25
Je ne sais pas si c'est le temps de merde qui la déprime, mais Lucyle n'est pas d'humeur très bavarde, aujourd'hui. Par facilité et habitude, je lui laisse en général faire la conversation, ce qui s'était jusqu'alors montré efficace pour empêcher les blancs.
Assis dans un café à moitié rempli de son bled tout mort, devant nos chocolats chauds où flottent des Chamallows, voilà cinq minutes que nous échangeons des sourires gênés, après un résumé des dernières nouvelles.
Vraiment, je m'en veux, mais je finis par sortir mon portable.
— Tu dors où, ce soir ? s'enquit aussitôt Lucyle.
— Euh... Dans un appart' en Airbnb.
— Ah. Il est beau ?
— Oui, il est sympa...
— Fais voir.
Je rapproche mon téléphone de Lucyle et ouvre l'application pour lui montrer les photos rattachées à l'annonce.
— Il a l'air super bien.
— Oui, il l'est.
— T'as déjà les clés ?
— Oui...
— On peut y aller ?
— Hein ? À l'appart ?
— Ben, oui, mongolito. On s'ennuie, il pleut, y'a rien à faire...
— Y'aura rien de plus à faire là-bas...
— Mais autant être tranquilles, non ?
Être tranquilles pour faire quoi ? Moi, je suis très tranquille ici. C'est joli et y'a pas trop monde. Pas besoin d'aller ailleurs.
— Allez, Cléandre, on s'ennuie, là ! insiste Lucyle face à mon silence perplexe.
— Faut prendre la voiture...
— Cool, comme ça je la vois aussi.
Ça, c'est vrai qu'elle n'a encore jamais eu l'occasion d'admirer ma A1 Sportback 35 TFSI 150 S Tronic 7 Business line bleu nuit métallisé, avec ses beaux sièges en cuir, couleur crème.
— Elle est belle et toute propre, ta voiture, commente Lucyle une fois à l'intérieur.
— T'as vu ! C'est le modèle sport et y'a 7 vitesses sur la boite, elle a une bête de moteur qui fait du gros bruit quand je roule vite, c'est trop bien, et est-ce que tu veux voir toutes les options qu'il y a ?
— Ben... Si tu veux... Mais j'y comprends rien à tout ça, moi...
Face à son manque flagrant d'enthousiasme, je lui montre deux-trois options — les plus impressionnantes — puis démarre.
Ça me fait très bizarre d'avoir Lucyle avec moi en voiture, sans doute car j'ai l'impression de faire un kidnapping. Je me prends d'ailleurs un gros coup de stress quand une voiture de police s'arrête à côté de nous, à un feu rouge. Je m'efforce de ne pas regarder dans sa direction et démarre en douceur quand le feu passe au vert. Heureusement, le trajet ne dure pas.
Guidé par les indications — pas toujours très claires — de Lucyle qui suit la route donnée par mon GPS, nous arrivons devons un petit immeuble en terre cuite.
— Mais c'est trop beau !
Du moment où nous quittons la voiture jusqu'à être assis sur le canapé à l'intérieur, Lucyle retrouve sa joie de vivre et s'extasie sur les moindres détails de l'endroit.
Après quoi, le silence retombe. Vraiment, c'est pas sympa, mais je ressors mon portable. Je réponds aux messages d'Arthur, ouvre Instagram, lance un coup d'œil à Lucyle qui s'efforce de regarder ailleurs, fais défiler mon fil d'actualités...
— Bon, on fait quoi ? s'agace finalement Caliméro.
— Je sais pas... On peut aller sur YouTube...
Ma suggestion a l'air de lui plaire. Je me rapproche donc et place mon portable entre nous deux.
Comme prévu, Caliméro en profite pour se coller de tout son corps contre moi et enlace mon bras. Sans les couches de nos manteaux pour nous couvrir, je peux sentir sa poitrine un peu plus épaisse que ce que j'imaginais. Je fais comme si de rien n'était même si la gêne m'empêche de bouger mon bras pour le mettre dans une position plus confortable. La vidéo se poursuit sans que je n'arrive à me concentrer dessus.
Je me rends compte qu'Arthur a raison. Moi-même, je commence à ne plus comprendre mes réactions de collégien, alors que j'ai déjà tout fait et tout vu. Ça doit être « l'effet Lucyle ».
Cette dernière finit d'ailleurs par reposer sa tête contre mon épaule. Elle, en tout cas, a l'air d'être vachement à l'aise.
Dans un silence devenu agréable, nous enchainons les vidéos d'un gars qui énonce différents faits sur différents sujets. Le format n'est pas trop long et c'est suffisamment bien fait pour nous garder captivés, même au bout de trois quarts d'heure.
