54. « T'es trop zentil... »


Gabriel avait halluciné en constatant la vitesse à laquelle Kilian s'était endormi. Avant même de réussir à finir sa phrase, le blondinet roupillait comme un bébé dans ses bras. Et lui, ses mèches de cheveux marron clair sur le visage, il resta immobile de longues heures, la bouche entrouverte et le bras enroulé autour de la taille de son beau protégé sans vraiment bien réaliser ce qui venait de se passer. Il était un artiste, c'était normal pour lui de goûter à tout ce que l'existence avait à lui offrir. Même s'il ne le recherchait pas, il savait bien qu'un jour ou l'autre, il serait amené à faire les plus folles des expérimentations. Sauf que là, il ne pouvait s'empêcher de se trouver sale, comme s'il s'était autorisé à la pire des bassesses dans un moment de faiblesse. Sentir la tête et les doigts recroquevillés de Kilian tendrement posés sur ses pectoraux ainsi que les faibles battements de son petit cœur meurtri de blondinet battre à un étrange rythme mélodieux attendrissait le châtain sans l'apaiser. La sérénité retrouvée de son modèle préféré n'était rien à côté du crime qu'il avait dû commettre pour obtenir ce résultat. Il s'était laissé embarquer par des pulsions violentes qu'il ne comprenait pas, lui qui avait pourtant fait la promesse de toujours tout faire pour protéger la clarté des beaux yeux verts de son camarade. Il s'était comporté comme un chien en chaleur, incapable de se contrôler. Il l'avait fait car c'était ce que Kilian attendait de lui. Cette vérité, malheureusement, ne l'aidait pas à déculpabiliser. Peut-être y aurait-il eu une autre solution pour réparer le cœur en miette du candide adolescent ? Il n'avait tout simplement pas eu la force ni le courage de la chercher, cédant à la pire des facilités. Et le pire était peut-être que, s'il avait détesté ses gestes si brutaux et bestiaux, il n'avait pas réussi à honnir le contact si doux de la peau du blondin ni les caresses que ce dernier lui avait déposées sur le visage. L'aimait-il ? Sans aucun doute. De cette manière ? Certainement pas ! Son seul souhait était qu'un Kilian heureux pose pour lui encore et encore, jusqu'à la fin des temps. Gabriel n'avait jamais voulu être aimé ou désiré par son camarade. Pour cela, il y avait les femmes qu'il affectionnait tant et qui le faisaient se sentir homme malgré sa frêle adolescence. Là, il n'était qu'un animal diabolique, un ange déchu à qui on avait coupé les ailes pour les remplacer par un dard difforme et monstrueux qui, sous couvert de joie et de félicité, promettait le malheur à tous ceux qui auraient la bêtise de trop s'en approcher. La piqure était aussi enivrante que mortelle. Et pourtant, recroquevillé contre lui, Kilian dormait profondément, les poings fermés et le visage apaisé. L'innocence de son camarade, sa tranquillité, sa quiétude... tout indiquait à l'artiste que, dans la précipitation, il avait fait le bon choix, sauvant le doux blondinet d'un péril encore pire que l'amour : la haine autodestructrice. Un murmure pourtant le ramena à la triste vérité et le poussa à se mordre la lèvre inférieure jusqu'au sang pour ne pas crier. Un simple petit mot que Kilian lâcha en plein songe sans même s'en rendre compte, et qui voulait tout dire...

« Aaron... »

Le lendemain matin, les deux adolescents se réveillèrent sur le coup des onze heures et, en guise de petit déjeuner, ils avalèrent deux paquets de biscuits chocolatés. Si l'artiste se remettait tout doucement de sa folle soirée, le blondinet, lui, semblait dans un état second, pile entre celui de mort affective dans lequel la gifle de son père l'avait jeté et celui de résurrection déclenché par les caresses de son camarade. Il culpabilisait, ou plutôt, il maudissait celui qui l'avait poussé à la pire des extrémités : s'offrir à un de ses plus chers amis pour ne pas sombrer dans la démence. Ce n'était pas à François qu'il en voulait le plus, mais bien à une panthère brune tapie dans sa grotte de l'autre côté de la frontière qui, par son silence et ses manipulations, avait écrit la scène de la veille.

