CHAPITRE TROIS - DERRIÈRE TOUTES CES PORTES
Il n'y avait rien eu d'officiel, rien qui pouvait montrer qu'en cette chaude journée de juin, à l'arrière d'un fourgon de police, deux figures emblématiques de Ladva lui avaient proposé de travailler pour le Système pour effacer ses crimes.
Le véhicule décéléra et les pneus crissèrent sur le béton. Haven n'aurait pas su dire combien d'heures s'étaient écoulées depuis le départ du Major et de l'Examinatrice. Elle avait l'impression qu'ils étaient sortis de son petit espace des heures auparavant mais peut-être était-ce il y a à peine une heure. Haven se redressa dans son siège. L'ignorance dans laquelle elle se trouvait avait le don de faire battre son cœur à toute allure, à rendre ses mains plus moites qu'elles ne l'étaient déjà.
Les portes du fourgon s'ouvrirent et un soldat – Haven le remarqua immédiatement à cause de l'uniforme bleu marine qu'il portait – grimpa. Il lui accorda à peine un regard avant de déverrouiller la grille, et d'un pas assuré, il s'approcha. Il était grand, avait la peau marron clair et les cheveux noirs coupés courts. Son visage fin avait des traits juvéniles ; il devait à peine être plus vieux qu'elle. Haven pouvait imaginer, à cause des petites lignes aux coins de ses yeux noirs, qu'à chaque fois qu'il souriait, il semblait plus jeune qu'il ne l'était réellement.
Quand il se pencha en avant pour défaire les liens qui la retenait à son siège, elle lut « MAXEN » sur l'écusson brodé sur son uniforme, au niveau de son cœur. Les chaînes tombèrent au sol alors que la ceinture qui bloquait ses hanches claqua contre la paroi du fourgon. Il ne lui retira pas ses menottes.
— Debout.
Haven s'exécuta.
En descendant du véhicule, elle se retrouva face à face avec un autre soldat – plus petit mais définitivement plus âgé que le premier. Ses yeux marrons étaient sévères et lui donnèrent l'impression qu'il devait passer ses journées à froncer des sourcils, comme si quelque chose le dérangeait perpétuellement. Son badge militaire indiquait simplement « BRODIN ». Les jambes légèrement écartés et le visage fermé, il l'observait de la tête aux pieds comme s'il tentait de juger sa personne d'un simple regard. Quand elle vit son regard atteindre le bout de ses tennis, un soupir quitta ses lèvres. Il se tourna alors vers son camarade.
— Je travaille à Clesk depuis quinze ans et on me fait encore sortir les poubelles.
Maxen afficha un sourire moqueur alors qu'Haven essayait encore de comprendre l'importance de ces quelques mots.
— Clesk ? répéta-t-elle. Clesk comme la région ?
Le petit soldat lui lança un regard noir, la défiant presque de dire autre chose. Elle ferma alors la bouche, écrasant sa lèvre supérieure contre sa lèvre inférieure pour n'en faire qu'une simple ligne. Elle leva la tête pour observer ce qui se trouvait autour d'elle. L'espace était spacieux mais l'éclairage blanc aveuglant l'empêchait d'estimer avec précision la taille de l'endroit où elle se trouvait. Autour d'elle étaient garés des centaines de véhicules de toute taille et de tout type. Si le nombre l'avait tout d'abord impressionné, ses yeux s'attardèrent plutôt sur leur couleur – un bleu marine immaculé, semblable aux uniformes des soldats de Ladva.
— Vous parlez de la base militaire de Clesk ?
— Vous connaissez quelque chose d'autre qui s'appelle Clesk ? rétorqua Maxen. Allez, avancez.
Il la poussa vers le fond du hangar et elle se laissa faire.
Comme son nom l'indiquait, la base militaire de Clesk était exclusivement accessible à l'armée. Les civils comme elle n'avaient rien à faire ici.
— J'espère qu'on sera rentré à l'heure pour le diner, dit Brodin qui marchait à sa gauche.
— Hors de question que je me couche le ventre vide, répondit Maxen à sa droite.
Leur discussion continua, les banalités fusant des deux côtés. Même s'ils semblaient être détachés de la situation, comme deux collègues qui se permettaient enfin de se détendre à quelques minutes de la fin d'une longue journée de travail, Haven pouvait sentir une sorte de tension qui stagnait entre eux. Leur rire sonnait affreusement faux, comme s'ils devaient les extirper du plus profond de leur entraille pour les faire entendre ; les mains de Brodin semblaient trop proches d'une des armes accrochée à sa taille. Peut-être un taser.
— Je retiens jamais ces foutus codes, dit Maxen en se grattant le menton.
— Maxen...
