CHAPITRE SEPT - LA DEUXIÈME UNITÉ

Haven ne s'était jamais rendu compte que le silence pouvait être aussi pesant. Tous les sons de la pièce avaient disparu, aspirés à la seconde où Avery avait pointé une arme sur son visage. Ce n'était pas la première fois qu'elle se retrouvait nez à nez avec un canon, mais le sentiment de vulnérabilité ne quittait pas le creux de son estomac. À force, elle avait cru que cette sensation disparaîtrait : les frissons qui remontaient le long de sa colonne vertébrale se tairaient, la sueur qui perlait au niveau de ses tempes s'assècherait.

— Avery, fit Milo. On n'a pas le temps pour ça.

— C'est pas comme si je pouvais tirer, pas vrai ?

Elle agita le pistolet, faisant danser la petite lumière rouge apparut à côté du canon sous ses yeux.

— C'est vrai, répondit Haven dans un souffle.

Elle regarda Avery s'éloigner en sifflotant. Il était incroyable d'assister à de tel changement d'humeur.

Haven n'aurait pas dû se crisper comme elle l'avait fait face au pistolet mais cela avait été plus fort qu'elle. L'instauration du Système avait amené l'invention des Armes Autorisée par le Système, les AAS – des petits comme des gros calibres qui ne pouvaient seulement être utilisés sur des Permanents et des EBH. Elle fronça alors les sourcils : elle était maintenant une Permanente à cause des crimes qu'elle avait commis. Le Système aurait normalement dû autoriser le tir. La petite lumière à côté du canon aurait dû être verte, pas rouge.

— On est placés sous un régime spécial, dit Charlie comme s'il pouvait lire ses pensées. Parce qu'on a passé ce marché, on ne peut pas nous tirer dessus. Permanent ou pas permanent. Génial, pas vrai ?

Le sarcasme teintait ses derniers mots.

— Génial, répéta-t-elle sur le même ton.

— Ça me plaît pas plus que ça, mais le Système a décidé de nous accorder une chance pour repartir de zéro. Ça serait stupide de refuser, pas vrai ? Dis-toi que s'Il nous dit de faire ça, c'est qu'il n'y a pas de mal à faire tout ça.

Il y avait quelque chose dans la voix de Charlie – peut-être son intonation ou le peu d'émotion derrière ses mots – qui lui donna l'impression qu'il croyait à peine à ce qu'il disait. Le mince sourire sur ses lèvres et le petit pli au coin de son œil gauche la firent cependant douter sur ce qu'elle avait cru percevoir derrière ses mots.

Haven hocha alors simplement la tête avant de ramasser le pistolet qui gisait entre eux. Il l'aida à s'équiper, lu expliquant comment et où elle était censée positionner certains équipements. Il lui fallut près de dix minutes pour tout enfiler. Deux armes de poings étaient fixées à l'extérieur de ses cuisses à l'aide d'étuis. Son haut noir à manches longues était recouvert par une veste bleu marine rembourrée et renforcée au niveau des coudes. Son nom était cousu en lettres capitales au-dessus de la poche positionnée au niveau de son cœur. Elle n'avait pas pris la peine de changer ses bottes noires. Elle frappa le bout de ses chaussures contre le sol, d'abord le pied gauche, puis le droit. Le cuir était encore rigide, tout comme les semelles.

Quand Charlie lui tendit deux couteaux, leur lame fermement enfermée dans des étuis en cuir noir, Haven fit un pas en arrière.

— Je préfère pas.

— Je ne te dis pas de les utiliser. Mine de rien, c'est plutôt rassurant d'en avoir sur soi.

Haven observa Charlie de la tête aux pieds avant de répondre :

— Dis le gars qui compte partir à l'entraînement avec deux ordinateurs.

— Je suis l'exception à la règle. Et j'ai une arme sur moi.

Il ouvrit sa veste pour dévoiler un pistolet rangé dans un holster d'épaule. Elle saisit les couteaux à contrecœur avant de les fixer à l'intérieur de sa veste. Il lui tendit finalement une paire de lunette.

— L'indispensable.

— Je vois très bien.

— Je m'en doute bien. Mais tu ne peux pas aller à l'entraînement ou partir en mission sans.

Haven baissa les yeux vers les lunettes. La monture noire n'encadrait pas l'intégralité des verres rectangulaires ; le plastique sous ses doigts lui sembla plus résistant que la normale. Elle fronça les sourcils. Une impression de déjà-vu se faufila dans son esprit.

