39. Confiance
L'avantage de courir autour du lycée tôt le matin, c'est que personne ne vous embête. Les gens ne sont pas fous au point de se lever avec les poules. Enfin, à l'exception de ceux qui courent, bien entendu. Au calme, vous pouvez tranquillement accélérer et ralentir au rythme de la musique qui se diffuse dans vos écouteurs. Aaron adorait transpirer en écoutant Billionnaire, la chanson de Travie McCoy. Son rêve n'était pas de devenir riche, mais il n'imaginait pas ne pas l'être un jour où l'autre. Et alors, il pourrait couvrir des plus belles fringues du monde l'élu de son cœur. D'ailleurs, en faisant les magasins le week-end passé, il avait vu de magnifiques t-shirts bariolés qu'il avait hésité à acheter pour les lui offrir la prochaine fois qu'ils se verraient. Il avait préféré se contenir. Lui et Kilian étaient en pleine croissance. Si ça se trouvait, son blondinet aurait encore pris quelques centimètres d'ici le jour où il déposerait à nouveau ses lèvres sur son visage. Mieux valait attendre ce moment béni pour faire les boutiques ensemble et ainsi le gâter comme il se devait. Son blondin le méritait, et même plus encore. Tout ce qui se rapportait à sa personne était au-delà de tout ce que le centre de la Terre avait pu produire comme pierres précieuses. Pour preuve, tout l'or du monde n'aurait pas été un prix assez élevé pour quiconque aurait voulu acheter les dessins qu'il lui avait scannés la veille. Ce Gabriel, qu'Aaron n'avait jamais rencontré, avait un putain de talent. Non seulement il avait apprivoisé son lionceau en deux temps, trois mouvements, mais en plus, il le reproduisait avec une sensibilité à en devenir dingue. C'était limite dément que Kilian accepte de prendre ce genre de poses si agréables au regard aussi facilement ! Dans tous les cas, le brunet en était fan. Rien que pour avoir l'assurance d'être abreuvé de manière hebdomadaire de ces allégories à son amour, il était prêt à signer avec l'artiste qui en était l'auteur un contrat de mise à disposition sans restriction et à durée indéterminée de sa petite possession aux cheveux dorés. À condition, bien sûr, qu'il la lui rende dès qu'il remettrait les pieds en France.
« Tu souris, c'est pas normal ça ! C'est quoi le mauvais coup que tu prépares ? Accouche ! Allez ! J'ai pas envie d'attendre toute la journée ! Si t'as envie de t'en prendre à moi, fais ça vite ! »
Sa casquette vissée sur la tête, Jonathan observait son tortionnaire courir et attendait sa punition quotidienne. Quand bien même les cours n'avaient pas commencé, le fait qu'elle tarde à arriver l'énervait au plus haut point. Et voir Aaron lui passer sous le nez l'air ravi en direction des douches mises à la disposition des élèves le fit sortir de ses gonds. Le jeune brun rigola en se saisissant de la coiffe de sa victime préféré. Il avait beau avoir honte d'être aussi méchant avec ce pauvre Jona, les réactions de l'adolescent, entre soumission, peur et rejet colérique, le faisaient hurler de rire. Et pour indiquer à la pauvre créature qu'elle avait tout à fait raison de le craindre, il lui passa la main sur le crane et lui chuchota quelques menaces à l'oreille.
« Mais c'est que ça commence à repousser un peu ! Je n'aurai jamais cru que tu oserais te raser presque entièrement la tête lorsque je t'ai l'ai demandé la semaine dernière. C'est bien, continue à obéir, mon petit usurpateur. Et maintenant, fous-moi la paix ou j'te traine avec moi dans les douches, et Dieu sait ce que je pourrais avoir envie de t'y faire ! T'as kiffé le bisou de la dernière fois, hein ? Avoue ! Tiens, un autre, sur la joue cette fois ! »
À ces mots et en subissant ce geste humiliant, Jona baissa la tête puis tourna le dos. Il tremblotait. Pour le coup, sa peur n'était pas feinte. Ce qu'Aaron disait, il était bien capable de le faire. Si se faire embêter et bousculer était devenu un quotidien que l'adolescent ne fuyait même plus, il n'avait aucune envie de passer à la casserole. Non seulement il préférait les filles, mais en plus, il était un vrai petit macho pour qui l'honneur passait forcément par l'affirmation d'une certaine virilité. Déjà que se faire embrasser par un mec, cela lui avait presque donné envie de se jeter par la fenêtre du rez-de-chaussée du lycée – il avait peur de se faire mal s'il sautait du premier étage ou de plus haut –, alors il n'osait pas imaginer ce qu'il était capable de faire si son tortionnaire allait plus loin ! Il se devait d'agir, et vite, sans quoi il ne donnait pas cher de sa peau. Et ce surnom d'usurpateur qu'il ne comprenait pas du tout lui tapait sur le système, même s'il valait mieux que tous les autres, dégradants, qu'Aaron lui avait trouvés.
