52. La naissance de Kilian
Pourtant, je l'aimais, François.
Quand je l'ai rencontré, j'étais étudiante. Je m'en souviens comme si c'était hier. Il n'était pas laid dans son uniforme, mais à côté de son camarade de brigade aux magnifiques cheveux blonds, il faisait pâle figure. Au café de la gare, alors que je prenais un verre avec ma grande sœur Suzanne, c'est pour Bruno que j'ai immédiatement craqué, sans la moindre hésitation.
Et pourtant... déjà à l'époque, je détestais les hommes, je haïssais ce qu'ils représentaient, je vomissais leur allure et leur suffisance. J'étais mignonne, presque belle, et pourtant, je n'avais eu que des déceptions amoureuses. Au collège, je m'en fichais, j'étais un cœur d'artichaut, je sortais avec tous les garçons qui me plaisaient et j'en changeais comme de chaussures dès que je ne les trouvais plus à la mode ou que je tombais sous le charme d'un nouveau modèle. La première fois qu'un de ces monstres m'a brisé le cœur, j'étais lycéenne. Il était beau, il était élancé, mais surtout, il était mon professeur. J'y ai cru, j'ai voulu y croire, même si je savais cet amour impossible. Je suis souvent allée chez lui pour travailler. Il me donnait tant de précieux conseils. Il avait une femme, d'avec laquelle il était séparé, et trois enfants, dont une fille de mon âge. Mais je m'en foutais, je l'aimais, et je pensais naïvement que la réciproque était vraie. N'était-il pas libre, après tout ?
Quand, lors du bal du lycée, il m'accorda une danse, je fus la plus heureuse du monde. Cet état de plénitude dura quelques secondes, jusqu'à ce qu'il me rejette. Juste après que je me sois enfin déclarée à lui. Dans la nuit noire, mes talons dans une main et une bouteille dans l'autre, j'ai erré sans but jusqu'à ce que Suzanne me retrouve et j'ai pleuré dans ses bras jusqu'à l'aube. J'étais malheureuse, mais d'une certaine manière, ça allait. Ce n'était qu'un coup dur à passer, une simple déception amoureuse, si commune aux adolescentes naïves de mon âge.
Ce qui m'a détruit et fait détester les hommes, ce fut ce qu'il fit, monstrueusement, plusieurs jours après. Je devais porter des copies dans la salle des profs. C'est là que je le vis, sa main sous le chemisier d'une collègue et sa langue dans son horrible bouche. Il l'embrassait. Elle et pas moi. Il préférait une vieille mégère aussi laide que méchante à ma peau de pêche et à mon odeur de rose. Est-ce qu'il savait que j'étais là ? Peut-être. Surement. Je lui en ai voulu comme s'il l'avait fait exprès. Jamais je ne m'étais sentie aussi humiliée, sale et malheureuse. Tout ça parce que je l'aimais.
De nombreux mois plus tard, je rencontrais François et Bruno. Pour la première fois depuis ma désillusion du lycée, je tombais amoureuse. Le coup de foudre. Ce garçon aux yeux verts était si beau que je craquai immédiatement. Sur le moment, je n'ai pas compris ce que ma sœur trouvait à son camarade aux cheveux raides et à l'allure quelconque. Peut-être que la croqueuse d'homme qu'elle était avait tout simplement faim. Nous étions jeunes, ils voulaient profiter de la vie et surtout d'une de leurs dernières permissions avant la fin de leur service militaire, notre rencontre était inéluctable.
Le soir, après une après-midi faite de rires et de discussions, nous nous rendîmes à leur bras au bal du village. Je m'étais faite belle, je voulais lui plaire, je voulais qu'il m'aime. Lors d'un slow, je me suis même autorisée à lui glisser quelques mots doux à l'oreille.
