21
— Alors, Cléandre, c'est le grand jour ! Est-ce que t'as hâte de rencontrer Lulu et sa bouche de suceuse ?
— Ta gueule, putain...
— En tout cas, moi, je suis trop content et j'ai hâte que tu me racontes.
— C'est ça.
— Est-ce que t'as des papillons dans le ventre ?
— Non.
Du moins, pas pour l'instant.
— Tu rentres ce soir, hein ?
— Mec, tu penses que je vais rester là bas ? Diner avec ses parents puis dormir dans sa chambre, avec la porte ouverte ?
— Sait-on jamais ? Pour peu qu'elle ait des parents ultras ouverts d'esprit... Ou si tu leur dis que t'as de l'argent, ils s'en ficheront de savoir ce que tu fais à leur fille de 14 ans.
Arthur ricane quand je lève les yeux au ciel.
Mon bol de céréales vidé, je quitte le canapé, le dépose dans l'évier du coin cuisine puis me dirige vers la salle de bain.
— Fais-toi beau gosse !
— Ta gueule, Arthur !
Quand je ressors, quinze minutes plus tard, l'abruti m'attend juste derrière la porte, et je frôle l'arrêt cardiaque.
— Fraté, tu vas où comme ça ? Tu vas à un date ou tu vas dealer du shit en bas des blocs ?
— Ni l'un ni l'autre, je vais juste voir une pote.
— Mec, tu peux pas aller voir Lulu habillé comme ça. Fais un effort, merde !
— Je vais pas y aller en costard !
— Mais pas en mode « nique ta mère », non plus ! C'est pas Marseille, ici ! Un jean et un t-shirt de couleur pour un peu de vie, c'est pas compliqué !
Vraiment, je suis déjà en retard sur mon heure de départ prévue et j'ai pas le temps de me prendre le chou avec lui, donc je me change en vitesse, attrape mon portefeuille et mes clés puis saute dans l'ascenseur pour aller aux sous-sols.
Avant de partir, je retire l'autocollant « A » que mon père m'a forcé à mettre sur la vitre arrière de ma voiture. Ce truc de la honte qui, en plus d'être inutile, gâche tout le style de ma Audi A1 sportback 35 TFSI 150 S Tronic 7 Business line.
Mon voyage commence bien, puisque j'ai à peine quitté le garage que je me perds déjà. Même avec le GPS, il me faut une éternité pour rejoindre l'autoroute dans le bordel qu'est cette ville.
Après ça, je roule tranquille, sans personne pour m'emmerder, musique à fond, jusqu'à arriver à un péage. Au niveau de la borne, je baisse ma fenêtre, insère ma carte bleue, patiente.
Quand « paiement refusé » apparait à l'écran, je ne pète pas tout de suite un plomb et réessaie. Mais lorsque les mêmes mots s'affichent, j'ai juste envie d'éclater au sol cette connasse de carte électron de merde.
À bien y penser, on m'a peut-être mentionné, un jour, que cette carte inutile ne passait pas aux péages autoroutiers, mais j'étais sans doute trop occupé et non disposé à enregistrer l'information à ce moment-là.
Toujours sans m'énerver, je sors mon portefeuille de ma poche arrière. Et là, je suis à deux doigts de m'arracher les cheveux. D'ordinaire prévoyant, je m'assure toujours d'avoir du liquide dans mes poches, mais le seul jour où je suis à sec, j'en ai besoin. Le plus rageant, c'est qu'il ne me manque qu'un putain d'euro pour régler ce putain de péage.
Je me mets donc à fouiller tous les recoins de ma voiture, plein d'espoir, pour ne trouver que 20 centimes sous mon siège.
J'inspire, expire, serre les poings.
La seule solution qui me vient à l'esprit est d'aller quémander 80 centimes à quelqu'un. Le seul fait d'y penser me fout un seum immense. Pour ne rien arranger, les klaxons des voitures bloquées derrière moi me tapent sur le système et brisent ma dernière once de contrôle.
