CHAPITRE UN - ENTRE LA JOIE ET LES LARMES

Il y avait tant de choses que Haven aurait fait pour son frère mais elle n'avait jamais pensé que tuer était sur la liste. Les menottes à ses poignets lui indiquaient pourtant qu'elle avait commis l'irréparable. Elles prouvaient sa culpabilité.

Assise dans la chaise de l'accusé, au milieu de cette immense pièce, elle n'avait pas besoin d'entendre le verdict pour savoir qu'elle était coupable. En fermant les yeux, elle revoyait le couteau ensanglanté dans sa main droite, le corps de l'homme à ses pieds, dans une marre de son propre sang. Son bras ne l'élançait pas mais le couteau lui avait paru si lourd à tenir. Elle n'avait pas d'autres souvenirs, juste le son de l'arme tombant sur le sol qui l'avait faite sursauter et l'avait poussée à fuir la scène du crime.

Plus tard, après son arrestation, une personne lui avait dit qu'elle avait assené dix coups de couteau. Cette information l'avait laissée de marbre pendant quelques secondes, comme si son cerveau avait eu besoin d'enregistrer et comprendre l'information. Elle s'était ensuite mise à rire quand l'inspecteur l'avait informée que le coup fatal avait sûrement été le dernier : celui qui avait atteint le poumon gauche. Haven en avait rit aux larmes parce qu'il n'y avait évidemment rien de plus ironique qu'une telle mort pour un homme qui avait passé sa vie à fumer.

Ses rires s'étaient étouffés dans sa gorge alors que l'appréhension avait lentement saisit chaque parcelle de son corps. Elle ne se souvenait de rien. Ni de la manière dont elle était arrivée à l'appartement de l'homme (en bus, d'après les caméras de surveillance) ni où elle avait trouvé l'arme (dans la cuisine de la victime). Tout ce qu'elle en avait en mémoire était le tintement insupportable du couteau tombant par terre.

Tout cela la rendait malade.

— Haven Hoang, levez-vous.

La voix du juge était claire et froide.

Elle inspira et expira ; serra ses mains l'une contre l'autre avant de se lever. Son regard croisa celui du juge et elle réprima un frisson qui remontait le long de sa colonne vertébrale. Haven n'avait pas besoin d'être à côté de lui pour sentir tout le dégoût qu'elle lui inspirait. Elle pouvait le sentir – comme si le sentiment coulait à travers les pores de la peau. Si en temps normal les juges avaient le devoir de rester neutre face à chaque situation, celui-ci pouvait être lu comme un livre ouvert. Mais elle ne pouvait pas lui reprocher une telle partialité.

Elle avait tué un homme. Mais surtout, elle avait trahi le Système.

L'idée d'ôter la vie à une personne était déjà terrible mais trahir le Système était une toute autre histoire.

— L'Examinateur Breznik a terminé d'entrer toutes les données, commença le juge tout en balayant la salle du regard, le verdict sera prononcé dans quelques instants.

En entendant ces mots, le regard de la jeune femme bascula vers le trentenaire, debout, non loin du juge. Il avait été présent pendant tout le procès, retranscrivant sur l'ordinateur, en direct et sous les yeux de tous, les dires et actions de la défense et de l'accusation.

L'homme se démarquait par son uniforme complètement noir – symbole de son appartenance au groupe des Examinateurs. Son arrivée dans la salle d'audience avait soulevé une vague de murmures dans la tribune du public, pas parce qu'il était arrivé après le juge mais parce que son manteau était orné d'épaulettes dorées. Les journalistes l'avaient mitraillé de photos et les cliquetis de leur appareil avaient résonné sous le haut plafond de la salle. Cela lui avait donné l'impression qu'un grand acteur venait de faire son entrée. Et peut-être était-ce le cas. Peut-être qu'un Examinateur aussi haut gradé qui venait officier un tel procès était l'équivalent d'un acteur jouant pour un film d'un producteur inconnu.

Mais cela n'avait pas étonné Haven, pas quand, à cause de ses actions, elle avait rompu quatre longues années sans procès criminel. Le gouvernement de Ladva était particulièrement fier de son taux de criminalité proche de zéro, de ses tribunaux vides faute de criminels à condamner et de ses prisons qui fermaient une à une parce qu'elles n'avaient personne à enfermer.

— Le verdict sera rendu dans quelques instants. Je demande à toutes les personnes dans la salle de l'écouter silencieusement. Toutes réactions que je jugerai comme excessives seront punis par le Système.

Le silence tomba sur la salle et Haven eut l'impression d'étouffer dans sa chemise blanche. Malgré cet étau qui se resserrait doucement sur sa poitrine, elle garda la tête haute, le menton légèrement relevé. Il n'y avait rien d'autres qu'elle pouvait faire à part recevoir la sanction du Système dignement.