« C'est peut-être toi... »
Depuis mon enfance, je n'avais eu de cesse de chercher l'amour, de trouver le bon, de mettre le grappin sur celui qui me rendrait heureuse et me ferait de beaux enfants. L'espace d'un instant, j'ai voulu croire que Bruno était celui-là. Encore une fois, ma désillusion fut totale. À ses yeux, je n'en étais qu'une parmi les autres, et dans les autres, il y avait une certaine Mélodie, dix-huit ans, fraiche et inaccessible. Tous les garçons du coin ne rêvaient que d'elle, elle ne s'était jamais offerte à personne. C'est avec elle que Bruno passa la nuit.
Si seulement il avait fait un autre choix. Si seulement il m'avait choisie moi, tout aurait été différent. Et pourtant, à la différence de ce que j'ai fini par éprouver pour mon professeur, je n'ai jamais réussi à le détester. Il avait un petit quelque chose dans le regard, qu'il a d'ailleurs transmis à son fils illégitime, qui faisait qu'on ne pouvait que l'aimer et lui pardonner. Sauf qu'à la différence de Kilian et de sa candeur, il s'en est toujours servi pour satisfaire son appétit vorace en matière de femmes. Et à cette époque, j'aurai donné tout ce que j'avais pour être une de ses proies...
Ce soir-là, je ne fus pas la seule à m'être fait éconduire. François n'avait pas eu beaucoup plus de chance avec ma sœur que moi avec son meilleur ami. Nous nous sommes regardés, nous avons pouffé de rire. Dans ses yeux, je lisais une drôle de mélancolie. Dans le son de sa voix, j'entendais la sincérité si propre aux hommes naïfs, ceux qui pensent pouvoir changer le monde et qui croient bêtement que leurs enfants seront leur fierté. Et pourtant, dans l'ivresse de la nuit noire, je me laissai emporter par ses délires, par ses rêves et ses projets un peu fous. Il n'était pas laid. Peut-être avais-je été aveuglée par la beauté et le charisme de Bruno, mais je réalisai alors qu'en me focalisant sur le physique, j'étais peut-être passée à côté de quelque chose, de l'essentiel. Me suis-je offerte à lui par désespoir, ou par amour ? Même aujourd'hui, je n'arrive toujours pas à le déterminer. Dans la grange du père Denis, alors que les étoiles brillaient de mille feux dans le ciel, je suis devenue une femme pour la première fois. Ce qui fut vraiment magique, c'était la douceur de François, cette délicatesse, cette gentillesse et cette sensibilité. Je n'ai pas eu mal, et pourtant, au moment où je sentis de drôles de choses brulantes se passer entre mes cuisses, je me suis mise à pleurer. Mes doigts recroquevillés sur mes yeux et mes joues rouges, je cherchai à cacher cette étrange réaction que je ne comprenais pas et qui accompagnait un sentiment de plénitude et de bien-être que je n'avais jamais connu.
« Laisse-moi voir ton visage ! »
Allongé sur, ce garçon que j'avais rencontré dans l'après-midi agrippa mes poignets et me força à lui révéler mon état. Tremblotante, je me laissai faire en espérant qu'il ne me juge pas, et surtout, qu'il ne s'arrête pas. Je n'étais qu'une jeune femme qui sortait à peine de l'adolescence. Ces choses-là, j'avais encore du mal à les comprendre, mais une seule chose était certaine : à cet instant précis, je souhaitai qu'elles ne connaissaient jamais de fin.
« Regarde-moi ! », me demanda-t-il en chuchotant alors qu'un simple râle de plaisir s'échappait de ma bouche humide et salée. Comme dans un réflexe, j'avais contracté mes paupières pour m'isoler dans une pénombre réconfortante. Et quand je les ouvris, je vis ce que je n'aurai jamais imaginé. Sur son visage, un simple sourire tendre et sincère brillait de mille feux. Ses joues avaient subi les mêmes assauts que les miennes et ses yeux laissaient s'échapper de fines larmes.
