiller ma curiosité si ma copine n'était pas allongée à côté de moi, le corps embaumé par le parfum de son gel douche à la fraise.

— Je te laisse, je te rappelle plus tard.

— Sérieux ? Mais Clé...

Je raccroche. Kenza roule sur le côté et vient se coller contre moi.

— C'était qui ? demande-t-elle d'un ton innocent.

— À ton avis ?

— Ton mec ?

Je lève les yeux au ciel et me penche vers ses lèvres roses, charnues, juste parfaites.

***

*Jsp : je sais pas

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top