Alors que, vêtu d'une belle chemise infroissable qu'il avait roulée dans son sac et les cheveux encore mouillés, le brunet sortait de la douche et s'approchait de sa salle de classe, une main l'attrapa par la manche. En se retournant, il put apercevoir le doux sourire joyeux de son petit chaton. Avec le tour du lycée au pas de course et la toilette rapide qui s'ensuivait, caresser la tête de son jeune camarade avant les cours était devenu une sorte de rituel qui l'apaisait et qui lui faisait le plus grand bien. Tout en se mordillant le coin gauche de la lèvre inférieure d'un air espiègle et en se laissant faire, Justin, dont des mèches recouvraient les yeux, réprimanda son camarade pour ses quelques petites fourberies un peu trop visibles :
« T'es dur avec Jona, Roron ! Arrête de l'embêter ! Il n'y a qu'avec lui que t'es méchant, t'abuses, tout le reste de la classe te trouve super sympa, et moi, c'est pire, je sais que tu l'es ! Sinon, il a raison, tu souris bizarrement ce matin ! D'habitude, tant que tu m'as pas complètement décoiffé, tu tires la tronche ! »
Aaron ne nia pas, il était plutôt de bonne humeur. De toute manière, il se sentait incapable de mentir à son Neko-chan aux pupilles bleu-vert. Mais plutôt que de lui expliquer ce qui le mettait en joie, il dégaina son téléphone de sa poche et lui montra plusieurs images sur lesquelles un jeune garçon aux cheveux blonds et simplement vêtu d'un étrange collier pour masquer sa nudité, semblait être dessiné, tantôt au fusain, tantôt à la peinture à l'eau, et toujours dans des poses qui faisait ressortir une certaine innocence. À la vue de ces scènes qui flirtaient avec l'érotisme, Justin ne put s'empêcher de rougir. De une, ce n'était pas du tout de son âge ! À part son père, une fois par accident dans la salle de bain, et un cousin un jour en vacances, il n'avait jamais observé dans le détail d'autres hommes nus que lui-même. Pour les femmes, c'était différent, mais ce n'était pas sa faute, ses vieux n'avaient qu'à mieux configurer le filtre parental sur l'ordinateur. De deux, il ne comprenait pas du tout pourquoi Aaron lui montrait ces drôles de dessins ni pourquoi ils semblaient lui faire autant plaisir. Mais il n'eut pas le temps de demander de plus amples explications. Non seulement la cloche venait de sonner, mais en plus, Tess s'était jetée sur le brunet pour lui rouler une magnifique galoche aux yeux de tous, à commencer par ceux de Laura, rouge de gêne et de jalousie. Presque étouffé contre le mur, Aaron n'avait pas d'autre choix que de se laisser faire. Après tout, en jetant son dévolu sur la fille qui lui plaisait le plus, il savait très bien qu'il n'avait pas choisi l'animal le plus simple à dompter. Si se faire revisiter le palais était loin d'être désagréable, ce n'était pas sur les lèvres de la demoiselle que l'adolescent focalisait son attention, mais bien sur son téléphone que Justin tenait toujours dans ses mains. Ce dernier avait seulement envie de rire. Voir son camarade le regarder avec insistance et lui faire des signes discrets pour lui demander de verrouiller au plus vite l'appareil en subissant de plein fouet la présence d'une langue dodue qui n'était pas la sienne au fond du gosier, c'était plutôt rigolo.
Comme tous les vendredis, les cours commençaient par anglais et se poursuivaient par français, avant une heure de permanence non surveillée pendant laquelle Aaron avait pris l'habitude de faire de drôles de schémas et des sortes de fiches descriptives. Quand on lui demandait ce qu'il manigançait, il répondait en rigolant qu'il était en train de créer un univers, comme il adorait en découvrir dans ses livres de science-fiction et de médiéval-fantaisie. Peut-être qu'un jour, cela lui servirait, même s'il avait l'impression de tourner en rond et de n'avoir que des mauvaises idées. Ses personnages lui semblaient trop plats et inintéressants pour se mettre sérieusement à l'écriture. Au moins, cette activité avait le mérite de l'occuper, et sentir le regard de Justin derrière son épaule et la main de ce dernier collée à sa cuisse était loin de lui déplaire. Bien plus dissipés, les autres adolescents profitaient de l'heure pour discuter. Et ce jour-là, c'était l'hypocrisie des sentiments chez les jeunes de leur âge qui occupait les débats. Un garçon, surtout, semblait avoir beaucoup à dire.