À cet instant précis, je l'ai aimé, tout comme je l'ai fait les jours, les semaines et les mois qui suivirent.
Pourtant, le lendemain de cette drôle de soirée, j'ai préféré me dire, pour me rassurer moi-même, que je n'étais qu'un simple coup d'un soir. C'était sans doute plus sage que de fonder de faux espoirs. Je ne pouvais pas m'attacher à cet homme avec qui je n'avais partagé en tout et pour tout qu'une conversation, un baiser et un instant aussi fugace que puissant. J'aurai pu l'oublier, tout comme je voulais oublier son bel ami aux boucles dorées, mais lui, il ne m'oublia pas. Sans que je ne comprenne pourquoi, il m'écrivit lettre sur lettre et elles étaient toutes plus belles les unes que les autres. Ce qu'il couchait sur le papier me faisait craquer, surtout quand il m'expliquait sa plus grande peur, à savoir ne pas obtenir l'amour des enfants qu'il n'avait pas encore et qu'il désirait tant. Au fil du temps, une correspondance s'établit entre nous, et nous sommes devenus de plus en plus proches, nous revoyant de temps en temps et discutant par écrit en continu. Tous les matins, je guettais le passage du facteur, jusqu'au jour où, à la place de l'agent en uniforme, ce fut lui que je vis arriver en bicyclette, une bague glissée dans la dernière enveloppe qu'il voulait m'adresser. Il venait de se lancer dans les affaires, il voulait me demander en mariage. Ce jour, le deuxième plus beau de toute ma vie, je lui dis « oui » avant de me jeter à son cou.
Lors du mariage, ma sœur fut sans doute plus émue que moi. François était magnifique et heureux, et son principal témoin encore plus. Je n'avais jamais revu Bruno depuis le bal, plusieurs années en amont, mais il n'avait presque pas changé. Il possédait toujours ces yeux, ces cheveux, ce visage et cette beauté qui avaient fait chavirer mon cœur dès le premier regard. D'un seul coup, je réalisai une chose. Même si je ne l'avais vu que quelques heures, je n'avais jamais pu oublier les différentes teintes de ses iris vert clair. Quand le maire me posa la question fatidique, je pris plusieurs longues secondes avant de répondre. Était-ce bien là la vie que je souhaitais ? Est-ce que j'aimais vraiment François ? Est-ce que je pouvais être heureuse avec lui ? Étais-je prête à être mère comme le désirait tellement mon futur époux ? Des doutes m'assaillirent, et du regard, je cherchai la réponse à toutes mes interrogations. Quand mes pupilles se posèrent sur Bruno, un réflexe me fit ouvrir la bouche pour crier « Non », mais mes cordes vocales ne produisirent pas le moindre son. Et quand j'aperçus le sourire ému de ma sœur, je murmurai simplement « Oui ». « Oui, je le veux ». Mon nom d'usage devint à cet instant Marie Juhel, et pourtant, un petit quelque chose fit que je n'étais pas complètement heureuse.
Plusieurs mois plus tard, après une des plus intenses nuits d'amour de ma vie, j'allai chez ma gynécologue. Des contractions au niveau du ventre me faisaient mal et je souhaitai entendre son avis éclairé. J'attendais un bébé. Apprendre cette nouvelle me laissa sans voix. Rien n'aurait pu et n'aurait dû me rendre plus heureuse que cela, et pourtant, à cet instant, je ne pus que regretter que l'enfant à naitre ressemble plus à François qu'à Bruno. Cette idée fut cependant balayée le jour ou Cédric vint au monde, le plus beau de toute ma vie.
