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Jeudi 26 mars — 8 : 04

Cléandre : j'ai changé mes vœux hier soir

Lucyle : C'est vrai ? :B

Cléandre : oui :B

Lucyle : Alors tu viens vraiment ? :B

Cléandre : si j'ai mon bac et que je suis au moins pris à la fac oui :B

Lucyle : Hihihihiihi trop contente !

Lucyle : C'est quand que tu sauras pour la fac ?

Cléandre : en juin je crois

Lucyle : Tu me diras :B

Cléandre : bien sûr

Lucyle : J'ai hâte !

Cléandre : ouais tu vois ce que je suis prêt à faire juste pour toi quand même

Lucyle : Oui hihihi :B Et j'espère t'auras ton bac surtout lol ! Parce que t'es vraiment débile !

Cléandre : ouais putain la flemme

Lucyle : Faut que tu commences à réviser tout de suite !

  — Eh les gars, si y'a pas la prof dans 7 minutes, on se casse !

Toute la classe est agitée, partagée entre l'espoir et l'excitation provoquée à l'idée de deux heures de liberté pour commencer notre journée.

On s'apprête tous à partir quand des bruits de talons résonnent à l'autre bout du couloir. Les bras chargés de ses affaires, Mme Diet arrive vers nous d'un pas déterminé.

Des « putain », « fait chier » et autres soupirs de déception s'élèvent parmi nous jusqu'à ce que la prof nous salue, tout sourire, avant d'ouvrir la salle de classe. Le troupeau suit. Nous nous installons, sortons nos affaires.

— Fermez tous vos cahiers.

Non sans manquer de soupirer encore, tout le monde se plie à la demande de la prof. Le silence est désormais absolu.

Chacun prie pour ne pas que la sentence tombe sur lui, tandis que Mme Diet parcourt les noms de la liste d'appel du bout de son stylo.

— De Mercière, c'est à vous.

— Putain...

Un gloussement s'échappe du côté d'Arthur, et le soulagement se lit sur les visages de mes autres camarades.

— Pouvez-vous nous rappeler les théories et les notions dont nous parlions au dernier cours ?

— Non, j'ai pas appris.

— Et comment ça se fait ?

— Je comprends rien et je vais pas apprendre un truc que je comprends pas.

— Peut-être parce que vous n'y mettez aucune volonté.

— Ben si, mais non.

— Ça commence à bien faire, Cléandre. C'est la troisième fois ce mois-ci. Je vais devoir vous mettre un zéro.

— En même temps, vous vous acharnez sur moi ! Y'a 23 autres élèves dans cette classe, mais non, c'est toujours moi que vous interrogez !

— Parce que vous êtes le seul à ne jamais avoir eu de note depuis le début de l'année.

— Genre ! Y'en a plein qui ont jamais été...

— Ça suffit ! Votre carnet.

— Je l'ai pas.

— Ça va finir chez la CPE, dans ce cas-là.

— Vraiment ? Pour une histoire de leçon pas apprise ?

— Si vous continuez comme ça, oui !

Résigné, je fouille dans mon sac et me lève. Vraiment, j'ai tout fait pour retenir mon « putain » et pour ne pas envoyer mon carnet valser sur le bureau de cette dinde mal baisée, mais c'était plus fort que moi.

— Qu'est-ce que c'est QUE ce comportement ? Délégués ? Où sont les délégués ?

Arthur lève fièrement la main. Tout le monde peut lire dans son regard qu'il jubile, et que cette altercation l'amuse.

— Où est l'autre délégué ? demande la prof.

— Malheureusement, elle est absente aujourd'hui, répond Arthur. Mais je peux accompagner mon camarade insolent en salle de permanence, chez la CPE, chez le directeur... C'est où vous voulez, y'a pas de souci.

— Non. Émilie, vous l'accompagnez, répond la prof en désignant une des meufs au deuxième rang.

— Mais pourquoi ! C'est quoi cette discrimination  ? s'offusque Arthur, qui a du mal à cacher l'excitation dans sa voix. Vous me faites pas confiance ? Alors que j'ai été élu à l'unanimité par mes pairs ? Tout ça parce que vous m'aimez pas ! C'est scandaleux !

— Je te jure Arthur, c'est vraiment du n'importe quoi ce qu'il se passe ici ! On a jamais vu ça !

— Ils vont entendre parler de moi, fraté ! Ça, oui !

— Ça suffit ! De Mercière et Coiraton, dehors !

— Argh ! Vraiment, ça sonne tellement mal, dit dans cet ordre-là !

