CHAPITRE DEUX - SUR UN PLATEAU D'ARGENT

Le véhicule qui la transportait jusqu'à la prison était suffisamment spacieux pour contenir neuf individus. Il lui semblait cependant improbable que Ladva ait connu un jour où les neuf sièges étaient tous occupés à un même moment. Haven n'avait connu que la paix et la cohésion depuis sa naissance. Il était difficile de croire que près de soixante-dix ans auparavant, le pays – anciennement les États-Unis d'Amérique – avait connu une grande guerre civile, ravageant totalement le territoire.

Elle soupira avant de s'enfoncer un peu plus dans le siège en cuir. Seul le tintement régulier des chaînes qui entouraient ses chevilles et ses poignets la tenait éveillée. Si ses suppositions étaient correctes, elle était en route vers Pretton, une prison située dans la région d'Osten. Grâce à son taux de criminalité extrêmement bas, il n'existait aujourd'hui plus que deux prisons fonctionnelles dans tout le pays et Pretton était le choix le plus évident pour l'enfermer. Seules les personnes qui avaient trahi le Système y était envoyé. Son emplacement dans la région la plus éloignée de la capitale ainsi que l'impossibilité de s'en évader en faisait l'un des endroits les plus sûrs du pays.

Elle sentit le véhicule ralentir avant d'entendre les pneus crisser sur le bitume de la route. Haven se redressa dans son siège, les sourcils froncés. Enfermée entre les quatre parois du fourgon, il était difficile de ne pas perdre la notion du temps. Mais il était tout de même aisé pour elle de comprendre qu'ils étaient encore bien loin de la prison.

Haven sursauta quand les portières arrières s'ouvrirent. La lumière du jour s'engouffra dans le véhicule et elle plissa les yeux. 

— Voilà notre chère détenue ! s'exclama un homme dont elle n'apercevait même pas le visage. Elle a une meilleure mine que ce que vous avez laissé croire, messieurs.

— Oh non monsieur... nous ne voulions pas... balbutia un autre homme qu'elle supposa être l'un de ses transporteurs.

— Pas besoin d'excuses. Prenez votre camarade avec vous et rejoignez mon véhicule. On vous dira quoi faire. Je ne veux être dérangé sous aucun prétexte, est-ce clair ?

La voix de l'homme était claire mais ferme, comme si donner des ordres était un don avec lequel il était né. Le soldat ne répondit pas mais colla son bras droit contre sa poitrine, parallèle au sol, le poing fermé – le salut traditionnel des militaires de Ladva. Il s'éloigna rapidement alors qu'une femme entièrement habillée de noir montait dans le véhicule. L'homme la suivit et referma les portières derrière lui avant de se diriger vers la tablette incrustée dans la paroi gauche en acier du fourgon. Haven le vit inscrire un code sur l'écran et la grille de sa cellule coulissa pour les laisser passer.

Cette porte avait pour but de protéger les transporteurs contre une éventuelle tentative d'évasion. Elle avait pour but de l'empêcher de sortir mais dans son esprit, cela voulait également dire que les personnes extérieures ne pouvaient pas entrer dans son espace. Même si ledit espace était un siège dans un fourgon de prisonniers.

Haven baissa les yeux quand la femme en noir s'assit sur le siège se trouvant face au sien. Son regard ne lâcha pas les collants de la même couleur sombre. L'homme s'assit à sa diagonale. Ses bottes impeccablement cirées apparurent dans son champ de vision mais elle ne bougea pas.

Une femme entièrement habillée de noir.

Un militaire haut gradé – assez pour pouvoir ordonner des soldats.

Haven écarquilla les yeux comme frappée par ce qu'elle venait de comprendre. Il ne s'agissait pas  de n'importe quelle femme habillée en noir comme il ne s'agissait pas de n'importe quel militaire haut gradé. Elle se redressa immédiatement, le dos droit, le menton légèrement levé. Elle avait envie de se gifler mais ses menottes l'en empêchaient. Ses yeux auraient dû le remarquer immédiatement, ses sens auraient dû lui hurler qu'elle n'était pas en présence de n'importe qui.

Soudainement, elle eut l'impression que l'air autour d'eux avait changé pour être plus opprimant. Elle étouffait.