Alors j'ouvre ma portière, sors de la voiture et commence par adresser un double doigt d'honneur à toute cette rangée de gros connards. En réponse, j'obtiens encore plus de klaxons et des insultes lancées à travers les fenêtres.
— Allez tous bien niquer vos mères, bande de prolos !
Évidemment, il faut que le mec juste derrière soit un attardé mental en Peugeot 206, aussi tunée que la voix du rappeur diffusée par son poste radio. Le Jacky vrille aussitôt et sort de son bolide en mode furie.
— C'est quoi ton problème, fils de pute ?! Bouge ta caisse, putain !
— Et tu veux que j'aille où, hein ? Ma carte passe pas et j'ai pas de liquide pour ce péage de merde !
— T'es un bon cassos, toi ! Ça roule en Audi, mais ça a même pas assez de pognon pour payer l'autoroute !
— Mais ferme ta gueule, ouais ! J'ai plus d'argent que toi et toute ta famille réunie, sale tocard !
Sûrement attiré par les klaxons, un mec en gilet orange débarque de nulle part avant que la situation ne dérape. Il empêche le ringard de me sauter à la gorge et le renvoie dans sa bagnole tunée dégueulasse. Après quoi, je lui explique mon problème. L'employé fouille ses immenses poches orange et me tend une pièce d'un euro.
J'ai à peine repris la route, que le voyant essence s'allume sur mon tableau de bord. Je roule plus ou moins serein pendant cinquante kilomètres avant de redouter la panne et de m'arrêter à une station essence.
Vraiment, je ne hurle même pas quand ma connasse de carte électron de merde se fait refuser à la borne de paiement de la pompe. Heureusement, je trouve un distributeur automatique à l'intérieur de la station avant de faire une rupture d'anévrisme. Le portefeuille débordant de billets, je vais payer au comptoir et retourne à ma voiture.
Avant de remettre le contact, je jette un œil à mon téléphone. Entre les messages d'Arthur, de Lucyle, de ma mère, qui me harcèle tous les jours, et de Kenza, qui m'a gratté l'amitié l'été entier, mon écran est inondé de notifications.
Vendredi 21 aout — 12 : 51
Lucyle : Je suis là lol ! :B
Cléandre : t'es sérieuse ? t'es là une heure à l'avance MDR !
Lucyle : Oui lol ! :B
Cléandre : désolé mais je vais être en retard d'une heure environ...
Lucyle : Oh noooon ! :'B Dépêche-toi et dis-moi quand t'es arrivé alors !
Sans plus trainer je me remets en route et ne m'arrête qu'une fois arrivé à Vichy pour étudier la route proposée par mon GPS.
Vraiment, cette journée est juste un enfer sans fin.
Je déteste conduire dans des endroits inconnus. Ça m'angoisse et j'ai envie de tout casser chaque fois que je me goure de route. Au final, j'abandonne l'idée de trouver le bon chemin et cherche juste une place pour me garer. Sauf que c'est impossible, tout est pris. Je suis au bord du suicide quand une voiture libère une place juste devant moi.
Enfin, après une marche de quinze minutes, j'arrive à la grande place indiquée, à peine remis de mes émotions. J'envoie un message à Lucyle pour lui indiquer que je l'attends assis sur un banc en face de la fontaine et que je porte un t-shirt jaune immanquable.
En attendant, je tente de calmer mes nerfs toujours à vif et empêche ma jambe de sautiller nerveusement. Je réponds aux messages d'Arthur, de ma mère et de Kenza, observe le grand bâtiment en verre de la Poste non loin, puis détaille les gens qui se baladent en short, t-shirt, casquette, lunettes et qui profitent du beau temps.
— Surprise !
La fontaine de la place disparait derrière deux mains qui me bouchent la vue.
— Devine qui c'est !
Avant que je n'ai le temps de répondre que c'est d'une ringardise astronomique de faire des trucs comme ça, les mains se retirent.
Je me lève et me retourne.
Lucyle tente de contenir son sourire, sans succès. Ses dents se dévoilent, et les rayons du soleil se reflètent sur son appareil dentaire avant qu'elle ne pince les lèvres.
— C'est trop bizarre de te voir en vrai !