« T'es vraiment trop conne si tu crois qu'il t'aime, Tess ! Déjà, il n'aime que lui, tout le monde le sait ! Ensuite, c'est un pervers ! T'as vu comment il se colle à Justin ? Et c'est même pas le seul mec qu'il regarde ! »
Pour Jona, c'était la tentative de la dernière chance. Pour se défaire des griffes d'Aaron, il devait récupérer dans son camp la seule personne que semblait légèrement craindre son tourmenteur, à savoir la fille possédant la plus grosse paire de valseuses de la classe, encore plus grosse que celle des mecs, d'ailleurs. Pour arriver à ses fins, la meilleure arme était encore d'utiliser la vérité. Après tout, il avait du dossier. Si le brunet faisait mine de ne pas entendre, sa copine, elle, se décomposa sur place. À ses yeux, l'affection que son petit copain semblait porter au jeune chaton semblait plus paternelle qu'autre chose. Du coup, les sous-entendus foireux de Jonathan paraissaient vraiment crades. Et pour lui montrer qu'elle n'était pas du tout d'accord avec ce qu'il insinuait, elle l'attrapa par le col en se moquant complètement de l'étrangler ou non.
« Tain, mais ta gueule-toi ! J'comprends pourquoi il t'en fout plein la tronche, en fait, tu cherches juste ! »
« Nan je cherche pas ! J'peux l'prouver ! Ce pervers, il a essayé de m'embrasser ! Il kiffe les mecs ! Moi, j'dis, dans la classe, faites gaffe à votre cul ! », rétorqua Jona en suffoquant et en se protégeant machinalement le visage des mains. Il ne pouvait pas en dire plus. Avouer qu'Aaron n'avait pas fait qu'essayer mais avait réussi aurait été bien trop humiliant et dégradant à ses yeux. Alors qu'il était persuadé qu'il allait s'en prendre une dans la tronche et qu'il avait gagné une nouvelle ennemie en la personne de Tess, cette dernière le lâcha et se tourna vers son petit ami à l'état civil facebookien.
« Aaron, c'est quoi ces conneries ? »
Le brunet soupira en rebouchant son stylo. Encore des complications. Les gens sont d'un fatigant quand ils s'y mettent ! Si seulement ils y comprenaient quelque chose à l'amour... Là, il n'avait aucune envie de se justifier. Si sa copine ne voulait pas piger que ce n'était qu'un jeu, alors tant pis pour elle, c'est qu'elle n'était pas plus intelligente que les autres. Au pire, il récupèrerait Laura. Fatigué par ces palabres inutiles, il fit mine de se diriger vers la porte. L'air pur était sans doute préférable à cette bande de guignols. Une petite voix, pourtant, le fit se retourner en chemin. L'air sévère et en colère, Justin s'était levé et serrait les manches de son t-shirt rouge dans ses mains.
« Taisez-vous ! C'est pas juste ! Roron... il a le droit d'aimer qui il veut ! Pourquoi il pourrait pas kiffer un garçon, c'est interdit peut-être ? Moi, ça me gêne pas ! En plus, je sais que je risque rien, le garçon qu'il aime, il est même pas là ! Enfin nan, il aime Tess mais... enfin on se comprend quoi, foutez-lui la paix ! »
Alors que le jeune lycéen tremblotait en réalisant la gaffe magistrale qu'il venait de faire et alors que la classe entière restait bouche bée sans savoir quoi répondre, Aaron se passa la main sur le visage en chuchotant avant de souffler un grand coup.