— Vous vous êtes trompés de véhicule, marmonna-t-elle.

— Nous ne nous trompons pas. Il y a aujourd'hui un seul véhicule qui se dirige vers Pretton, dit la femme d'une voix si froide que cela la fit frissonner.

— Je suis le Major Cadell Jaxer et voici l'Examinatrice Alestra...

— Meriya, compléta Haven.

Le Major laissa apparaître un petit sourire sur son visage alors qu'Haven observait l'Examinatrice. Elle portait les vêtements noirs de sa fonction avec une grande élégance. Son long manteau noir épousait parfaitement les formes de son corps. Son regard était cependant attiré par les deux épaulettes en or qui ornaient le manteau de la femme. Un chêne entouré d'un « C » calligraphique était directement gravé dans l'or. Leur couleur contrastait avec le noir de l'uniforme.

Haven répéta le nom de la femme plusieurs fois dans son esprit.  

Alestra Meriya.

Alestra Meriya qui était la première haute gradée des Examinateurs, membre du Conseil de Ladva, la plus haute institution politique du pays. Haven savait pertinemment que ce genre de personnes ne se déplaçaient pas pour des banalités – comme venir voir une personne comme elle.

« Il y a erreur », pensa-t-elle.

— Nous sommes là pour vous faire une proposition, prononça calmement l'Examinatrice.

— Une proposition que vous ne pourrez pas refuser, renchérit le Major.

Haven posa enfin son regard sur le soldat, sur ce grand homme à la peau d'un noir riche qui avait une carrure trop imposante pour des sièges aussi petits que ceux d'un fourgon de prisonnier. Ses longues jambes auraient pu toucher le bout de ses baskets s'il ne faisait pas l'effort de les plier sous son siège. Son rang lui permettait de porter ce long manteau bleu marine orné d'une panoplie d'insignes et de médailles. Mais une seule attirait réellement son regard : le chêne doré entouré de deux étoiles qui symbolisait son grade militaire.

Plus elle fixait l'insigne, plus elle avait l'impression que les deux étoiles valsaient sous ses yeux, comme pour la narguer.

— Je ne comprends pas, dit-elle en détachant les yeux de l'insigne. Je ne mérite pas une telle attention de votre part. Ni même du Système.

— Regrettez-vous vos actions ? demanda le Major.

— Évidemment.

— Vraiment ?

— Je...

Son regard croisa les yeux du Major et elle se surprit à penser qu'ils semblaient être plus noirs que les siens. La sincérité qu'elle y trouva la déstabilisa. Il n'y avait aucune once de dégoût, de haine ou même répulsion – seulement de la gentillesse et de la bienveillance. Cela lui donna envie de rire, parce qu'elle ne pouvait pas imaginer quelqu'un la regarder de la sorte. Le Major ne la quitta pas des yeux, comme pour l'inciter à continuer sa phrase. Mais Haven n'était pas en position de dévoiler le fond de sa pensée. Il était beaucoup plus simple pour opter pour la facilité – pour les mots que ces deux personnes souhaitaient sûrement entendre de la part d'une criminelle.

— Vraiment.

Le mensonge coulait de ce simple mot.

Le Major se redressa dans son siège avant de plisser les yeux. Cela lui donna l'impression qu'il essayait de démêler le vrai du faux. Un sourire s'afficha finalement sur son visage mais cela eut pour effet de la figer dans son siège. Haven n'avait jamais eu de mal à déchiffrer les expressions des personnes qu'elle côtoyait. C'était devenu une sorte de seconde nature chez elle et cela s'avérait être un talent utile. Elle savait qu'il était impossible de totalement dissimuler ses sentiments, qu'inévitablement, quelque chose apparaissait sur le visage de la personne : un pincement de lèvres, des sourcils rapidement froncés, une fossette, une perle de sueur trop rapidement essuyée. Haven remarquait tout cela. Démêler toutes ces micro expressions était un jeu d'enfant quand elle avait passé sa vie à observer les personnes qui allaient et venaient à ses nombreux petits jobs. Elle avait appris à rapidement détourner une conversation quand elle voyait l'embarras se dessiner sur le visage de son interlocuteur ; elle savait désamorcer une situation avant même que la tension n'explose.