Arrêtés devant une grande porte blanche, dissimulés des regards indiscrets, Maxen fit glisser son index sur ce qui lui sembla être une tablette. À deux pas derrière lui, elle ne pouvait pas voir avec précision ce qu'il était en train de faire mais elle voyait l'écran changer de couleur à plusieurs reprises – blanc, noir, vert, puis blanc à nouveau.
Cette porte lui sembla isolée, cachée derrière un grand pilonne métallique qui soutenait le toit du hangar. Aucune indication ne lui permit de savoir s'il s'agissait d'une porte de service ou de secours.
— SA77382. Tu devrais le retenir, ça pourrait servir.
Il y eut une courte pause avant que Maxen lui jette un regard et dise :
— Au moins je ne suis pas celui qui vient de le prononcer à voix haute.
— C'est pas comme si elle allait avoir l'occasion de s'en servir, pas vrai ?
Son regard glissa vers Haven, comme s'il attendait qu'elle rétorque quelque chose. Mais ses lèvres étaient scellées par une force qui lui était inconnue : il lui aurait été impossible de parler même si elle l'avait voulu. Et le soldat éclata de rire avant de lui donner une grande claque dans le dos. Peut-être aurait-elle trébuché vers l'avant si ses jambes n'étaient pas aussi lourdes que deux lourdes pierres fixées au sol.
La porte coulissa vers la droite et Haven se retrouva face à un escalier dont elle ne pouvait pas voir la fin. Maxen descendit les premières marches. Le bruit de ses bottes résonna contre les murs comme un écho persistant. Quand il s'arrêta dix marches plus bas, Haven se décida enfin à descendre. Brodin fermait la marche derrière elle. Il était à peine exagéré de dire qu'elle pouvait sentir son regard insistant contre sa nuque. Plus elle descendait, plus elle sentait l'air se rafraichir. La chaleur douce de juin avait disparu, remplacée par une fraicheur semblable à une fin de septembre – quand la brise traversait les grandes rues de Systemia, soulevant des écharpes et des mèches de cheveux mal fixées.
La base militaire de Clesk était connue pour être la plus grande du pays, assez pour accueillir la grande majorité des soldats. Certains parlaient de la base comme étant une ville à part entière avec ses propres habitations pour accueillir les soldats venant de tout le pays, ses commerces et ses propres moyens de transports. Jusqu'à aujourd'hui, elle ignorait que Clesk s'étendait également sous terre.
Elle se demanda pourquoi une telle information n'était pas connue du grand public alors qu'elle lui semblait si capitale. Depuis l'instauration du Système, Ladva n'avait connu aucune guerre. Les crimes étaient rares, presque inexistants, puisque le Système prenait soin d'écarter toutes les personnes représentants un danger potentiel pour la société. Les plus dangereux, classés comme Permanents, étaient isolés. Ceux qui pouvaient potentiellement causer problème passer l'Examen une fois tous les deux mois, des EBM. Une surveillance des plus rapprochées leur était imposée : passages fréquents des forces policières à leur domicile ; vérification double pour toute action financière qui dépassait un seuil prédéterminé par le Système ; certaines professions leur étaient également interdites. La liste de ces obligations et restrictions était longue mais chaque point était nécessaire. C'était de cette manière qu'ils pouvaient vivre aux côtés des personnes mieux classées.
Le père d'Haven avait été l'un d'entre eux, pendant les dernières années de sa vie. Elle n'avait jamais compris pourquoi il avait été déclassé de la sorte, elle qui le considérait comme une personne si discrète et pacifique. Il n'élevait jamais la voix, chacun de ses mots aussi doux que le précédent. Mais comme son père, elle n'avait jamais questionné ce résultat. Pourquoi l'aurait-elle fait ? Pourquoi questionner un système en place depuis quatre-vingt-cinq ans ?
Ils arrivèrent sur un terrain plat avant même qu'elle n'eut le temps de trouver une réponse à ses interrogations. À sa gauche et sa droite s'étendaient deux longs couloirs blancs dont elle ne voyait pas les extrémités. Une forte odeur de produits chimiques régnait, comme si l'espace venait d'être nettoyé. Des petites lumières blanchâtres s'allumaient au fur et à mesure de leur passage.
Même si Clesk regroupait des milliers de soldats dans son enceinte, ils ne croisèrent personne.
Ils s'engouffrèrent tous les trois dans un ascenseur et Maxen appuya sur le bouton « -6 ».
— L'autre avait plus de conversation, soupira Brodin en se grattant le nez.
— L'autre ? demanda Haven.
— Et il répétait pas tout ce qu'on disait non plus, ricana Maxen.