— La police et l'armée utilisent les mêmes, fit Charlie.

Haven posa les lunettes sur son nez et il les réajusta pour qu'elles ne glissent pas.

— Il faut absolument que tu les portes. Quoi qu'il se passe. Et ne les perd pas. Elles ont un micro et un système de communication intégré. Si tu veux communiquer avec l'un d'entre nous, parle juste à voix haute.

— Quelle joie de savoir que je vais entendre la voix d'Avery dans ma tête, répondit-elle sarcastiquement.

— J'ai entendu ! cria la concernée de l'autre bout de la pièce.

— Aux ascenseurs maintenant, intervint Maxen.

Il avait passé tout son temps dans un coin de sa pièce, sans jamais lever le nez de sa tablette.

— Dis à tes potes du secteur A de préparer des mouchoirs. Ils vont pas arrêter de pleurer quand on leur aura botter le cul, lui lança Avery.

— Dans tes rêves.

Elle attrapa une grande mallette qui se trouvait à ses pieds avant de se diriger vers le fond de la pièce. Charlie la suivit, un ordinateur dans chaque main. Alors que Haven était sur le point de les rejoindre, elle sentit une main se poser sur son épaule. Elle se retourna et vit Milo la regarder de haut en bas. Il laissa sa main retomber et désigna d'un vague mouvement du menton un autre ascenseur, de l'autre côté de la pièce.

— Avec moi.

C'était la première fois qu'il lui adressait la parole ; elle avait jusqu'à présent eu l'impression qu'elle n'existait pas à ses yeux. Mais maintenant qu'il la regardait réellement, comme s'il la considérait enfin comme une personne à part entière, une terreur inexplicable grondait dans son estomac. La dernière chose qu'elle avait envie de faire était de se retrouver seule avec lui dans un endroit clos. Elle se retourna et croisa le regard désolé de Charlie avant qu'il ne disparaisse derrière les portes de l'ascenseur.

Ce n'était pas comme si elle avait le choix.

Haven se colla à la paroi de l'ascenseur, comme si la mince distance qu'elle arrivait à créer entre eux pouvait empêcher la sueur de couler le long de son dos. Les portes se refermèrent et l'engin s'actionna. Sa main droite agrippa le bas de sa veste et elle tira sur le tissu. La plante de son pied la démangea et elle prit appuie sur sa jambe comme si le poids de son corps pouvait faire disparaître cette sensation désagréable.

— Qu'est-ce qu'on va faire exactement ? demanda Haven qui ne pouvait plus supporter le silence.

— Aucune idée.

Elle se retint de rétorquer qu'il n'avait pas à lui mentir de la sorte. À la place, elle l'observa réajuster ses gants avant de faire craquer sa nuque.

Milo était à peine plus petit que Charlie – peut-être trois ou quatre centimètres de moins. Si Charlie avait la peau beige claire, celle de Milo était d'un brun mâte qui lui rappelait le soleil des fins de journée. Les deux hommes étaient si différents mais avaient au moins un point en commun : le fait qu'ils avaient tous les deux abandonnés l'idée de se coiffer correctement. Même si ses cheveux noirs étaient courts, certaines mèches bouclées et rebelles étaient apparentes. Cela cassait un peu son image impassible et lui donnait un air plus humain.

La cabine de l'ascenseur s'immobilisa et les portes s'ouvrirent. Elle eut à peine le temps de poser un pied à l'extérieur que les portes se refermèrent dans son dos. L'appareil disparut dans le sol.

Des bâtiments en ruine se dressaient autour d'elle, à perte de vue. Certains ne faisaient pas plus de deux étages alors que d'autres se démarquaient par leur grandeur. Ils donnaient l'impression de toucher le ciel. À cette pensée, Haven leva la tête. Elle ne vit ni le bleu du ciel ni le gris des nuages – seulement un espèce de jaune qui tirait sur l'orange. Ses yeux se plissèrent quand elle remarqua le remarqua grésiller comme une télévision mal réglée. Des lignes noires apparurent avant de disparaître en un battement de cil. Il lui fallut un temps supplémentaire pour comprendre que ce qui se trouvait au-dessus de sa tête n'était qu'une projection.