Mais à ce moment précis, dans ce fourgon, il lui était impossible de lire le visage du Major.

— Très bien, je vous crois, s'exclama-t-il en frappant dans ses mains. Et pour vous montrer toute notre sincérité, Alestra et moi-même sommes venus vous proposer de travailler pour le Système au lieu de vous envoyer pourrir dans une prison au fin fond d'Osten.

— C'est Examinatrice Meriya, corrigea-t-elle.

Il balaya la remarque de l'Examinatrice d'un simple geste de la main et un sourire moqueur au coin des lèvres. La femme resta impassible. Sa peau blanche, sous les petites lumières jaunâtres fixées contre les parois du fourgon, donnait l'impression qu'elle était plus pâle qu'elle ne l'était réellement. Ses cheveux blonds coiffés en un chignon haut lui donnait un air encore plus sévère, telle une professeure qui s'apprêtait à réprimander un mauvais élève. Elle était exactement comme la presse la décrivait : belle mais froide, digne mais sévère.

— Un travail ? Pour le Système ? demanda Haven.

— Exactement. Le Système a considéré qu'il était dommage de vous emprisonner alors qu'il pourrait utiliser vos talents pour le bien de Ladva.

— Quels talents ? J'ai tué un homme.

— Pas besoin de se rabaisser de la sorte, objecta le Major en se penchant vers elle avant d'éclater de rire.

Les muscles de son corps se tendirent – elle eut l'impression d'entendre quelqu'un racler sa fourchette contre le fond de son assiette. Les paroles de cet homme étaient absurdes : il n'existait aucun monde où le Système souhaiterait son aide après tout ce qui était arrivé. Alestra Meriya lui avait dit qu'elle ne se trompait jamais. Pourtant, une telle proposition ne pouvait être rien d'autre sauf une erreur. 

— J'ai déjà trahi le Système une première fois en...

— Et vous comptez le trahir une seconde fois en refusant sa proposition ? coupa l'Examinatrice.

— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire mais... (Haven s'interrompit pour chercher les mots qui lui manquaient.) Mais il m'a jugée coupable, reprit-elle finalement. Il n'est pas censé revenir sur sa décision.

— Faites attention à ce que vous dites, le Système ne fait pas d'erreur.

— Doucement, intervint le Major. Accepter cette proposition ne veut pas dire que le Système s'est trompé. Vous êtes toujours considérée coupable mais au lieu d'être enfermée dans une cellule jusqu'à la fin de vos jours, vous travailleriez pour le Système. Voyez cela comme du travail d'intérêt général. Vous n'avez que vingt-quatre ans. Vous êtes bien trop jeune pour finir vos jours entre les quatre murs d'une cellule. N'est-ce pas ? Acceptez de travailler pour le Système et vous serez totalement graciée. Votre dossier criminel sera effacé. Le Système n'a jamais été aussi indulgent, conclua-t-il avec un petit soupir comme s'il enviait la situation dans laquelle elle se trouvait.

— Gracier ? répéta Haven. Vous faites comme si le crime que j'avais commis était de griller un feu rouge.

Comment était-elle censée penser que tout ceci n'était pas une grosse erreur ? Peut-être qu'un autre fourgon contenant un autre prisonnier avait échappé à la surveillance de l'Examinatrice et qu'il était celui qui devait recevoir une telle proposition. Parce qu'il semblait impossible, aux yeux de la jeune femme, d'avoir l'opportunité d'effacer son crime. Pas quand elle avait encore l'impression que le sang de sa victime se trouvait encore sur ses mains. Pas quand elle pouvait encore entendre les cris de la famille endeuillée sonner à ses oreilles.

— J'ai tué quelqu'un, dit-elle simplement, comme si ces quelques mots pouvaient résumer toute sa pensée.

— Le Système sait ce qu'il fait. J'ai besoin d'un oui ou d'un non, rien de plus, dit l'Examinatrice.

Ses mots étaient secs, presque tranchants. Ils l'intimidaient, lui donnaient envie de s'enfoncer dans son siège et de fermer les yeux jusqu'à ce qu'elle quitte le fourgon pour la laisser seule avec elle-même. Mais ce luxe ne lui était pas permis parce que l'Examinatrice et la Major ne semblaient pas vouloir la laisser tranquille, pas tant qu'elle ne leur aurait pas donné la réponse qu'ils voulaient entendre.