Brodin afficha un sourire narquois, comme satisfait de voir la détresse se dessiner sur le visage de la jeune femme. Et alors qu'elle fixait ses dents blanches, elle fut prise par une soudaine bouffée de chaleur et l'impression d'étouffer entre les quatre murs de l'ascenseur. Sa chemise lui collait à la peau, la sueur dégoulinait le long de son dos. Haven ferma les yeux et tenta de ralentir sa respiration sans grand succès. Les battements de son coeur continuaient de tambouriner à ses oreilles et sa gorge s'asséchait un peu plus à chaque seconde qui passait.
L'ascenseur s'arrêta finalement et les portes s'ouvrirent dans un coulissement silencieux. Brodin passa en premier. Le couloir qui se présenta à elle ne ressemblait à rien à celui qu'elle avait emprunté plus haut. Le blanc immaculé avait été remplacé par un gris terne, les lumières grésillaient longuement avant de clignoter et s'allumer. Une odeur de renfermée et poussiéreuse lui donna envie d'éternuer.
— Tu rentres là, dit Brodin en pointant du doigt une vieille porte à leur gauche. Tu jettes tous tes vêtements, tu prends une douche et tu ressors de l'autre côté. Et plus vite que ça, j'ai un dîner à prendre.
Maxen défit ses menottes avant de la pousser dans la pièce. La porte se referma sur un énième sourire moqueur de sa part, comme si la situation l'amusait. Haven se frotta les poignets. Des traces rouges marquaient sa peau. Ses yeux firent le tour de la pièce très rapidement : quatre murs blancs, un sol carrelé. Elle marcha vers le coin opposé, là où elle vit ce qui lui semblait être un panier en métal posé à même le sol, à côté d'une chaise. Elle se déchaussa avant de se déshabiller et jeter ses vêtements. Elle n'avait rien de précieux, rien qu'elle ne souhaitait garder.
Nue, elle marcha droit vers la tête de douche, fixée au plafond, au milieu de la pièce comme s'il s'agissait d'un extincteur automatique. À peine avait-elle mit un pied en-dessous que l'eau gelée se mit à couler. Quand elle comprit qu'ils ne lui accorderaient pas le luxe d'une douche chaude, elle ferma les yeux et avança sous le jet d'eau.
Quand l'eau arrêta enfin de couler, Haven ne pouvait plus sentir le bout de ses doigts. Frissonnante, l'eau perlant encore son visage et dégoulinant de ses cheveux noirs qui lui arrivaient à peine en-dessous des épaules, elle marcha droit vers la seconde porte. Elle arriva dans une minuscule pièce où, en étendant les bras de part et d'autre de son corps, il lui était possible de toucher les murs à côté et en face d'elle. Une grille se trouvait sous ses pieds et elle avait beau fixer le sol, elle n'arriva pas à voir ce qui se trouvait au fond. Elle entendit une longue sonnerie et les rouages d'une machine s'activer. Elle n'eut pas le temps de baisser les yeux qu'une bourrasque chaude vint la frapper au visage. Elle fit un pas en arrière, posa une main contre le mur de gauche pour ne pas trébucher. La chaleur l'enveloppa assez longtemps pour sécher son corps et laisser ses cheveux humides.
Une seconde sonnerie retentit et la machine s'arrêta. Devant elle, une porte s'ouvrit. Elle mit les pieds dans une pièce similaire à la première. Ses yeux s'arrêtèrent sur une pile de vêtements soigneusement posée sur une chaise. Haven enfila sans perdre de temps, agacée par l'idée d'être une seconde de plus nue. Habillée d'un tee-shirt noir, d'un pantalon bleu marine et de bottes noires parfaitement cirées, elle se surprit à penser qu'elle devait ressembler à une soldate de Ladva. Elle passa sa main dans ses cheveux, essayant de les ordonner comme elle le pouvait sans brosse et miroir.
À l'autre bout de la pièce, une autre porte s'ouvrit. Maxen entra.
— Corps droit et tête haute, exigea-t-il.
Haven s'exécuta. Il se positionna face à elle avant de tendre ses mains vers son cou. Elle fit un pas en arrière et elle le vit rouler des yeux avant d'afficher un sourire narquois sur les lèvres. Il posa sa main droite sur son épaule comme pour l'immobiliser. Ses yeux verts rencontrèrent les siens et elle aurait pu jurer y voir une pointe de malice, comme si la situation l'amusait plus qu'autre chose.
— Détends-toi, dit-il d'une voix légère.
— Le vouvoiement était en option ?
— Oui, je l'ai laissé avec Brodin. (Il afficha un sourire, comme s'il était fier de sa propre répartie avant de reprendre :) Arrête de gesticuler maintenant.
Le sérieux de sa voix l'immobilisa ce qui sembla l'amuser encore plus. Ses mains continuèrent à glisser contre son cou pendant quelques secondes avant qu'un « clic » résonne à son oreille. Maxen recula d'un pas, puis d'un second avant de taper une fois dans ses mains.