— Tu veux voir quelle vidéo, ensuite ?
Ma question est accueillie par le silence et la respiration régulière de Lucyle.
Maintenant qu'elle dort, impossible de me lever pour boire mon verre d'eau ou même de bouger, de peur de la réveiller. Alors je passe l'heure suivante à sauter de vidéo en vidéo puis atterris sur Netflix pour regarder un film.
En plus du temps pluvieux, la nuit tombe rapidement. Seuls les éclairages de l'écran de mon portable et de l'horloge digitale accrochée au mur m'empêchent de me retrouver dans le noir total.
Le poids de la tête de Lucyle quitte soudain mon épaule tandis qu'elle se redresse. Elle souffle longuement et m'adresse un regard las.
— Je suis encore plus fatiguée qu'avant.
Je lui propose de reprendre mon film depuis le début, mais elle m'affirme que ce n'est pas la peine.
Avant de poursuivre, je profite que Lucyle soit réveillée pour aller boire mon verre d'eau, dont je rêve depuis une éternité, et pour allumer la lampe posée sur la commode. Une douce lumière éclaire le salon.
Toujours accrochée à mon bras, Lucyle repose sa tête contre mon épaule et m'accompagne dans mon visionnage en silence. Elle doit être encore à moitié endormie, car elle passe en général son temps à commenter tout et n'importe quoi.
— Pourquoi t'as jamais l'air content de me voir ?
Sa question sortie de nulle part me prend de court.
— Hein ?
— T'es jamais content, quand on se voit.
Je fronce les sourcils et mets le film en pause. Moi qui passais un bon moment, enfin détendu, je ne peux m'empêcher de retenir un soupir.
Ça sent un nouveau numéro de Caliméro.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Ben, tu rigoles pas souvent, et au mieux, tu souris vite fait, quoi.
— D'après Arthur, je tire toujours la gueule, donc faut juste que tu t'habitues.
Elle hausse les épaules, peu convaincue.
— Ok, mais tu parles pas beaucoup, non plus.
— J'aime bien t'écouter... Tu vas pas te plaindre, non ?
— Ben on dirait t'es pas content !
— C'est pas parce que je parle moins que toi que je suis pas content...
— Ben, je sais pas, moi. On dirait ça t'ennuie d'être avec moi.
Oh, putain, mais quel enfer. Qu'est-ce qu'il s'est passé dans sa tête, entre sa sieste et maintenant ?
— N'importe quoi... T'es encore en mode Caliméro, là...
— Ben, en même temps, c'est toujours moi qui dois tout faire !
— Comment ça, tout faire...
— Avec toi ! C'est toujours moi qui te demande de venir, sinon, tu proposes pas, et c'est toujours moi qui t'appelle, et qui te prends la main, et tout... Donc normal, que je croive que tu m'aimes pas...
— On dit pas « croive » mais...
— On s'en fout !
Vraiment, j'ai envie de pleurer. Je commence à me dire qu'Arthur a beaucoup trop raison. C'est forcément dans les gênes des meufs de toujours se monter le chou pour rien, de toujours créer des mauvaises ambiances quand tout va bien... Toujours quelque chose qui va pas, même quand on essaie de faire de notre mieux !
— T'es pas obligé de te forcer à être sympa avec moi, hein... poursuit Caliméro.
— Mais qu'est-ce qu'il t'arrive, à me faire des embrouilles, d'un coup, comme ça ?
— Je te dis pas.
Mais...
Là, je dois tout faire pour ne pas lui dire qu'elle n'est qu'une sale gamine complètement tarée.
— Ben écoute, me dis pas, alors.
Je reprends mon film comme si de rien n'était. Lucyle fait semblant de bouder une minute avant de l'ouvrir de nouveau :
— C'est parce que je viens de faire un mauvais rêve...
Vraiment, impossible de ne pas lui lancer un regard dédaigneux sur le moment.
— T'es sérieuse, là ?
— C'est pas de ma faute, ça avait l'air tellement vrai et je suis sûre que ça pourrait arriver en vrai...
Un effort surhumain m'est nécessaire pour ne pas souffler. D'autant plus que je me sens obligé de lui demander quel était ce fameux rêve...
— Tu disais que tu m'aimais pas et que tu voulais plus me voir et tu m'as...
Et blablabli, blablablou... Mais parce que je ne suis pas non plus un être dépourvu de sensibilité, je m'efforce de la rassurer une fois sa détresse exprimée.
— Si je t'appréciais pas, je me ferais pas chi... Je ne viendrais pas te voir toutes les semaines ou te parlerais pas tous les jours pendant des heures...