— Eh oui, Madame ! On dit toujours Coiraton d'abord, puis De Mercière, après ! C'est plus fluide !

— Vous sortez !

Accompagnés par Émilie — top 3 de la classe — nous passons par la case CPE, puis après un soupir suivi d'un « ah, c'est vous, ça faisait longtemps », d'un demi-sermon et d'autres soupirs, nous finissons en salle de permanence. Je me suis mangé trois heures de colle, mes parents ont été contactés, et ça, c'est pire que tout.

Ma crainte est confirmée lorsqu'une heure plus tard, mon portable vibre et que « Pire tyran » s'affiche à l'écran. J'ignore.

À la notification d'appel en absence succède le message : « Tu rentres directement à la maison après les cours ».

Je n'ai pas d'autre choix que de m'exécuter à la fin de la journée.

À mon arrivée, je suis cueilli au salon par le daron, comme prévu. Ma mère fait acte de présence, comme d'habitude, mais je sais qu'elle sera au moins là pour prendre ma défense ou pour atténuer ma sanction.

— Qu'est-ce que j'apprends ?

Je hausse les épaules.

— Qu'est-ce qu'il se passe dans ton petit crâne plein d'air, en ce moment ?

Je hausse encore les épaules, parce que c'est vraiment inutile d'essayer de se justifier avec ce type. Même si j'avais toutes les meilleures raisons du monde, il ne voudrait jamais comprendre les injustices dont je suis victime et donnera toujours raison à toute personne s'opposant à moi, même si elles ont tort.

— T'as le bac dans 3 mois, et tout ce que tu trouves à faire, c'est jouer les merdeux en classe et manquer de respect à tes professeurs ?

— Ben, ça va...

— Non, ça va pas !

De toute façon, quoi que je dise, quoi que je fasse, ça va jamais. Quand je fais des trucs bien, y'a jamais personne pour me féliciter, mais dès que je fais un pas de travers, on me loupe jamais, par contre !

— C'est pas l'éducation qu'on t'a donnée.

Je me retiens de lever les yeux au ciel d'agacement.

— Tu dégages dans ta chambre, et je peux te garantir que tu ne quitteras pas cette maison de tout le week-end.

— Ok.

En temps normal, ça m'aurait anéanti. Mais là, c'est juste la perspective d'un week-end entier à discuter avec Lucyle, ce qui me convient parfaitement. Je ne pourrais même pas être plus heureux, car j'avais aucune envie d'accompagner Arthur à un anniversaire, et j'ai l'excuse parfaite pour m'esquiver.

— T'as l'air plutôt content, ou je me trompe ?

— Non, pas du tout. J'essaie juste de masquer ma déception derrière un sourire.

— Je t'ai déjà dit de garder ton insolence pour tes amis.

Vraiment, pourquoi les adultes voient toujours de l'insolence là où il n'y en a pas ?

— Et sache que tu n'auras pas un centime viré sur ton compte à la fin de ce mois-ci et du prochain. Tu vas avoir un aperçu de cette vie de prolétaire que tu méprises tant.

Et là, j'ai vraiment envie de l'insulter et de lui sauter à la gorge pour l'étrangler.

Au lieu de ça, j'envoie un signal de détresse en direction de ma mère, qui détourne les yeux dès que nos regards se croisent.

— Maintenant, hors de ma vue. Et bien sûr, pas de portable, d'ordinateur, de tablette, de PlayStation, de télé, ou que sais-je.

— Putain, t'abuses ! Je vais faire quoi, moi, de tout le week-end !

— Travailler, peut-être ?! Essayer de sortir de ta médiocrité ? Faire quelque chose de ton cerveau ?

J'inspire, expire, serre la mâchoire et les poings pour ne pas commettre l'irréparable, et me faire arracher la tête.

Alors j'obéis, sous les yeux réprobateurs de ma mère. Si même elle, mon alliée la plus fidèle dans la lutte contre la tyrannie du daron, se retourne contre moi, alors je n'ai plus aucune chance de survie dans cette baraque.

Après avoir rendu tout appareil lié à une quelconque forme de divertissement — à l'exception de mon iPod tout claqué dont mon père a oublié l'existence — commence la pire agonie de ma vie.

Samedi soir, je commence à devenir fou et je ne supporte même plus d'entendre la musique qui a défilé toute la journée dans mes oreilles.