Elle glousse, croise mes yeux une seconde et les détourne avant d'ajouter :
— T'es plus petit que ce que je pensais.
Et pourtant, elle fait une bonne tête et demie de moins que moi, même si j'avoue ne pas être incroyablement grand.
— Et t'es encore plus moche qu'en photo.
Mais d'après sa voix qui tremble, ses cils qui papillonnent, ses yeux qui regardent à mon opposé et son sourire d'acier qu'elle se refuse de laisser apparaitre, je doute qu'elle pense vraiment ce qu'elle dit.
— Mais je suis trop contente de te voir !
Pour preuve, Lucyle ne cesse de se balancer d'une jambe à l'autre, d'avant en arrière, de glousser comme une nouille...
Et moi, je n'ai jamais été aussi mal à l'aise et intimidé de ma vie entière. Même mon père, c'est rien à côté.
Je ne sais pas si ce sont des papillons, mais quelque chose me chatouille l'estomac, je sens mes joues picoter, et j'ai d'horribles bouffées de chaleur dans tout le corps rendues encore plus insupportables par la chaleur ambiante.
J'inspire et expire de manière sans doute trop lente et bruyante, mais j'en ai besoin pour reprendre un semblant de contenance.
— Ouais, bon, si tu veux me montrer ta ville toute claquée, on y va, car j'ai pas ton temps.
Malgré mon ton sec, Lucyle ne semble pas mal le prendre et se retient de sourire.
— Elle est pas claquée !
— De ce que j'en ai vu, c'est pas dingue, non plus.
— C'est parce que t'as pas vu les beaux endroits.
— Logique.
Caliméro grimace, puis sûrement sans le vouloir, m'entraine par le poignet pour le relâcher presque aussitôt.
— On y va !
Elle se met en marche d'un pas décidé, les mains agrippées aux bretelles de son sac à dos violet.
Pour débuter la visite et pour ne rien changer à ses habitudes, Lucyle m'emmène voir les berges du lac où elle sort promener son chien. Nous parlons peu et c'est juste super malaisant. Aucune question à poser, nous savons déjà presque tout l'un de l'autre.
Juste pour combler le blanc, on se met donc à commenter tout et n'importe quoi : l'intensité du vent, le rayonnement du soleil, la chaleur, les films à l'affiche d'un cinéma, le nombre de parfums disponibles dans la vitrine du glacier, ou encore la couleur verdâtre de l'eau du lac...
Vraiment, j'ai rarement eu des conversations aussi insignifiantes, mais une fois le malaise passé, Lucyle semble carrément intéressée pour tout ce qu'elle raconte, et faut croire que ça me divertit assez pour que je ne voie pas deux heures s'écouler. Deux heures pendant lesquelles j'ai tout le temps de détailler mon guide tranquillement, puisqu'elle est incapable de me regarder quand elle parle.
Lucyle est un peu différente de la fille sur la photo pixélisée et sombre envoyée il y a sept mois. Ses cheveux châtains sont un peu plus longs qu'avant et je découvre qu'elle a de jolis yeux noisette. Pas plus beaux que ceux de Kenza, mais ça va. Avec sa robe à fleurs, son legging, ses Converses, son sac à dos, et ses cheveux sagement rangés derrière les oreilles, Caliméro est juste le parfait modèle de la gentille pitchoune.
Mais bien qu'elle soit plus mignonne qu'en photo et que sa bouche de suceuse soit encore plus remarquable en vrai, être en sa compagnie m'embarrasse. Parce qu'on voit bien qu'elle sort du collège. Parce que je vois bien le regard des gens qui se demandent si elle est ma petite sœur ou ma copine. Parce qu'elle a l'air d'être plus proche de ses treize ans que de ses quinze, et que j'ai l'impression qu'une décennie nous sépare.
Et bizarrement, Lucyle n'ose pas soutenir mon regard, mais ça ne la dérange pas d'être toujours à moins de dix centimètres de moi. Soit elle me colle, soit elle ne marche pas droit, mais nos mains se frôlent en permanence. Et j'ai beau rétablir une distance correcte entre nous deux, volontairement ou non, elle la réduit à chaque fois.
