27
Pour mon dernier jour de la semaine à Vichy, Lucyle a demandé à retourner là où nous avons passé la journée d'hier. Un parc naturel situé à une dizaine de kilomètres de la ville, plutôt sympa. Je me suis chargé de ramener des sandwichs triangles dégueulasses achetés à la supérette du coin et des boissons pour notre repas du midi. Comme la veille, j'attends Lucyle en bas de chez elle à 9 h 55, car attendre cinq minutes de plus semble hors de question. Je suis d'ailleurs étonné de ne pas déjà la retrouver en bas, impatiente qu'elle est.
Je laisse le moteur tourner et la radio en attendant, et sors mon portable pour mettre le GPS. À 10 h 10, toujours personne. Ce ne sont que dix minutes de retard, mais quand il s'agit de Caliméro, c'est bizarre. Je lui envoie un message pour savoir si elle est au moins réveillée, même si le contraire m'apparait impossible.
Je coupe finalement le moteur et patiente encore. Je tente par hasard un appel, sans succès.
Au bout de vingt minutes sans nouvelles, je comprends qu'il y a un problème et que Lucyle ne viendra pas. La connaissant, elle devrait être prête à partir depuis 8 h. Juste au cas où, je la rappelle, et pour la quatrième fois, je tombe directement sur sa messagerie.
Vraiment, je ne devrais peut-être pas me mettre dans un état pareil, mais je commence à avoir des bouffées de chaleur, les mains moites, et la poitrine compressée. Je sais qu'elle va bien et qu'elle est chez elle, car je l'ai moi-même raccompagnée hier et que je l'ai vu passer les portes de son immeuble. Ça devrait suffire à me rassurer, mais non.
Dans le doute, j'attends encore, plus parce que je ne sais pas trop quoi faire qu'autre chose. J'ai limite envie d'aller sonner à son interphone, mais réalise que je ne connais même pas son nom de famille.
Au bout d'une heure et demie d'attente, je me décide à démarrer la voiture et à rentrer.
Quand j'arrive à l'appart, Arthur végète dans le canapé devant l'ordi.
— Salut, fraté ! Ça va ? Je m'attendais pas à voir rentrer aussi tôt ! Pour ton information, j'ai invité une p'tite gonz' de la fac à la maison pour 15 h.
— Cool.
Sans m'arrêter, je trace dans ma chambre et ferme la porte derrière moi. Je sors les vêtements de mon sac à dos, les balance dans le panier à linge sale et m'affale dans mon lit. Par hasard, je jette un coup d'œil à mon téléphone, mais aucune notification n'est affichée à part un appel manqué de ma mère. Je me note dans un coin de la tête de la rappeler plus tard, attrape mon ordinateur et lance un film sur Netflix.
— Police, mains en l'air !
Dans un fracas épouvantable, la porte de ma chambre s'ouvre, cogne et rebondit contre le mur. Arthur déboule dans la pièce et se jette sur mon lit en mimant un flingue avec ses doigts pointés vers moi.
— Je vous arrête pour détournement de mineur !
— Putain, Arthur ! Casse-toi !
L'abruti reste mort de rire tandis que j'essaie de le dégager de mon lit à coups de pied dans les côtes.
— Oh, ça va, c'était marrant, non ?
Je grogne.
— C'était bien avec ma Lulu ? s'enquit-il en s'allongeant à côté de moi. T'as pas eu de souci avec les flics ?
— Ta gueule, putain.
— Déjà que t'as pas beaucoup d'humour, là, c'est encore pire que d'habitude.
— Laisse-moi tranquille.
— Qu'est-ce qu'il y a ? Tu t'es disputé avec mon petit sucre ? C'est pour ça que tu tires la gueule ?
— Non, va-t'en.
— Mais qu'est-ce qu'il y a, mon bébé chou, j'aime pas te voir comme ça.
— Rien ! Casse-toi !
Arthur reste là, insiste, me grimpe dessus, m'insupporte.
— C'est Lucyle ! finis-je par m'énerver.
— Quoi, Lucyle ?
— Elle répond plus.
— Dis donc, t'as dû bien lui casser les couilles, pour qu'elle t'ignore.
— C'est pas ça. On devait se rejoindre ce matin, et elle est pas venue, et elle répond pas au téléphone.
— Hmm... Peut-être qu'elle s'est pas réveillée ?