— Bravo, tu es l'honorable détentrice d'un collier fourni par le Système. Un bijou de la technologie de Ladva. Évite de trop y toucher ou même de le retirer. De toute façon, tu n'y arriveras pas et ça t'arracheras la tête.
Elle posa sa main sur le collier. Sous ses doigts, l'objet lui paraissait à peine plus épais qu'une feuille de papier – et si fin qu'il lui était difficile de croire qu'il pouvait la tuer. Maxen sortit une tablette de la poche droite de sa veste. Elle fronça les sourcils quand elle vit la coque protectrice de l'appareil : entièrement verte pastel avec en son centre un animal, peut-être un renard, portant une combinaison de plongée alors qu'il n'y avait pas d'eau autour de lui.
Haven était certaine que cette coque n'était pas réglementaire.
Elle entendit un « bip » émaner du collier avant de sentir le métal se réchauffer sur sa peau. La chaleur n'était pas insupportable – elle pourrait presque l'oublier si elle n'y faisait pas attention.
— Je meurs si j'essaie de l'enlever ? demanda-t-elle d'une petite voix.
— C'est ça. Il ne fait pas que ça non plus mais je te laisse découvrir toutes les options par toi-même.
Le ton léger de sa voix l'agaça et lui donna l'impression que toute cette situation n'était qu'une simple routine pour lui.
— Pourquoi tu n'as pas peur ?
— De toi ?
S'il avait remarqué son passage au tutoiement, il ne le laissa pas montrer sur son visage.
— Pourquoi je devrais avoir peur ?
— Pour ce que j'ai fait, répondit-elle doucement, incapable d'être plus explicite dans ses mots.
— Le meurtre ? J'ai lu ton dossier et j'ai suivi le procès. J'ai déjà vu pire.
Haven détestait la manière avec laquelle il parlait : légèrement, presque comme un enfant qui ne comprenait pas la gravité de tout ce qui était en train de se passer. Si son ton était léger, ses yeux trahissait un sérieux certain. Ils lui donnaient même l'impression qu'il attendait une réponse de sa part. Mais elle ne trouva rien à lui répondre, rien qui lui semblait pertinent. Alors il lui fit signe de la suivre vers la porte par laquelle il était entré.
À l'extérieur, Brodin les attendait, adossé contre le mur.
— T'en as pris du temps, dit-il en se redressant.
— Je faisais connaissance.
— J'ai beau te dire d'arrêter de faire ça, t'en as rien à foutre, hein ?
Il secoua la tête avant de s'enfoncer plus loin dans le couloir.
Alors qu'elle marchait derrière lui, sa main passa une nouvelle fois sur son collier. Elle avait l'impression que l'objet s'enfonçait un peu plus dans sa peau à chaque nouveau pas.
— Il résiste à toutes les épreuves : eau, forte chaleur, grand froid, humidité. Le seul moyen de l'enlever c'est la décapitation. Ou alors qu'une personne habilitée te le retire.
— Merci pour toutes ces informations, marmonna Haven.
Une énième porte se dressa finalement devant eux.
Elle remarqua cependant que celle-ci n'avait rien de semblable avec toutes celles qu'elle avait pu traverser jusqu'à maintenant. Elle était étincelante, parfaitement entretenue et donnait l'impression qu'elle abritait ce que le pays avait de plus précieux. Entièrement faite d'acier renforcée, elle prenait toute la hauteur du mur. Comme pour l'empêcher de s'ouvrir de l'intérieur, six barres de la même matière zébraient la porte. Trois en haut et trois en bas. Une tablette était incrustée en son centre.
Brodin s'approcha et posa sa main sur l'écran qui s'illumina sans un bruit. Une liste interminable de mots et de symboles défilèrent sous ses yeux mais il ne sembla pas y faire attention. Il retira sa main, la reposa une seconde fois avant de taper ce qui lui semblait être un code d'accès. Il fit finalement deux pas en arrière.
Sans un bruit, les barres se rétractèrent une à une. Un décompte de dix secondes s'afficha sur l'écran de la tablette et Maxen poussa Haven devant la porte. Confuse, elle se tourna vers lui.
— Tu m'as demandé si j'avais peur, commença-t-il d'une voix étrangement sérieuse. Je pense que tu devrais avoir peur. Un simple meurtre c'est rien par rapport à tout ce qu'ils ont fait.
Le décompte sur l'écran de la tablette s'acheva et, dans un long grincement, la porte s'ouvrit. Un couloir sombre, dont elle ne voyait pas le bout, se présenta à elle.
Haven eut la soudaine impression de tout comprendre.
Cette porte renforcée, impossible à fracturer, n'avait pas pour but de protéger son contenu du monde extérieur. Il n'était pas questions de richesses, de joyaux, ni même d'informations capitales à la survie de Ladva.
Elle était là pour protéger le monde extérieur des atrocités qu'elle renfermait.
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