Elle vit l'Examinateur actionner quelques touches de son clavier avant de relever la tête. Sur le sol devant elle se dessina un cercle. Il se fendit en deux, laissant apparaître une plaque noire pas plus grande que sa propre main. Le symbole de Ladva, un chêne vert, apparut. L'hologramme flottait haut, comme s'il souhaitait que toutes les personnes présentes dans la pièce puissent l'admirer. Le chêne disparu dans un fondu presque dramatique pour être remplacé par le mot « verdict » en grandes lettres blanches. Le mot tournait sur lui-même comme s'il se donnait en spectacle.

— Pour le meurtre de Jerald Langham, Haven Hoang est déclarée...

Le juge se contentait de répéter les mots que le Système affichait à travers l'hologramme.

— Coupable, termina-t-il les yeux rivés sur le mot qui dansait au centre de la pièce.

Des murmures s'élevèrent dans la salle mais le juge ne prit pas la peine de les réprimer comme il avait promis de le faire. Et comme si son manque de réaction avait été pris pour une autorisation, les murmures se transformèrent en cri de joie – en exclamation dont elle ne comprenait pas les mots. Une voix féminine se démarqua du brouhaha, une voix qui n'arrêtait pas de répéter que « justice avait été rendue ». Haven se demanda si ces mots venaient d'un membre de la famille de la victime mais n'eut pas le courage de se retourner dans sa chaise pour chercher un visage à associer à ces mots. Si ce soir-là Haven avait perdu la confiance du Système, une mère et un père avaient perdu un fils et une sœur avec perdu un frère.

— Pour le meurtre d'une personne classée comme Exempté par le Système, Haven Hoang est déclarée... coupable.

La joie se répandit dans la salle mais tout ce qu'elle remarqua était l'absence de l'Examinateur. Ses yeux étaient rivés à l'endroit où il se trouvait il y a quelques instants à peine. Personne ne semblait se soucier de ce départ, tous était occupé à se féliciter, à crier, à pleurer de joie. Haven, elle, se sentit étrangement abandonnée par cet homme qu'elle ne connaissait pas. Mais elle avait toujours admiré les Examinateurs, ces personnes qui avaient réussi à gravir les échelons de la société tout en prouvant leur loyauté et dévotion envers le Système. Être Examinateur était une récompense, une fierté.

À chaque fois qu'elle voyait l'un d'entre eux dans les rues de Systemia, elle s'arrêtait pour l'observer, comme si cela pouvait lui permettre de comprendre ce qui lui manquait pour devenir une Examinatrice. Elle rêvait de cet uniforme noir, comme un enfant rêvait d'une sucrerie. Et elle ne pouvait pas croire qu'un jour, dans le passé, des populations entières portaient le noir comme signe de deuil – parce que pour elle, le noir était synonyme d'espoir.

Si elle avait espéré rejoindre leur rang, Haven ne pouvait maintenant que rire d'avoir pensé que cela aurait pu être possible. Rien ne pouvait être plus opposé que les Examinateurs et son statut de criminel.

Haven pensa à son frère et au fait que l'accès au procès lui avait été refusé. Personne lui avait donné de raisons mais elle imagina qu'un mineur ne pouvait pas rentrer dans la salle d'audience sans un représentant légal. Sa représentante était bien présente dans la salle mais pas dans la bonne chaise. L'ironie de la situation aurait pu la faire rire. 

Trois coups de marteau résonnèrent dans la salle. Son regard bascula sur le juge et elle eut le temps d'apercevoir les mots « crime de tromperie envers le Système : coupable » disparaître lentement. Deux mains agrippèrent chacun de ses bras alors que l'homme prononçait la clôture du procès d'un mouvement dramatique de son marteau. Les deux policiers la trainèrent vers une porte dérobée qui se trouvait derrière l'estrade où se tenait le juge.

Dans son dos, elle entendit les journalistes se bousculer pour prendre des photos. Elle les imagina comme des rapaces se battant pour réclamer le morceau d'une carcasse fraiche. Ils avaient besoin d'immortaliser le moment pour pouvoir illustrer les articles qui feraient la une de tous les sites d'informations dans les heures à venir. Haven pouvait déjà imaginer les gros titres : « Le procès du siècle » ou encore « La traitre condamnée ».

Elle se demanda quelles expressions avaient été capturées par les journalistes – si l'immense vide qu'elle ressentait au creux de son estomac se reflétait également sur les traits de son visage. Elle baissa alors la tête comme si elle avait été frappée par cette constatation. Affronter fièrement le verdict n'avait rien changé : son sentiment de culpabilité envers le Système était toujours aussi fort et présent. Des larmes lui montèrent aux yeux et elle réprima un sanglot. Elle voulait qu'on la prenne dans ses bras, que quelqu'un la console comme un parent consolerait son enfant. Mais elle n'avait plus de parents, plus aucune personne pour lui passer une main dans le dos et lui murmurer que tout irait bien.