— Non, mec. Elle est du genre à se lever à 7 h du mat' pendant les vacances, c'est impossible.
— Peut-être qu'elle est malade ?
— Elle m'aurait au moins prévenu, et si elle était pas clouée au lit, elle serait quand même venue. C'est autre chose. C'est bizarre et ça me rend ouf de pas savoir.
— T'auras surement des nouvelles d'ici ce soir.
— J'espère. Et j'espère juste qu'elle va bien, quoi.
— Mais oui, t'inquiètes pas, mon petit chat.
Sauf que mes angoisses augmentent d'heure en heure.
— Tu regardes quoi, comme film ? demande Arthur.
— Je sais pas, mais c'est de la merde.
— On change ?
— Parce que t'as l'intention de rester là ?
— Oui, je te tiens compagnie en attendant mon date.
Je soupire, Arthur rapproche son oreiller et enroule son bras autour de mon buste. En temps normal, je l'aurais dégagé, mais là, j'avoue que c'est vachement réconfortant de l'avoir. Quand bien même, je n'arrive pas à penser à autre chose qu'au silence de Caliméro.
À la fin de la journée, je vais me coucher sans avoir eu de signe de vie.
A mon réveil à midi, le lendemain, toujours rien. Rien non plus le soir, et le surlendemain.
Commence notre deuxième semaine de vacances. Comme nous n'avons plus rien dans le frigo et qu'une flémingite aiguë nous empêche d'aller faire les courses, Arthur commande des pizzas pour notre diner. Vraiment, même si j'ai mon plat préféré fumant sous le nez, ça ne suffit pas à me redonner l'appétit. J'en mange quand même deux-trois parts, car il faut bien que je me nourrisse pour vivre.
Cette fois, c'est au tour d'Arthur de choisir la nouvelle série que nous allons commencer. La soirée s'écoule, et après trois jours de silence radio et d'angoisse interminable, mon portable vibre.
Arthur est le premier à se pencher dessus.
— Lulu ! s'exclame-t-il.
Quand je vois à mon tour le nom de Lucyle affiché à l'écran, je suis partagé entre le soulagement et une joie immenses, et un stress encore plus grand qu'avant. Ça ne m'empêche de me jeter sur mon téléphone. Arthur met en pause la vidéo.
— Caliméro ?
Eh bien non. La voix à l'autre bout du fil n'est en rien celle de ma petite Lucyle.
L'homme en question se présente comme son père. Je m'attends d'abord à vivre le premier scénario catastrophe imaginé depuis des jours : l'annonce du décès de Caliméro ou un truc du genre, mais c'est en fait le scénario catastrophe n° 2 qui se produit.
À sa voix aussi calme que ferme, j'imagine le père de Lucyle comme un grand type, pas trop baraqué, la quarantaine, avec des lunettes. Et à son intonation, je devine qu'il ne me porte pas dans son cœur. Ce type n'est rien de bien intimidant comparé à mon daron, mais ça ne m'empêche pas de me liquéfier sur place. Je n'ose pas prononcer d'autres mots que « oui », « d'accord », « au revoir ».
La conversation terminée, je pose mon téléphone à plat sur la table basse et me tourne vers Arthur.
— Ça va, Cléandre ? On dirait que tu vas me claquer entre les doigts.
— Mec, je vais peut-être vraiment finir en taule, finalement...
— Qu'est-ce qu'il se passe ?
— Ses parents veulent me voir...
— Ah !
— Putain, Arthur, j'ai l'impression que je viens de recevoir l'annonce de mon exécution.
— T'as eu ma petite Lulu ?
— Non, son père.
— Il t'a donné des news, au moins ?
— Même pas, il m'a juste dit que ça servait à rien d'essayer de contacter Lucyle, car elle a plus de téléphone ou d'ordinateur. J'ai pas osé demander si je pouvais au moins lui parler, juste une seconde.
— Il avait l'air comment, le daron ?
— Vénère, frère.
Je suis tellement en nage, que je retire mon sweat et me ventile avec mon t-shirt.
— Et la confrontation est prévue pour quand ?
— Après-demain, mercredi, à 15 h...
— Tu vas y aller ?
— Est-ce que j'ai le choix ? Et puis, j'ai envie de voir Lucyle, aussi, enfin, je sais pas trop, mais oui, je vais y aller, je pense, je sais pas quoi faire, putain, je suis déjà en train de stresser, mec.