Même s'il reconnaissait sans peine tout le bien que les baisers de Gabriel lui avaient fait, et même s'il vouait à son camarade aux yeux bleus une reconnaissance éternelle pour avoir cédé aussi facilement à ses caprices, Kilian avait encore du mal à réaliser ce qui s'était passé. Il s'était tout simplement offert à un autre garçon que celui qu'il aimait, et sur le moment, cela l'avait apaisé et même rendu heureux. Cet événement torride avait foutu un tel bordel dans sa tête que, l'espace de quelques heures, il en oublia même sa rancœur envers son père. Glander dans le salon de son camarade à bayer aux corneilles était tout ce qu'il avait la force de faire. Et pourtant, ce dernier eut beau tout faire pour le remuer pour qu'il se reprenne en main, rentre chez lui et se bouge le derrière, rien n'y fit. Kilian resta inerte, le regard éteint, plongé dans ses pensées sans dire un mot. Ce comportement qui se rapprochait de ses éternelles bouderies finit par sincèrement énerver le châtain qui explosa sur les coups de quatorze heures.

« Putain, tu fais vraiment chier ! Tu te pointes chez moi à pas d'heure le samedi, tu m'demandes de te sauter, comme ça, l'air de rien, comme si mon appart était un lupanar bon marché, et le lendemain, j'me retrouve avec un zombi ! Ça valait bien le coup de... de... faire cette putain de chose pour te faire plaisir ! Tu sais quoi ? Reste-là à glandouiller, j'm'en fous, j'vais me promener, ça me fera du bien ! »

La porte claqua et fit sursauter le candide blondinet. À vrai dire, il ne s'était même pas rendu compte que Gabriel lui parlait. Les choses allaient trop vite et s'agençaient de manière trop désordonnées dans son esprit pour qu'il ait pleinement conscience de son environnement. Si, après plusieurs heures de réflexion, il en arriva à la conclusion qu'il n'y avait pas lieu de regretter ce qui s'était passé – à savoir un câlin tout à fait nécessaire vu son état de stress et qui avait rempli son rôle à la perfection en lui redonnant un coup de fouet et en l'empêchant de sombrer dans la même déprime mélancolique qu'en octobre –, d'autres éléments s'imposèrent à lui comme d'horribles vérités. Il s'en voulait d'avoir couché avec un autre garçon qu'Aaron. Il s'en voulait d'avoir aimé ça, voire même plutôt adoré. Il s'en voulait d'avoir, d'une certaine manière, trompé le garçon qu'il aimait. Et surtout, il en voulait à son magnifique brun aux yeux sombres qui vivait si loin de ses bras, si loin... Il lui en voulait de lui avoir demandé de s'abandonner dans les bras d'un autre en cas de besoin sincère. Il lui en voulait de ne pas avoir répondu au téléphone et d'avoir ainsi scellé son destin licencieux. Il lui en voulait tout simplement de ne pas être là, de ne pas s'être suffisamment battu pour lui et de l'avoir abandonné.

« Salaud d'Aaron ! Ça aurait dû être lui, et pas Gabriel ! Ça aurait dû être lui ! S'il m'aimait vraiment, ça aurait été lui ! C'est lui qui m'aurait pris dans ses bras, c'est sur son ventre que je me serais assis, c'est avec lui que j'aurais partagé ça, c'est lui qui m'aurait rendu mon énergie ! C'est lui que j'aurais embrassé en pleurant ! C'est sa faute, sa faute ! Il m'a laissé ! S'il veut que je sois heureux sans lui, c'est qu'il ne veut plus de moi... », pensa l'adolescent en haletant.

Cette idée horrible qui avait malheureusement traversé son esprit le fit hurler à la mort. Même si, au fond de lui, il croyait aux mots d'amours quotidiens de son bien-aimé, le doute venait de s'installer. Il avait trompé Aaron, et quand bien même cet acte de trahison avait été commis avec sa bénédiction, il n'en restait pas moins réel. Il s'était rendu coupable du pire et s'était par la même occasion condamné à la plus effroyable des punitions. Après tout, ils se l'étaient promis mutuellement. Son collier qui lui serrait la gorge en était le symbole. Ce que l'un faisait, l'autre devait le faire aussi.

Penser qu'Aaron puisse, un jour, coucher avec un autre garçon, cela l'avait au début simplement rendu un peu jaloux, mais il avait rapidement fini par l'accepter. À cause de leur séparation, il avait fait une croix sur la fidélité du corps. C'étaient leurs âmes qui étaient liées. Leur fidélité l'un à l'autre, celle de l'esprit, consistait à toujours s'aimer, quand bien même ils vivraient leur vie chacun de leur côté.

Mais là, si son adorable petit brun à la peau suave et sucrée prenait autant de plaisir dans les bras d'un autre que lui en avait pris dans ceux de Gabriel... Pourrait-il en venir à désirer cet autre plus que lui ? Cette idée, et la perspective que leur histoire puisse prendre fin un jour, plongea le blondinet dans une rage folle.