J'ai tenté toutes les occupations à ma portée. J'ai fait des pompes et des abdos, alors que je déteste ça. J'ai dessiné, alors que je suis nul à chier. J'ai lu une BD, puis les trente-sept premières pages de La Princesse de Clèves, que j'étais censé lire l'année dernière en français. J'ai même nettoyé et rangé ma chambre et ma salle de bain, et aidé ma mère à faire le ménage dans toute la maison, cela étant ma seule excuse valable pour qu'on m'autorise à quitter ma cellule en dehors des repas.

Je commence à comprendre le sens de mourir d'ennui. Tellement, que j'ai envie de faire mes devoirs.

Alors, j'ouvre mon agenda. La plupart des pages sont vides et les seuls devoirs que j'ai pris la peine de noter sont illisibles ou incomplets.

À défaut d'avoir mieux à faire, je relis mes leçons tout aussi pauvres en contenu que mon agenda. Apprendre quelque chose pour le bac va sûrement être un challenge. Mais jusqu'à présent, je m'en suis toujours sorti pour avoir le minimum syndical requis pour passer les niveaux.

Je me promets quand même d'aller acheter des livres de révisions à la librairie, dès lundi.

Au bout de dix minutes de relecture, j'arrête, parce que c'est encore plus ennuyant que de ne rien faire.

Vraiment, c'est limite de la torture.

Étalé dans mon lit, je finis par regarder le plafond. Arthur me manque, Lucyle me manque, mais surtout, Kenza me manque... Sa voix, nos conversations, sa présence, tout... Mais là, tout de suite, j'admets que ce qui me manque le plus, c'est son corps. Ça doit faire trois semaines depuis notre rupture. Trois semaines sans câlins ou bisous, et pour ma condition de jeune adulte en rut, c'est difficile.

J'essaie de me changer les idées et prends une nouvelle BD dans ma bibliothèque. Mais rien n'y fait. J'ai toujours une multitude d'images et des milliers de scènes ancrées dans mon esprit. Donc, je me lève, ouvre la fenêtre, m'accoude et regarde dehors, comme si un quelconque évènement pouvait survenir dans mon jardin. Au contraire, tout est calme. Personne, pas même un chat qui passerait par là, rien, à part la pluie, et Kenza.

Vraiment, je sais même pas pourquoi je lutte.

Alors je ferme la fenêtre, vais dans la salle de bains, tire deux mouchoirs de la boite, pompe trois noisettes de crème hydratante, retourne dans mon lit et m'autorise à penser à Kenza sous tous les angles. En plongée, contre-plongée, gros plan, plan américain, plan rapproché poitrine... Juste elle, personne d'autre. Du moins, j'essaie.

J'ai peut-être l'esprit qui dérape l'espace d'une seconde ou deux. Une seconde ou deux d'inattention pendant lesquelles une image de Lucyle avec sa jolie bouche traverse mon esprit aussi vite qu'une étoile filante dans le ciel. Vraiment très rapide donc. J'ai à peine le temps de la voir. Et ça n'arrive qu'une fois.

Sauf vers la fin. C'est toujours plus dur vers la fin, et mon esprit s'égare.

Ça arrive souvent ces temps-ci. Surtout quand je m'ennuie et que je suis en cours, je pense beaucoup trop à des choses qui ne plairaient pas à la bienséance. Mais bon, ce n'est que dans ma tête. Je suis le seul à le savoir, et je ne fais de mal à personne, donc c'est pas si grave. Ça ne m'empêche pas d'avoir un peu honte, des fois.

Après ce week-end littéralement mortel, le daron renforce sa surveillance. Je n'ai plus le droit de trainer dehors après les cours, et il quitte le boulot plus tôt juste pour s'assurer que je rentre à la maison directement. De toute façon, je n'ai plus d'argent, donc je ne peux pas faire grand-chose.

Le pire tyran du monde contrôle même mon carnet de correspondance, mon agenda pour connaitre les devoirs à rendre, les contrôles à venir, tout. J'ai l'impression d'avoir 12 ans, et c'est juste insupportable.

Il m'a aussi inscrit à des classes privées pour rattraper mon retard et bosser mon bac. D'ailleurs, si j'ai le malheur de le rater, il menace de m'envoyer dans un vieux pensionnat perdu dans l'arrière-pays, et je ne préfère pas prendre le risque de vérifier son degré de sérieux.

Et puis, j'espère vraiment avoir mon bac. Ça serait trop chiant de le repasser, et j'aurais enfin l'occasion de me casser de cet enfer pour aller vivre ma vie en paix. Et aussi, je pourrai me rapprocher de Lucyle pour enfin, peut-être, la rencontrer.

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