La journée qui suit est juste la pire de ma vie. De mon réveil à mon coucher, je n'arrive à rien d'autre que penser à mon rendez-vous du lendemain. D'ailleurs, impossible de m'endormir cette nuit-là. C'est donc complètement explosé que je me prépare pour la bataille, après notre repas du midi.
Pour une fois, je ne prends pas le premier jogging qui me passe sous la main. Au lieu de ça, je suis les conseils vestimentaires et capillaires d'Arthur à la lettre, et je mets même du parfum.
— Tu veux que je vienne avec toi ? propose Arthur, au moment de partir.
— Non, pas besoin.
— T'es sûr, mon bébou ?
— Oui.
— T'es pas stressé ?
Je hausse les épaules.
— À mort, putain. Vraiment, j'ai pas envie du tout.
— Je t'accompagne.
— Ok. Merci.
Nous descendons tous les deux dans les garages pour récupérer ma voiture et décollons. Conduire a au moins le mérite de me détendre un peu, pendant deux heures, jusqu'à arriver en bas de l'immeuble de Lucyle.
— Laisse-moi vérifier une dernière fois, dit Arthur en se tournant vers moi. Franchement, fraté, t'es magnifique. Le cliché du parfait garçon de bonne famille bien friquée. Bien habillé, mais trop pour pas faire plus vieux que ton âge, bien coiffé, tu sens bon, t'es propre. Si sa mère tombe pas amoureuse et que son père devient pas gay, je comprends vraiment pas.
— J'espère. Si je présente bien, ils vont peut-être réaliser que leur fille peut pas trouver meilleur copain que moi.
— Grave. Bon courage.
J'inspire, expire, quitte la voiture et me dirige vers l'immeuble. Une fois en bas, je sonne à « Wojciechowski » et attends, le cœur battant jusque dans mes tempes, qu'un son annonce l'ouverture de la porte d'entrée.
***
Quand je retourne à la voiture, je surprends Arthur affalé dans son siège, avec ses pieds appuyés contre le tableau de bord. Vraiment, j'ai même pas la force de lui gueuler dessus. J'ouvre la portière côté conducteur et m'installe.
— Ah ! Fraté ! Alors ? C'était rapide, dis-moi...
— Ouais.
— Genre... 15 minutes ?
Je regarde l'heure sur mon portable.
— 17 minutes, exactement.
— C'est bon signe, ou pas ?
En guise de réponse, un rire nerveux m'échappe.
— Raconte ?
— Arthur, je les ai insultés de sales bouffons consanguins, je leur ai souhaité d'aller sucer des queues en Enfer et de bien se faire enculer.
— T'es sérieux ?
— Ouais.
— Et le garçon de bonne famille, alors ? Celui qui devait les conquérir, les charmer, leur faire la cour, il est parti où ?
— Mec, c'était mort dès le début. J'avais encore rien dit, qu'au bout de trois minutes, ils me menaçaient de porter plainte si je contactais Lucyle... Ce sont juste des débiles profonds, y'avait aucun espoir.
— Tu leur as dit que leur fille était toujours pure et que tu lui as jamais mis ce qu'elle méritait ?
— C'est la première chose que j'ai dit après « bonjour madame, bonjour monsieur » et m'être assis sur leur canapé de sales prolos. J'ai direct précisé que tout ce qu'on avait fait, c'est des bisous -câlinous, et rien de plus. Et pourtant, Dieu sait ce qu'elle mérite avec sa...
— C'est clair... Si t'avais su, Cléandre... Si t'avais su... Rien, pas même la loi des 15 ans, n'aurait pu t'arrêter.
— Je te jure...
— Et alors, ils ont dit quoi, ses abrutis de darons ?
— Franchement, je pense même pas qu'ils m'ont entendu, ils étaient trop dans leur délire de détournement de mineur ou que sais-je.
— Tu leur as dit que l'amour n'a pas d'âge ? « Qu'aimer, c'est ce qu'il y a de plus beau, c'est monter si haut, toucher les ailes d'un oiseau » ?
— Non, mais j'aurais dû.
— Mon petit sucre était là ?
— Non, même pas. Je suis trop dégouté, ma seule motivation c'était au moins d'apercevoir un de ses cheveux.
— Au moins, t'as pu insulter ses parents comme il faut.
— C'est pour ça qu'ils m'ont viré aussi vite, je glousse.