Dépité, il pleura, beugla et renversa chaises et coussins sur son passage, avant de se jeter dans le frigo de la cuisine à la recherche d'un remontant. Ce qu'il trouva le fit exploser de rire. Une bouteille de Vodka à peine entamée. Peut-être un dieu cruel l'avait-il déposée là à son attention. Peut-être était-ce là son destin. Tout en maudissant son père, sa mère et son brunet, il porta le goulot à sa bouche et avala une rasade qui lui brula la gorge, puis une autre et encore une autre, jusqu'à sentir une main sur son épaule.

« Mais PUTAIN ! On peut pas te laisser seul cinq minutes sans que tu fasses une connerie toi ! Mais comment j'vais expliquer ça à ma reum maintenant ! Si je lui dis que c'est moi qui ai vidé la bouteille, elle me tue. Si je lui dis que c'est toi... elle me tue pour t'avoir laissé faire ! Tu veux ma mort, c'est ça en fait ? Manquerait plus qu'elle apprenne que je t'ai sauté ! Là, ça serait le pompon ! Elle me ressusciterait pour me tuer encore ! Et elle me foutrait un zéro au lycée rien que pour me faire chier ! »

Kilian n'avait pas entendu Gabriel rentrer. En le voyant gigoter dans tous les sens, le blondin se mit à sourire puis à rire. C'était rigolo. Il ne comprenait pas très bien ce que racontait son camarade, mais ce n'était pas le plus important. Il était là. Il avait été là la veille et, encore maintenant, il se tenait à ses côtés. Ce cher Gabriel, cet artiste un peu fou plutôt mignon qu'il adorait, ce garçon qui savait si bien sécher ses larmes... Oh oui, Gaby méritait bien une infinité de remerciement et des centaines de cadeaux ! Plongé dans un état de semi-ébriété, Kilian se sentait différent. Pas bien, ni forcément mal. Cette condition était nouvelle pour lui. Elle lui permettait de ne plus penser à Aaron, ce qui était un soulagement. Mais en même temps, elle l'abrutissait et lui faisait perdre tout sens commun et tout amour-propre. Après tout, boire pour oublier sa peine, c'était un truc de faibles. Il devait donc forcément l'être, sans quoi l'ivresse n'aurait jamais pu lui faire tant de bien. Alors, comme si c'était naturel, il se rapprocha de Gabriel, se colla et se frotta à lui, puis lui embrassa et lécha le cou. Quand le châtain tenta de le repousser, les deux garçons trébuchèrent et se retrouvèrent sonnés sur le carrelage. Immédiatement, Kilian profita de l'état de son camarade pour lui glisser ses paumes sous le t-shirt et lui déboutonner le pantalon.

« Allez Gaby, laisse-toi faire ! On a qu'à dire que je suis ta petite pute ! Je serai beaucoup plus fidèle que ton chat, j'te jure, j'te ferai tout ce que tu veux et je pleurerai même pas ! Tu pourras me monter où tu veux, j'dirais toujours oui ! Tu le regretteras pas, j'suis sûr que je suce mieux que ton étudiante ! Laisse, c'est pour te remercier pour hier soir, ça m'a fait trop trop trop trop du bien ! Sérieux, t'es trop zentil avec moi ! Alors je dois être zentil aussi avec toi, c'est normal ! Et puis, j'ai un mal de tête avec cette vodka... il me faut mon médicament ! Quand j'vais pas bien, Aaron me donne toujours mon médicament ! Directement du producteur au consommateur ! C'est plein de vitamines et puis, ça peut pas être plus dégueulasse que ta bouffe ! »

Tout en rigolant d'un air débile à ses propres élucubrations, le blondinet s'était mis à l'ouvrage. Si une chose dans son discours était sincère, c'était sa volonté de remercier le plus tendrement possible son camarade. S'il y avait une chose qu'il n'avait pas prévue, c'était bien que ses baisers s'accompagneraient de larmes. C'était étrange, d'ailleurs, ce goût salé qui coulait sur ses lèvres et qui les lui brulait. Cela lui faisait presque aussi mal que la gifle violente qu'il reçut et qui manqua de lui démettre la mâchoire. Avec des yeux furieux, et après avoir planqué son intimité à l'endroit qui lui seyait le mieux, à savoir son propre caleçon, Gabriel le regarda, triste. Hagard, Kilian le dévisagea en retour en ouvrant très légèrement la bouche et en penchant la tête sur le côté. C'était ballot ! Son p'tit Gaby ne devait vraiment pas être pédé pour refuser ainsi une petite gâterie offerte de si bon cœur. Pourtant, ce n'était pas la véritable raison qui avait poussé le châtain à repousser son camarade. Dans d'autres circonstances, avec d'autres partenaires, il aurait bien été capable de se laisser faire. Là, c'était la colère qui avait dirigé sa main et qui dictait ses mots.