— Hmm... Oui... Donc tu m'aimes quand même un peu bien ?
— Ben, oui. Quand même un peu bien.
Elle sourit, je lui souris, et juste comme ça, elle retrouve sa bonne humeur et revient se coller à moi pour poser sa tête sur mon épaule.
Vraiment, j'ai envie de soupirer très fort. Tout ce cinéma, pour ça.
Mais juste pour lui faire plaisir, et par souci de confort, je retire mon bras de son emprise et le glisse dans son dos pour le refermer au niveau de sa taille. Je peux presque sentir le sourire de Lucyle contre moi, et je commence à croire qu'elle profite de ses talents de Caliméro pour m'amadouer. Et ça marche.
On reste là, bercés par la respiration de l'autre, à regarder ce film qui, je l'avoue, est un peu nul. Quand un dialogue traine en longueur, je pivote doucement la tête vers Lucyle. Elle remonte la sienne, nos nez se frôlent.
— Quoi ?
— Je regarde juste si tu dors ou pas.
— Je vais pas m'endormir, je suis plus fatiguée.
— Ok.
Vraiment, je ne comprends pas ce qui a pu me pousser à choisir ce film où il ne se passe rien, à part des gros plans sur les personnages qui passent leur temps à pleurer.
Je m'ennuie. Je tourne encore la tête vers Lucyle.
— Je dors pas, chuchote-t-elle.
— Ok... Mais j'en ai marre du film.
— Moi aussi, il est nul.
— On fait quoi ?
— Je sais pas.
Alors, on reste là, avec nos nez qui soufflent de l'air sur le visage de l'autre, dans le silence. Au bout de ce qui doit être quelques secondes, même si ça semble être une décennie, la respiration de Lucyle devient plus saccadée. Avant que je n'aie trop le temps de réfléchir, ses lèvres se posent sur le coin de ma bouche puis s'en vont. Sauf qu'elle ne peut pas me laisser comme ça, avec juste un aperçu de la douceur de ses lèvres pulpeuses beaucoup trop désirables. Alors je me tourne complètement vers elle.
Comme fantasmé et imaginé depuis toujours, l'embrasser est juste un pur bonheur, et sa bouche est la chose la plus agréable que j'ai eu l'occasion de goûter.
J'aurais pu me contenter de simples bisous indéfiniment, mais dès que j'obtiens le feu vert pour plus, je ne me gêne pas pour aller chercher sa langue.
C'est d'abord maladroit, timide, et j'ai l'impression de revivre mon premier baiser en quatrième. Mais Lucyle prend vite le rythme, et ça devient très sympa. Alors, on continue, jusqu'à ce que son souffle se fasse plus court et qu'elle décide d'arrêter, pour mon plus grand regret.
— Ça va ?
— Oui, c'est juste que je m'attendais pas à ça...
— Ah. Désolé...
Elle glousse.
— Non, mais quand les gens s'embrassaient au collège, ils se roulaient des grosses pelles baveuses, donc je m'attendais plutôt à ça, et quelque chose de moins... De plus... Enfin, tu vois, quoi.
Je me demandais si je ne m'étais pas montré peut-être trop langoureux, à lui mordiller les lèvres, mais elle a eu l'air d'apprécier. Tant mieux, car je pourrais faire ça une heure entière.
— On continue ? propose-t-elle.
Elle n'a pas besoin de me le demander deux fois.
Quand je jette un coup d'œil à l'horloge au-dessus de la télé, il est déjà presque 20 h. C'est comme si le temps s'était envolé.
— On devrait y aller, c'est l'heure...
— Oh, non ! Encore cinq minutes.
Je lève les yeux au ciel, toujours par principe, mais j'avoue qu'on n'est plus à ça près. En plus, on n'est pas très loin de chez Lucyle en voiture. Je garde quand même en tête que ses parents doivent guetter son arrivée... Dix minutes plus tard, je la décolle donc de ma bouche.
— Il faut qu'on y aille, sinon tu vas être en retard.
— Encore cinq minutes.
— Ça fait déjà dix minutes, et de toute façon on se revoit demain.
— Oui, demain, en bas de chez moi à 8 h ?
— Mais t'es sérieuse, là ?
— 9 h ?
— 10 h 30, pas avant.
Et encore, c'est beaucoup trop tôt pour moi.
La météo de dimanche est encore plus pourrie que la veille, ce qui nous donne une bonne excuse pour tracer directement à l'appart.
Lucyle doit être aussi addict aux bisous que le je le suis secrètement de ses lèvres. C'est pour ça que je lui réponds par un « si tu veux » en apparence désintéressé quand elle demande si on peut « faire comme hier ».
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