Ils sortirent de la salle sous les cris de joie et les cliquetis des appareils photos. Ils marchèrent pendant ce qui lui sembla être de longues minutes.

— Arrête-toi là, dit l'un des deux policiers.

Une porte en métal se dressait devant elle, aucune plaque ne pouvait lui indiquer où elle menait.

— Cinq minutes, pas plus.

Le policier ne lui laissa pas le temps de répondre et la poussa dans la pièce une fois la porte ouverte. Elle manqua de tomber alors que son esprit cherchait qui était la personne dans ce pays qui souhaitait encore la voir. L'envie de rire lui chatouilla la gorge quand elle se rendit compte qu'il n'existait qu'une seule personne qui remplissait ce critère.

Alors qu'elle pouvait entendre la porte se refermer dans son dos, son regard se posa sur le jeune homme – le garçon – assis derrière la table.

— Teddy, murmura-t-elle.

Il releva la tête et leurs regards se croisèrent. Haven y lut la douleur, la tristesse et la colère. Elle s'avança vers lui, lentement, les pieds presque trainants. Arrivée à sa hauteur, elle s'accroupit, un triste sourire dessiné sur les lèvres.

— Je suis désolée.

C'était la première fois que les mots lui manquaient – à elle qui avait toujours su quoi dire à son frère. Elle aurait aimé que quelqu'un la guide, qu'une personne lui souffle les paroles pour rassurer un garçon d'à peine dix-sept ans sur le point de perdre sa seule famille.

— C'est ma faute, marmonna-t-il, c'est à cause de moi et tu le sais. Mais toi... Je vais me retrouver seul.

— Teddy, tout va bien se passer. Tu ne seras pas seul, le Système te prendra en charge.

—  Le même Système qui nous a abandonné ?

Elle voulut le contredire, lui expliquer que le Système le protègerait et qu'il n'avait pas été abandonné – mais après tout ce qu'il s'était passé, elle n'était plus certaine de cela.

— Si le Système ne te protège pas, je le ferais moi. C'est comme ça qu'on a toujours fait, pas vrai ?

— Tu seras plus là. On sait même pas quand on se reverra.

Haven savait tout cela, qu'il s'agissait des derniers instants qu'elle pouvait partager avec son frère. Alors elle profita de chaque seconde qui lui était accordée : elle mémorisa les traits de son visage, comme si elle craignait qu'une fois séparés, elle ne pourrait plus s'en souvenir. Sa main caressa tendrement sa joue parsemée de petites taches de rousseurs, comme elle avait toujours l'habitude de le faire. Ses yeux noirs se perdirent dans les siens. Elle passa une main dans ses cheveux noirs dont certaines mèches avaient la mauvaise habitude de rebiquer. Elle se pencha doucement vers lui pour poser son front contre le sien avant de fermer les yeux.

— Teddy Hoang, tu es le jeune homme le plus courageux et le plus fort que je connaisse, dit-elle d'une voix qu'elle voulait confiante. Il n'existe aucune raison pour que tu ne t'en sortes pas. J'ai confiance en toi et je sais que tout se passera bien.

Les mains de son frère agrippèrent sa chemise et elle entendit un long reniflement.

— Je serais là, quoi qu'il se passe. Fais-moi confiance.

— Mais tout est de ma faute, dit-il entre deux sanglots.

— Non, c'est la mienne.

Elle recula pour plonger son regard dans le sien.

Le visage de son frère était constellé de larmes, ses yeux étaient rouges et bouffis. Cette simple vision lui serra le cœur et elle se détesta de le mettre dans un tel état. Pendant un court instant, elle désira retourner dans la salle d'audience – cette salle où elle n'avait pas eu à affronter les larmes de son frère. Il était presque plus aisé pour elle de trahir le Système que voir Teddy traverser une telle épreuve.

— Hoang, c'est l'heure.

La jeune femme lâcha un long soupir. Elle observa son frère pour la dernière fois et se demanda s'il allait prendre quelques centimètres de plus ; s'il réussirait à avoir son diplôme ; si le Système reconnaîtrait enfin sa valeur. L'idée qu'elle ne serait pas là pour assister à tous ces exploits lui brisa le cœur.

— Teddy, j'y vais.

Elle avait murmuré ces mots si doucement que son frère ne sembla pas les entendre. Mais ses mains lâchèrent sa chemise. Il garda le silence, les yeux rivés vers le sol.

Il n'y avait plus rien à dire.

Pas d'au revoir, puisqu'elle ne serait pas là pour revenir.

Pas d'adieux parce qu'ils étaient trop douloureux à prononcer.

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