Chacun de leur pas soulevait des nuages de poussières. Leurs semelles frappaient contre le sol en béton dur. Haven essuya à plusieurs reprises les gouttes de sueurs qui se formèrent sur son front avant de dézipper le haut de sa veste. Milo, à côté d'elle, semblait totalement dans son élément. Son visage immaculé, imperméable à la sueur alors qu'il devait faire plus de 35°C. Il s'enfonça dans une ruelle sans lui jeter un regard. Elle se précipita derrière lui, craignant d'être semée et laissée seule dans un tel labyrinthe.

Ils marchèrent sans échanger un mot, laissant seulement le bruit de leur respiration combler le silence entre eux. Ils changèrent de directions une troisième fois avant qu'elle n'entende des cris.

Puis le son distinct de coups de feu.

Haven se mit à courir à la seconde où elle vit Milo détaler sans la prévenir. Un grésillement résonna quelque part entre son oreille et son crâne. Elle rajusta ses lunettes alors qu'elle s'engouffrait dans un bâtiment qui menaçait de s'écrouler. Ils se placèrent de part et d'autre de l'entrée, le dos collé au mur. Elle essaya de reprendre son souffle mais se rendit compte que plus elle inspirait, plus tout cet équipement qu'elle portait écrasait son corps. En temps normal, courir était un jeu d'enfant – elle aimait ça et se révélait être rapide. Mais le faire avec près de cinq kilos d'équipement sur le dos était une nouveauté.

— Vous m'entendez ? demanda Avery.

— Un peu trop, grimaça Haven.

Elle réajusta une nouvelle fois ses lunettes comme si le fait de les remonter un peu plus sur l'arête de son nez lui permettrait de moins entendre la voix d'Avery dans son crâne.

— Ils ont envoyé la deuxième unité, fit Charlie. Toute l'unité.

— Ils pensent qu'on est pas assez bien pour la première, marmonna Avery.

Haven se demanda si affronter cette unité ou une autre faisait réellement une différence. Tout ce qu'elle savait était que les soldats qui composaient la première unité du secteur A était considérés comme les joyaux du Système. Ils se faisaient cependant tellement discrets que Haven n'était même pas sûre d'en avoir déjà vu un de ses membres. Leur existence semblait être un mythe, une légende urbaine. Il s'agissait de tout le contraire de la seconde unité, bien plus présente dans les médias et surtout à la télévision.

— Vous devez récupérer un colis dans un bâtiment au sud de la ville, expliqua Charlie. Vous avez trente minutes. Passez ce délai et ils considéreront qu'on a échoué. J'affiche le minuteur.

Quelque chose scintilla devant ses yeux et quatre chiffres apparurent au niveau de son regard.

27:43

— Et la seconde unité ? Ils sont censés faire quoi ? demanda Haven.

— Te faire chier, principalement, dit Avery.

— Ils ont la possibilité de déplacer le colis ? intervint Milo.

— Aucune. Ils vous attendent, répondit Charlie.

— Distance entre nous et le colis ?

— Une quinzaine de kilomètres. Le meilleur moyen de s'y rendre c'est de trouver un véhicule. S'ils ne sont déjà pas tous détruits.

Haven suivait l'échange d'une oreille distraite. Elle ne pouvait pas s'empêcher de jeter des regards vers l'extérieur. Ses yeux balayaient la rue se trouvant immédiatement devant eux avant de se focaliser sur le croisement qui se trouvait à dix mètres de là. Elle plissa les yeux.

— J'ai vu quelqu'un. Droit devant, au niveau de l'intersection.

— On a enfin un peu d'action, grommela Avery.

Milo jeta un coup d'œil à l'extérieur, une arme de poing enfermée entre ses deux mains. Haven posa la main sur l'étui accroché à sa cuisse. Ce simple geste la fit frissonner : elle ne se sentait pas prête d'avoir un tel objet dans la main, surtout après ce qu'elle avait fait. Quatre mois à peine étaient passés depuis le meurtre ; trois mois depuis la cavale ; deux jours depuis son procès ; un depuis son intégration au secteur Z. Il lui était impossible de prendre les armes avec le peu de temps qui lui avait été donné.

Elle entendit un sifflement long et constant, quelque chose qui lui rappela le son d'une bouilloire oubliée sur le feu. Quelque chose passa devant ses yeux pour s'écraser sur le sol, à quelques mètres d'elle. L'objet roula et continua à siffler alors que de la fumée blanche commençait à s'échapper de l'un des embouts.

— On bouge ! cria Haven avant de se précipiter vers l'entrée.