Ce prénom, ce fut moi qui le choisis, en veillant bien à puiser dans les origines celtiques de mon époux. Cet enfant, je l'ai tout de suite aimé, plus que tout au monde. Il était si beau, si pur, si gentil... En le serrant contre ma poitrine, je me suis mise à pleurer de joie. Au final, malgré mes doutes, j'étais en train de réussir ma vie. Quand François prit notre fils dans ses bras et le souleva au-dessus de sa tête, j'aperçus des larmes de fierté couler sur sa joue. J'étais heureuse. Cet état de plénitude dura plusieurs mois, où en tant que mère et épouse modèle, je m'occupai de mon enfant et du foyer en attendant que mon homme rentre, profitant de mon temps libre pour appeler ma sœur et lui donner le poids exact de Cédric à chaque pesée.
Mais plus les jours passaient, plus je m'ennuyais et plus François rentrait tard du travail. Lui qui avait tant voulu avoir un fils, il ne s'en occupait plus que les week-ends, et encore, c'était toujours à moi d'aller me lever quand notre garçon ne faisait pas ses nuits. Mon mari avait toujours de bonnes excuses pour justifier ses absences : des dossiers à finir, des réunions tardives, des clients à relancer tard le soir... Plus ça allait, plus ses traits étaient fatigués, plus il était irascible et moins je l'aimais. Le travail change les hommes. Un jour, alors que Cédric pleurait à cause de ses dents, nous eûmes notre première vraie dispute, et pour la première fois, il leva la main sur moi, sans faire exprès. Il eut beau s'excuser en larmes et promettre qu'il ne recommencerait plus jamais, la flamme qui m'animait venait définitivement de s'éteindre.
Ce fut auprès de Bruno que je me confiais, à chaque fois qu'il passait à la maison. Au début, ses visites étaient espacées, il venait chercher ou déposer quelque chose pour rendre service. Puis petit à petit, elles se rapprochèrent. Tous les prétextes étaient bons. Quand il n'avait pas quelque chose à dire à François, je l'invitais pour qu'il goûte mes dernières pâtisseries. Pour rire, il me racontait tous ses coups, et moi, je lui faisais remarquer qu'à une époque, s'il en avait saisi l'occasion, il aurait aussi pu m'accrocher à son tableau de chasse. Un soir, il m'avoua pour plaisanter que, si je n'avais pas été la femme de son meilleur ami, il n'aurait peut-être pas goûté qu'à mes tartes. C'était une confidence innocente, mais le soir, pour la première fois, ce fut au bon blond que je pensai au moment de gâter mon époux, et cette idée ne quitta plus jamais mon esprit.
Les choses auraient pu aller mieux, elles allèrent de pire en pire. Peu avant les deux ans de Cédric, je compris la vérité, je compris pourquoi François rentrait de plus en plus tard et pourquoi il semblait me désirer de moins en moins. Qu'elles étaient loin, ses douces larmes qui avaient coulé sur ses joues lors de notre première nuit d'amour. Peut-être les réservait-il à sa secrétaire. Comment ai-je compris ? Une simple histoire de parfum sur ses vêtements et d'emballage de capote vide dans une poche de sa veste. Comment s'est-il justifié ? En jurant que cela n'était arrivé qu'une seule fois et qu'il regrettait, que son employée n'était qu'une fille vénale qui l'avait piégé et que sa faiblesse n'avait pas été de me tromper, mais de ne pas savoir dire non. Oui, on peut le dire, il m'a prise pour une conne. J'ai meuglé, hurlé et pleuré. Notre dispute a réveillé Cédric qui braillait dans sa chambre sans personne pour s'occuper de lui. C'était comme si François n'entendait même pas son fils crier. Je lui ai fait mille reproches, comme ses absences, sa dureté dans les mots et dans les gestes, son travail, son infidélité bien sûr, son manque d'amour et mon malheur dont il était de plus en plus la cause. En retour, il ne m'en a fait qu'un seul. Le pire qu'on puisse faire à une femme aimante.