« Tu sais, quand tu te comportes comme ta mère, c'est pas à elle que tu fais du mal, pas plus qu'à ton père. C'est toi que tu détruis. Et moi, j'serai jamais complice de ça ! Arrête Kilian, t'as beau être blond, t'es pas aussi con que tu le prétends. Tu penses trop, beaucoup trop, et ça te fait tellement mal au crâne qu'après, tu fais n'importe quoi pour ne plus avoir à cogiter ! Mais c'est pas ça la solution. C'est pas moi celui qu'il te faut ! C'est Aaron que t'aimes ! C'est Alia qu'tu désires ! T'as besoin de quelqu'un, mais ce n'est pas moi ce quelqu'un ! Je ne suis pas celui qui peut te prendre par le cou et t'embrasser sur un banc, je ne suis pas celui qui peut te caresser le ventre en te disant je t'aime, je ne suis pas celui qui peut te rendre heureux ! J'suis désolé Kil, mais c'est ce que tu représentes pour moi que j'aime, ton corps et ta bouche, j'en ai rien à foutre... Alors arrête s'il te plait... Rentre chez toi, laisse-moi ! J'ai fait tout ce que je pouvais, mais jamais je te laisserai devenir ma chose. Me sucer fera jamais ton bonheur, j'suis désolé... »

Pour Gabriel, c'était étrange. Il pleurait d'ordinaire peu, mais toujours pour de bonnes raisons, comme la mort de son père ou sa première déception amoureuse. Un petit blondinet, pourtant, avait la capacité de transformer ses paupières en fontaine, et il était incapable de lutter.

Kilian, lui, se recula. Une fois de plus, la réaction, certes un peu violente, de son camarade lui avait fait du bien. Ses neurones semblaient de nouveaux opérationnels. En fait, les choses étaient plutôt simples. Il avait craqué à cause de son père. Il avait demandé à Gabriel de lui faire l'amour et cela l'avait appaisé. Et maintenant, au nom de ce collier qu'il n'aurait enlevé pour rien au monde, il devait demander à Aaron d'en faire de même avec un autre garçon. C'était peut-être le symbole de la fin de quelque chose et du début d'une autre. Il fallait qu'il avance, avec ou sans le brun à ses côtés. Gabriel venait de lui donner une leçon salvatrice. Il n'allait pas déprimer. Il n'allait pas sombrer dans la folie comme sa vieille. Il n'allait pas attendre Aaron jusqu'à ce que mort s'ensuive. Les coups de reins de son camarade aux yeux bleus n'étaient qu'un coup d'accélérateur suite à ce qu'il avait promis au brunet en octobre, rien de plus. Avec une grande délicatesse et tout en chuchotant un léger « merci » presque imperceptible, Kilian déposa ses douces lèvres sur la joue rougie du petit châtain avant d'enfiler son pyjama, un pull et des baskets prêtés par ce dernier et de se lancer dans la cage d'escalier en direction de sa maison. Sur le chemin, il ne vit même pas Renée qui rentrait et qui le dévisagea en riant, et une fois chez lui, il indiqua à son père qu'il ne voulait plus lui parler jusqu'à nouvel ordre et à son frère qu'il était fâché et que c'était parti pour durer.

Seul dans son lit, le soir, il repensa au discours plaintif de Gabriel. « C'est Alia qu'tu désires ». Cette phrase le laissa songeur. Et si c'était tout simplement ça ? Et si c'était elle qui détenait la clé de son bonheur ? En fermant les yeux, il l'imagina nue, se remémorant des formes qu'il avait entraperçues pendant l'été. Elle était belle et gracieuse. À la différence des autres anges qui peuplaient son inconscient et ses fantasmes, elle avait un visage. Un visage souriant qui semblait lui dire « Viens ! ». Un visage apaisé qui semblait lui chuchoter « Tu es un homme Kilian, ne l'oublie jamais ! ». Un visage aimant qui semblait lui crier « Aime-moi ! »

Ses phalanges ne lui appartenaient plus. C'était l'image d'Alia qui contrôlait leur va et viens juste en dessous de sa douce toison dorée. C'était son désir pour la jouvencelle qui le fit exploser dans un râle sonore et violent qui s'accompagna d'une rage matérialisée en de fines gouttelettes. Il tenait au creux de sa main l'instrument de sa vengeance. Aaron l'avait abandonné, il paierait pour cela un prix des plus cruels, celui d'être abandonné à son tour. Plus que jamais, le blondin aux yeux verts se sentait déterminé. Ce serait-elle.

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