Milo ne lui répondit pas mais la suivit sans poser de questions. À peine avaient-ils parcouru quelques mètres qu'une explosion retentit derrière eux. Le souffle de celle-ci manqua de la faire tomber. Des débris volèrent dans tous les sens avant de tomber lourdement autour d'eux. Elle eut l'impression de sentir la chaleur du feu caresser son dos.

— Avery, un visuel ? demanda Milo sans la moindre trace de panique dans la voix.

— Nan. Essayez de rejoindre l'artère principale.

— On les a enfin trouvés ! chantonna une voix féminine derrière eux.

Je les ai trouvés, corrigea quelqu'un.

Deux soldats s'approchaient dangereusement. Ils prenaient à peine le temps de viser avant de tirer – comme s'ils se fichaient bien de savoir si leurs balles allaient les atteindre. Certaines fusèrent au-dessus de leur tête pour s'incruster dans les bâtiments, d'autres étaient même tirées droit vers le ciel.

— À gauche à la prochaine intersection, commanda Charlie. Courrez sur une cinquantaine de mètres avant d'entrer dans le bâtiment. Celui qui n'a presque plus de façade. Traversez le rez-de-chaussée pour sortir par derrière. Avery vous aura en visuel après. Je vous cherche un véhicule.

Une carte apparut sur le verre gauche de ses lunettes avant qu'elle entende Charlie rompre la communication. Deux points rouges avançaient rapidement devant ses yeux et elle devina qu'ils devaient la représenter elle et Milo. Elle déduit ensuite que le point vert immobile et qui se trouvait au sud de leur position représentait le colis qu'ils devaient récupérer.

— Ce n'est pas drôle si vous n'arrêtez pas de courir ! Et si on terminait ça au corps à corps ? cria la soldate dans leur dos.

Haven accéléra. Elle avait eu assez de contacts physiques pour les dix prochaines années.

Ils tournèrent à gauche à l'intersection et Haven vit le bâtiment s'élever plus loin devant elle. Il serait en réalité plus juste de dire que la moitié de la façade avait disparu, comme si du deuxième au quatrième étage, quelqu'un avait décidé qu'il était inutile de terminer la construction. Ils s'engouffrèrent dans le hall. La pièce était vide de vie et seuls les quelques meubles renversés et abîmés par le temps pouvaient laisser penser que dans le passé, peut-être que ce lieu avait accueilli des centaines de personnes. La peinture au mur s'était effritée, des dalles au plafond avaient disparu, la plupart des ampoules ne fonctionnaient plus.

Haven s'abrita derrière une colonne en béton. Son regard fut attiré par les nombreuses fissures qui parcouraient les murs et elle tenta de repousser la petite voix qui lui murmurait que le bâtiment pouvait s'effondrer à tout instant.

Charlie leur avait dit de traverser le rez-de-chaussée afin de trouver la porte de sortie – il avait cependant oublié de préciser que le hall disposait d'une dizaine de portes et elle n'avait pas assez de temps pour les ouvrir une à une.

Le minuteur affichait exactement « 17:34 ».

Haven lança un regard vers Milo qui s'était abrité derrière une colonne en béton. Elle avait espéré lire chez lui quelque chose qui lui ferait comprendre qu'il avait un plan mais elle se heurta à son habituel visage inexpressif. Il lui donna même l'impression de s'ennuyer.

Ses yeux balayèrent le hall avant de s'arrêter sur une porte. Elle se pencha en avant et tenta de déchiffrer les inscriptions gravées sur le bois. Il manquait plusieurs lettres mais lire « rvice » lui suffisait amplement. Un sourire se dessina sur ses lèvres et pour la première fois depuis qu'elle avait été lâchée dans cette fausse ville, elle apercevait de l'espoir.

D'un mouvement discret de la main, elle interpella Milo et lui désigna la porte. Il hocha légèrement la tête avant de lui rendre son mouvement de main. Haven se releva et courut vers la porte. Il n'était question que d'une petite dizaine de mètres pour l'atteindre, l'histoire de quelques secondes de course.

Un coup de feu résonna dans le hall. Son corps se crispa, ses jambes perdirent presque toute leur force et elle manqua de tomber sur le sol quand elle remarqua qu'une balle s'était logée dans la dalle en carrelage qui se trouvait devant son pied gauche.

— On en a trouvé une, lança la femme avec un sourire carnassier sur le visage. On va enfin pouvoir s'amuser un peu.

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