La visite se termine par un aperçu du lycée où Lucyle va aller dans une dizaine de jours, puis de l'immeuble où elle vit, quelques mètres plus loin.
— J'habite au troisième étage, à la deuxième terrasse en partant de la gauche.
— C'est ton chien la crotte blanche, là ?
— C'est pas une crotte !
Je fais mine de me rapprocher de son immeuble pour mieux voir la boule blanche qui s'agite derrière les barreaux de sa terrasse, mais Caliméro me retient.
— Faut pas aller trop près, car ma mère traine souvent sur le balcon, et si mes parents nous voient ensemble, c'est la catastrophe !
— À ce point-là ?
— Oui. Déjà ils ont été surpris quand je leur ai dit que je sortais, glousse-t-elle.
— Ah, carrément ! Genre, tu restes vraiment enfermée chez toi tous les jours ?
— Sauf pour promener mon chien, ou pour rejoindre ma cousine en ville. D'ailleurs, c'est ce que je leur ai dit.
— Mon dieu, mais quelle tristesse...
Elle hausse les épaules.
— Moi, ça me dérange pas, je suis bien à la maison, j'ai toujours un truc pour m'occuper.
— Si tu le dis.
— Bon, on continue !
— Putain, mais c'est pas terminé, là ?
— Ben non ! Il reste l'Eglise Saint-Blaise, le parc des sources et le hall...
— Putain, mais je suis claqué et je suis en train de me dessécher tellement j'ai soif.
— J'ai de l'eau, si tu veux.
— Ça m'intéresse pas de boire ton eau dégueulasse qui doit être chaude. Tu veux pas faire une pause ?
— D'accord, mais pas longtemps ! Parce qu'il faut vraiment voir le parc des...
— Oui, oui, oui...
Elle soupire, fait semblant de tirer la gueule, mais m'emmène quand même dans une brasserie pas loin de la rive. La chaleur du soleil de fin d'après-midi commence à faiblir.
Boire un Coca et manger une crêpe pour un gouter tardif nous prend finalement plus de temps que prévu. Lucyle n'a plus l'air de vouloir bouger de nouveau et tant mieux. Le trajet de ce matin et toute cette marche m'ont épuisé.
À cause de la paille en plastique plongée dans nos verres, je dois écouter Caliméro s'indigner pendant une demi-heure. Après avoir subi sa propagande écologique du pourquoi et comment on doit sauver la planète, elle reste silencieuse et se met à regarder l'heure sur son portable toutes les cinq secondes.
— Bon, je dois rentrer... annonce-t-elle.
— Ah... Ok.
— Est-ce qu'on peut prendre une photo, avant ?
— Ensemble ?
— Oui, enfin, c'est juste une preuve pour ma cousine... Elle m'a pas cru quand je lui ai dit que je te connaissais et que j'allais te voir aujourd'hui, glousse-t-elle.
— Ok...
J'ai horreur des photos, mais si ça peut lui faire plaisir et fermer le clapet de sa cousine, pourquoi pas.
Je déverrouille mon portable, ouvre l'appareil photo et passe en mode selfie. Je bouge ma chaise et la colle contre celle de Lucyle. On se rapproche et on se positionne dans le cadre. Ses lèvres tout à fait prodigieuses s'étirent en un timide sourire qui ne laisse apparaitre ni dents ni bagues.
Cela fait, je la raccompagne jusqu'à l'angle de sa rue où elle se retourne vers moi et me congédie.
— Bon, voilà.
— Ok, euh... À plus, alors.
— Oui... Comme on a pas eu le temps de voir l'église et le parc des sources, il faudra que tu reviennes.
Par principe, je lève les yeux au ciel.
— Tu lâcheras jamais l'affaire avec tes vieux trucs, hein ?
— Non, donc tu dois revenir.
— Oui, oui...
Lucyle glousse, satisfaite. Après un court blanc qui devient presque gênant, on se salue d'un signe de main. Caliméro part vers son immeuble et je retourne à ma voiture. Le seul fait de penser au trajet qui m'attend me déprime.
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