« Pourquoi tu n'es pas enceinte de notre deuxième enfant ? Pourquoi tu tardes autant ? Cédric aura deux ans dans quelques semaines, il lui faut un frère, pourquoi tu n'en attends toujours pas un autre ? C'est quoi le problème ? Tu prends la pilule ? »
Alors qu'une sorte de chouette hululait près de notre fenêtre comme pour couvrir le son de ma voix, pris de fureur, François m'arracha mes vêtements et me pénétra comme un simple animal à même le sol de la cuisine. Il n'y avait pas le moindre amour ni le même désir, tout juste sa violence et ma souffrance. J'eus beau crier, pleurer et me débattre, rien n'y fit. Il vint en moi comme un va-t'en-guerre. Batailleur, belliqueux et agressif. Je n'étais plus la dame de ses lettres d'amour, je n'étais plus la jeune fille qu'il déflorait en pleurant, je n'étais même plus la femme à qui il avait juré affection et fidélité. Je n'étais plus qu'un morceau de viande, une couveuse à remplir pour la mettre en route dans le but de contenter ses désirs de domination, de virilité et de paternité. Quand, après avoir souillé l'intérieur de mon ventre, il se releva, referma sa braguette et sortit dans la rue pour n'en revenir que trois jours plus tard après m'avoir laissée seule en pleurs affalée sur le sol froid et dur, quelque chose se brisa.
Ce jour-là, le seul jour où il fut vraiment violent avec moi, le seul jour où il franchit vraiment la ligne jaune, le seul instant où l'homme que j'aimais ne fut plus lui-même, et la dernière fois qu'il me toucha intimement, je me suis mise à le haïr, et ce sentiment ne m'a jamais quittée. Tout juste l'ai-je masqué sous des litres et des litres d'alcool. La boisson devint ma meilleure amie, celle qui me permettait de tenir et de survivre. Je me suis mise à boire en espérant que cela m'aide à oublier qui j'étais et ce qui s'était passé, à défaut de pouvoir lui pardonner. Et quand bien même François me présenta des centaines de fois ses excuses et n'eut plus jamais ce genre de gestes avec moi, préférant transférer sa violence et sa colère sur ses enfants, je n'ai jamais eu la force de les accepter. Je n'ai jamais pu. Pour cela, il aurait fallu que je puisse commencer par me pardonner à moi-même.
Le lendemain de l'incident, après une nuit de beuverie qui me laissa dans un état second, Bruno passa à la maison et me vit, lamentable. Tout de suite, il comprit ce qui s'était passé. Lui et François n'étaient pas les meilleurs amis du monde pour rien. Il me caressa tendrement le visage, je lui racontai tout : les tromperies présumées de mon époux, notre difficulté d'avoir un deuxième enfant qui le rendait fou et malheureux, la façon dont il se vengeait sur moi et aussi ces quelques minutes de violence et de souffrance qui rien ne put jamais réparer, sans oublier mes vrais sentiments pour l'homme aux cheveux blonds qui me réconfortait.
« Accroche-moi à ton tableau de chasse ! Ne t'occupe pas de François, il le mérite, il le mérite ! »
Peut-être Bruno tomba-t-il amoureux de moi à ce moment-là, ou peut-être comprit-il qu'il m'avait toujours aimée et qu'en en choisissant une autre, un soir d'été pendant une de ses permissions à l'armée, il avait fait l'erreur de sa vie. La mienne fut de m'offrir à lui. Coucher avec le meilleur ami de mon époux, l'homme qu'il considérait presque comme un frère, était la première étape de ma vengeance. Elle aurait pu être la dernière, le destin en décida autrement.
Quand François revint avec un bouquet de roses en se confondant en excuse et en me proposant une nouvelle lune de miel pour repartir de zéro, je crus l'espace d'un instant que tout ce qui s'était passé n'avait été qu'un mauvais cauchemar. J'aurai voulu lui pardonner, j'étais presque prête à le faire, je le voulais vraiment... Même si je ne l'aimais plus, même si je le détestais à présent, j'entrevoyais toujours l'espoir de meilleurs lendemains.