« Mais qu'il est con ce chaton, mais qu'il est con ! »
Pourtant, il ne pouvait pas lui en vouloir. Justin avait voulu bien faire, et c'était même adorable de sa part. Cependant, il fallait réparer sa petite bévue. Pour faire taire les langues bien pendues, il ne connaissait qu'une seule méthode. Il se jeta sur Tess d'un seul coup et la plaqua contre une table, puis utilisa sa main droite pour la maintenir en place et la gauche pour chatouiller ses mamelons sous son t-shirt rose pale. Et pour s'assurer que la demoiselle ne pique pas une crise trop sonore, il plongea sa langue le plus profondément possible dans sa gorge. Il connaissait la jeune fille, elle réagissait toujours de la même manière quand il se montrait un peu trop gourmand et provocant. D'abord elle le giflait, puis elle lui rendait la pareille. La joue rouge et douloureuse, Aaron se retrouva à son tour allongé, les lèvres de sa copine contre les siennes et les mains de cette dernière sur son torse. En pensant un dixième de seconde à Kilian, il éprouva l'envie de vomir. Il se détestait. Mais il savait aussi pourquoi il faisait tout ça. Les apparences, ses chères apparences qui avaient tant d'importance dès que le blondinet n'était plus à ses côtés. En fait, c'était presque tout ce qui lui restait.
Les images de la scène furent nombreuses à atterrir sur les réseaux sociaux, et causèrent même quelques larmes vite essuyées d'un coup de manche de l'autre côté des Alpes. Quand enfin elle prit fin, Aaron se dressa debout sur une chaise et s'adressa à toute la classe en focalisant son regard sur un Jonathan terrorisé.
« Les mecs, ça m'intéresse quand même vachement moins que ça ! Pas vous ? »
Ce n'était pas vraiment un mensonge. Les mecs l'intéressaient sans doute moins que Tess. Kilian était juste bien plus qu'un simple mec. Mais ça, une seule personne dans la classe méritait de le savoir. Après le déjeuner, alors que quelques gouttes tombaient dehors, Aaron s'assit à côté de Justin et lui posa la main sur la tête. Le jeune garçon s'en voulait tellement d'avoir laissé fourcher sa langue qu'il avait pris la décision de ne plus ouvrir la bouche de la journée. Il avait beaucoup honte, et un peu peur que celui qu'il considérait comme un modèle et un ami lui en veuille. Et pourtant, il semblait ne rien en être.
« Merci chaton, c'était super gentil tout à l'heure. Et t'inquiète, je t'en veux pas, t'as juste dit la vérité, c'est moi qui mens à tout le monde, et si tu veux savoir, j'en suis pas fier. Mais si je suis aussi ferme et con, c'est parce que je veux qu'on me foute la paix, j'ai mes raisons. »
Avec des yeux de biche, comme s'il était légèrement soulagé d'être pardonné, Justin braqua son regard sur son camarade. Encore une fois, il avait du mal à comprendre. Pour autant, il ne se sentait toujours pas digne de se remettre à parler. En rigolant devant cette situation bloquée, Aaron attrapa son téléphone au fond de sa poche et se lança à la recherche des photos qu'il lui avait déjà montrées plus tôt ce matin-là. Avec une douceur et une tendresse presque infinie, il lui expliqua tout.
« C'est lui, c'est le garçon que j'aime. Il s'appelle Kilian, et je suis fou amoureux de lui. Les mecs, j'm'en branle, mais lui... lui... Il est tout pour moi. On sortait ensemble l'année dernière, avant que je ne déménage. Attends, j'te montre de vraies photos aussi, les dessins, c'est un de ses potes qui les a faits. Je pourrais tuer pour lui, t'imagines même pas à quel point il me manque. C'est parce qu'il n'est pas là que je fais n'importe quoi, je passe mes nerfs sur les autres parce que je ne peux pas le serrer dans mes bras. Je sais qu'c'est stupide, mais voilà, j'ai pas envie que ça se sache, je ne veux pas mêler Kilian à ma vie en Suisse, je... je n'peux juste pas, j'veux séparer les choses. Lui d'un côté, ma vie ici de l'autre, si je ne le fais pas, je sais que je ne vais pas tenir. Même, simplement te parler de lui comme ça, ça me donne envie de chialer. »
Si Aaron semblait sincèrement triste, Justin était fier. Fier de cette confiance que lui portait le brunet. Et pour ne pas briser son vœu de silence qu'il tenait bien honorer jusqu'au coucher du soleil, il laissa juste glisser sa tête sur les genoux de son camarade, puis de ses doigts fins, il s'empara du téléphone et pianota à toute vitesse un petit mot sur l'application bloc-notes de l'appareil.
« Il est trop beau ton mec ! »
Neko : Chat en japonais / -chan : terme s'ajoutant à un nom en signe d'affection. Souvent réservé aux femmes et aux jeunes enfants. Neko-chan est donc une manière affectueuse de nommer Justin qu'Aaron a ramené du Japon, pays où il a vécu plusieurs années, en rapport avec son surnom de chaton.
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