Haven savait qu'elle ne pouvait pas accepter un tel marché — parce qu'elle s'était promis de payer pour le crime qu'elle avait commis en purgeant sa peine. Parce qu'il s'agissait de la chose à faire. Mais il était impossible pour elle de ne pas penser que leur proposition était la promesse d'un futur qu'elle croyait avoir perdu. Si la réponse lui semblait si évidente, elle ne parvint pas à franchir ses lèvres. Elle avait envie d'être graciée. Parce que cela voulait dire être avec Teddy — dans un monde où aucun homme ne pourrait plus lui faire de mal.

Mais elle était effrayée de la personne qu'elle deviendrait si elle acceptait de faire ce qu'ils demandaient. Même si la proposition venait du Système même.

— Pensez à votre frère, dit Alestra. Personne ne voudrait qu'il lui arrive quelque chose.

Ces simples mots suffirent à lui assécher la gorge. Haven se redressa dans son siège et trouva les yeux de l'Examinatrice.

— C'est une menace ?

Ses mots étaient beaucoup plus tranchants qu'elle ne l'avait imaginé et elle regretta presque de les avoir prononcés. Les sourcils de l'Examinatrice se rejoignirent en un point, ses lèvres se retroussèrent en un rictus qui lui donna des sueurs froides. Haven pensa qu'elle ne pourrait s'en prendre qu'à elle-même si elle se faisait gifler après lui avoir parlé de la sorte. Malgré tout, elle savait qu'elle n'était pas en position de détourner le regard, pas quand de si sinistres allusions étaient faites en sa présence.

— Si vous acceptez notre proposition, intervint le Major, nous ferons en sorte que votre frère connaisse une Ascension. Il en a toujours rêvé, n'est-ce pas ?

Ces mots piquèrent la curiosité d'Haven qui planta son regard dans les yeux noirs du Major. Elle y chercha le mensonge – parce qu'elle savait qu'une telle proposition était impossible. Parce que les Ascensions étaient bien trop rares.

— J'ai très envie de vous croire, Major. Mais c'est impossible. Le dernier Examen de Classification de mon frère a bien montré qu'il était seulement un EA.

Le Système reposait sur l'Examen de Classification du Système – l'ECS – réalisé par les Examinateurs. Il s'agissait d'un examen dont le but était de classer les personnes en cinq catégories, chacune d'entre elles portant le nom de la fréquence à laquelle une personne devait se soumettre au test. Tout comme son frère, Haven était une EA : elle passait l'Examen chaque année. C'était la catégorie la plus répandue, celle qui regroupait toutes les personnes ordinaires qui n'étaient pas considérées dangereuses pour la société mais qui pouvaient éventuellement le devenir. Une Ascension signifierait que son frère deviendrait un EQ, qu'il passerait l'Examen tous les cinq ans.

Il rejoindrait l'élite de Ladva.

Il deviendrait tout ce qu'elle avait toujours rêvé pour lui.

Mais personne ne pouvait changer sa classification aussi facilement. Le Système avait été créé pour empêcher cela. Il s'agissait de son essence même : sa justesse et sa neutralité.

— Nous allons lui faire repasser l'ECS de manière prématurée. Je peux vous garantir que les résultats seront formels. Une Ascension. C'est ce que nous vous promettons.

Le Major souriait.

— Mon frère passe l'ECS depuis cinq ans. Chaque résultat est clair : il y a peu de chances d'Ascension. Mais vous me dites que vous pouvez arranger ça ?

— Nous pouvons faire cela sans difficulté. Et vous savez tout comme moi les avantages que cela pourrait lui procurer : meilleur logement, meilleure éducation. Tout ça en attendant que vous reveniez. Je m'occuperais personnellement de son dossier.

Le sourire de l'homme l'agaça mais elle en fit abstraction.

Il n'y avait plus aucune raison d'hésiter. Teddy était son petit frère, la personne pour qui elle avait tout sacrifié. Si elle avait pu lui offrir le monde sur un plateau d'argent, elle l'aurait fait.

— J'accepte.

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