« Madame Juhel, vous êtes enceinte de votre deuxième enfant ! »
Dès que ma gynécologue m'annonça la nouvelle, je compris. Je compris que, s'il y avait un dieu en cette terre, il avait décidé de me punir de la pire des manières, en me forçant à porter dans mon ventre la preuve de mon adultère. Avant même de la sentir bouger, je sus de qui était cette chose, cette masse de chair difforme qui grandissait à l'intérieur de moi. Il n'y avait pas le moindre doute. Bien sûr, François fut fou de joie en apprenant cette nouvelle. Neuf mois plus tard, il prit le nourrisson entre ses bras. Le bébé avait de beaux yeux verts et une toute petite mèche blonde. Il l'embrassa.
« Tu t'appelleras Kilian, et tu feras ma fierté. Je t'aime. »
Je n'ai jamais pu pardonner à ce garçon qui était sorti comme par magie d'entre mes cuisses, et encore moins l'aimer. À chaque fois que je le regardais dans les yeux, il me rappelait mon crime tout autant que ce qui l'avait provoqué. Comment aurais-je pu l'aimer ? Bien sûr, j'ai essayé, je voulus me forcer, mais rien n'y faisait. Il représentait tout ce qui avait détruit ma vie. Le mensonge, la tromperie, la violence et surtout, la vie que j'aurai pu avoir si j'avais fait le choix de vivre avec Bruno, ou même si ce dernier m'avait choisi au moment où il le pouvait.
La naissance de Kilian enterra tous mes espoirs de retour en arrière. Si j'aimais toujours Cédric, mon petit bébé à moi, je ne pouvais que haïr son père et son frère. Je n'avais tout simplement pas le choix. Mais parce qu'il fallait bien sauver les apparences, j'ai accepté de vivre sous le même toit que l'enfant que je n'ai jamais pu aimer et que l'homme que j'avais épousé, au prix d'une dépression qui me mena à l'alcoolisme et à la débauche, dans les bras de tous les hommes de passage. Il fallait bien que je vive pour ne pas devenir folle. Seul Bruno, qui pourtant menait sa vie de son côté, me resta fidèle, m'enlaçant dans ses forts bras musclés à chaque fois que cela était nécessaire, et cela ne me faisait que détester encore plus fortement l'enfant que nous avions eu ensemble. C'est ainsi que j'ai perdu plus de quatorze années de ma vie, avant d'enfin craquer, de me libérer de mes chaines et de décider de partir me soigner en cure.
Bruno n'a jamais revendiqué la paternité de Kilian, officiellement pour ne pas le perturber, peut-être par sincère affection, sans doute par commodité. François, lui, a fait semblant de ne rien voir. C'est ainsi que nous en sommes arrivés à la situation actuelle. J'ai été sotte, j'aurais dû demander le divorce le soir même ou tout a basculé, tout le monde aurait été plus heureux. Aujourd'hui, alors que délivrée de mes addictions, je suis de nouveau moi-même, ma colère resurgit. Mon époux m'a tout pris, je ne lui laisserai rien. La chose la plus importante à ses yeux est Kilian ? Je me battrais pour le lui enlever. Je veux que François souffre et connaisse le désespoir auquel il m'a condamné pendant presque une quinzaine d'année. Peut-être qu'ainsi, je pourrais rattraper le temps perdu aux bras de Bruno. L'âge aidant à se faire une raison, mon cher blond a enfin accepté que nous vivions ensemble. Et cette petite vermine aux yeux verts qui a eu, un jour, la mauvaise idée de sortir de mon ventre, peut-être que je pourrais enfin vraiment le considérer comme mon fils. En fait, je n'en sais rien, mais comme je vais l'expliquer au juge, j'ai envie d'essayer. Je demande sa garde, autant pour détruire François que pour me laisser une chance de l'aimer, aussi infime soit-elle.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top