— T'as été bien insolent et insultant, fraté, je suis fier de toi. C'est tout ce qu'ils méritaient.
— Ouais, je sais pas... Maintenant, ils doivent se dire que leur fille sortait avec un délinquant et qu'ils ont raison de l'enfermer dans un donjon.
— Qu'est-ce qu'on fait ? On retourne leur casser la gueule ?
— On rentre ?
— Aussi, ouais.
Je démarre, et on rejoint l'autoroute, direction Lyon. À part la musique et le bruit de mon super moteur, aucun son ne fait entendre dans l'habitacle, ce qui me laisse tout le loisir de replonger dans mes pensées.
— Arthur...
— Ouais ?
— J'ai le seum, t'imagines même pas.
Un seum encore plus immense que cinq jours auparavant, quand j'attendais des nouvelles de Lucyle.
— J'ai le seum pour toi aussi, fraté.
— Ça me saoule, putain. J'ai envie de pleurer.
— Tu veux qu'on sorte se mettre une race, ce soir ?
— Ouais.
Alors on part en vadrouille directement après manger. On, ou plutôt Arthur, invite d'autres mecs de la fac et on file tous dans un pub où nous buvons juste pour boire.
En milieu de soirée, nous sommes déjà tous torchés. Au final, j'ai encore plus le seum, et j'ai encore plus envie de pleurer. Ce que je finis par faire, et Arthur doit me mettre des grosses claques pour que je me ressaisisse. Après quoi, j'ai très envie d'appeler ma mère pour tout lui raconter, et pour lui dire comment les parents de Lucyle sont les pires du monde, et pour lui demander ce que je dois faire pour la revoir, mais c'est trop la honte. J'hésite même à appeler mon père, pour savoir ce qu'il ferait, lui, ce grand homme qui a toujours réponse à toutes les galères possibles.
À défaut de pouvoir appeler ma copine enfermée dans son donjon ou mes parents, j'appelle Kenza. Pas pour lui demander conseil ou pour lui dire que Lucyle me manque et que ses parents sont des connards, mais pour lui proposer de lui rendre visite sur Paris, dès demain, ou même ce soir, si elle veut !
Heureusement pour moi, je tombe sur sa boite vocale, et Arthur m'arrête juste avant que je ne lui envoie un message.
Le reste de la semaine s'écoule comme le début, dans la plus grande dépression jamais vécue dans l'histoire de l'humanité. Je ne sais même pas pourquoi je continue de vérifier mon portable toutes les heures dans l'attente d'un message de Lucyle. Ça n'arrivera jamais, et pourtant, je ne peux pas m'empêcher d'espérer un miracle.
Et pour bien me mettre encore plus le seum, je passe mes journées à ressasser tous les moments passés avec Caliméro. Elle était tellement chiante à parler non-stop ou à me coller comme une sangsue, putain, et ça me manque d'une puissance astronomique.
Je serais capable de faire des allers-retours tous les jours pour des balades nulles à chier au bord des rives de son bled tout mort, et pour avoir Lucyle pendue à mon bras comme un singe... Et je vendrais ma voiture juste pour pouvoir lui parler par messages... Et je garderais ma connasse de carte électron toute ma vie s'il le fallait, juste pour l'embrasser une dernière fois. Ou au moins pour voir son sourire d'acier. Parce que je n'ai jamais été aussi triste de ma courte vie.
Finit par arriver la rentrée. Vraiment, j'ai pas envie, alors je sèche. Par solidarité fraternelle, Arthur reste avec moi et on se mate des films. Mais parce qu'il n'a pas complètement tort quand il suggère de retourner en cours pour se changer les idées, on remet les pieds à la fac au bout de deux jours.
Sauf que je m'ennuie autant, voire plus, qu'à la maison.
Après les premières minutes, Arthur gribouille déjà sur sa feuille et je sors mon portable. Je décide d'aller faire un tour sur le forum de discussion qui m'occupait pas mal autrefois.
Je me connecte. Un petit « 1 » rouge sur l'icône de la messagerie attire directement mon attention. Je clique et découvre un message de LuLuCat100, envoyé il y a deux jours. Je me sens bête de ne pas y avoir pensé plus tôt. J'avais déjà vérifié la messagerie du forum, au cas où, pendant les vacances sans rien y trouver. Sauf qu'avec la reprise des cours, Lucyle voit forcément sa copine, qui possède forcément un portable.
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