3. Un nouveau jogging


S'il y avait bien une chose que Kilian adorait, c'était faire les boutiques pour s'acheter de nouvelles tenues colorées, si possible avec des teintes vert pomme ou vert fluo. Dès son enfance, son look avait été une de ses principales préoccupations, avec le moelleux de son matelas et la couleur de ses cheveux. Attention, il ne cherchait pas forcément à s'habiller avec des habits de marque ou à avoir « la classe », notion qui lui paraissait particulièrement subjective. Au contraire même, il s'en foutait allégrement. Ce qui lui importait vraiment, c'était d'être lui-même, d'être bien dans sa peau, de rayonner à l'intérieur et que cela se voie à l'extérieur. Et pour y parvenir, l'excès de couleurs ne lui faisait pas peur, bien au contraire. Le seul et unique frein à cette passion pour les vêtements à son goût était d'ordre financier. L'argent de poche ne coulait pas à flots et, pour se vêtir, il n'avait souvent d'autre choix que de quémander discrètement quelques billets à Cédric, ce qui marchait la plupart du temps. L'ainé n'avait jamais su résister aux yeux brillants de son cadet ni aux airs de chaton kromeugnon que ce dernier prenait dès qu'il avait envie de quelque chose.

« Fais pas la gueule, Ced, ça va, c'est qu'un jogging, le dernier que tu m'as offert, l'année dernière, le vert trop chouette, il est devenu trop p'tit ! C'est que je suis grand maintenant, je fais un mètre soixante-et-onze en poussant à peine sur la pointe des pieds, j'me suis mesuré hier ! Fais gaffe, je vais bientôt te rattraper ! Et tu sais quoi ? Je suis plus grand qu'Aaron de deux centimètres, ça lui fout trop les boules ! »

En tirant son ainé par la manche, Kilian fonçait droit à l'intérieur du grand centre commercial, en direction de ses boutiques préférées.

« Je fais au moins un mètre quatre-vingt, voire plus, Kili. Cherche pas, tu seras toujours mon petit frère. Et Aaron, ça reste un gosse à côté de moi, même si tu l'aimes ! Bon, on a dit un jogging pour le camp de cet été, et c'est tout ! Avec ma meuf et ses besoins féminins, je suis un peu à sec en ce moment, donc pas de folies ! »

Même si sa situation financière le préoccupait, Cédric savait pertinemment que rien n'y ferait. Il était condamné à craquer et à aligner les euros pour le plaisir de sa petite tornade blonde dont la capacité à trouver des vêtements toujours plus flashy, verts et surtout chers n'était plus à démontrer.

« Tain, il est trop classe celui-là ! Encore mieux qu'le dernier ! Eh, Ced, s'te plait, regarde pas l'étiquette et dis oui ! T'avais promis que j'aurais le choix ! Et si j'en paye une partie, tu veux bien ? Bon, je sais qu'j'ai la réputation d'être un putain d'exhibitionniste, mais tu vas quand même pas me laisser aller au camp en calbut, si ? Quoique, ça ferait p'têt plaisir à Aaron... Mais après, s'il me saute dessus devant tout le monde, ça sera ta faute hein, j'espère que t'es prêt à en assumer les conséquences ! »

Le châtain jeta un coup d'œil au prix de la nouvelle folie que désirait s'offrir son cadet, déjà enfermé dans une cabine pour l'essayer, puis s'assit sur une chaise pour reprendre ses esprits. Ce fut à ce moment-là qu'un vendeur ayant flairé la bonne affaire s'approcha des deux frères pour leur faire l'article, se moquant complétement du fait que Kilian se pavanait déjà dans tous les sens devant un miroir et n'avait pas besoin de ses conseils.

« Excellent choix, vraiment ! Le vert citron vous va à ravir jeune homme ! Et puis, les bandes et dessins couleur rose dragée, c'est très tendance. », déclara le professionnel, fier d'avoir retenu par cœur l'intégralité du nuancier Pantone© « Avec ça sur les épaules, c'est certain, les filles vont tomber comme des mouches ! »

L'air quelque peu irrité, Kilian le coupa dans son élan. Il n'avait pas besoin de son avis pour savoir ce qu'il souhaitait acheter.

« J'aime pas les mouches, mon truc, c'est plutôt les gros matous aux poils noirs et soyeux qui ronronnent quand on leur gratte le ventre ! ». Puis, se tournant vers son ainé en lui faisant du charme. « Bon, Ced, on le prend ? S'teuplait, je ferai la vaisselle à ta place pendant une semaine à la rentrée si tu dis oui ! »

« Rha, tu fais chier Kili ! Deux semaines de vaisselle, pas un jour de moins ! »

Le futur lycéen leva les yeux au ciel en souriant et en se mordillant la lèvre inférieure. La main gauche caressant son jeune menton parfaitement imberbe – tout comme l'étaient le reste de son visage et presque l'intégralité de son corps, si on omettait de citer les quelques boucles dorées qu'il planquait fièrement dans son caleçon –, il fit mine de réfléchir à cette dernière proposition malhonnête avant de se jeter au cou de son aîné pour lui déposer un énorme bisou baveux sur la joue et lui glisser quelques remerciements à l'oreille.

« Miiiiirci ! J'ai hâte de l'montrer à Aaron celui-là ! En plus, je lui ai dit qu'il le verrait que au camp, et pas à la webcam. J'adore le faire chier comme ça ! Bon, on va bouffer ? J'ai les crocs ! Avec l'entrainement de malade que me fait subir Jipé, faut bien que j'me nourrisse, non ! »

Quand il était avec Cédric, Kilian se sentait suffisamment bien pour ne plus penser aux petits soucis de la vie. Il ne lui avait même pas parlé de la visite surprise de sa mère, la veille après l'escrime, ni à la peur qui était la sienne quand il pensait à la rentrée prochaine où il devrait survivre sans Aaron. Kilian savait qu'il n'avait pas le choix, qu'il serait obligé de définitivement grandir et de se comporter comme le lycéen qu'il était en train de devenir. Et pourtant, il aurait tout donné pour juste remonter le temps afin de revivre, inlassablement, les quelques mois de bonheur qu'il laissait derrière lui. Alors, pour ne pas trop réfléchir à ce qui le tourmentait, il dévora à lui seul les trois quarts de l'énorme bucket de crispy tenders et autres pièces de poulet épicées que Cédric venait d'acheter au KFC du centre commercial. En un an, rien n'avait changé, l'ainé était toujours aussi jaloux du cadet et de sa capacité à ingurgiter des tonnes de nourriture sans prendre le moindre gramme.

« Fais gaffe Kili, les hot wings, ça te détruit rapidement les entrailles. Après, tu vas encore pleurer et nous refaire la déco des toilettes ! Papa va hurler ! »

Sans lever la tête et toujours plongé dans ses morceaux de poulet pané, Kilian répondit de manière ironique à la remontrance de son grand frère.

« Si tu savais ce qu'Aaron a osé me faire le soir de mon anniv, crois-moi, c'est pas les épices du KFC qui te feraient t'faire du souci pour ma tuyauterie ! ET ça va Ced„ j'suis grand tu sais. Même si ça te fait plaisir de me voir toujours comme un bébé, je ne suis plus le gros niais de l'année dernière qui rougissait quand tu lui parlais de filles ! Maintenant, c'est quand tu parles de garçons, et encore, j'fais des efforts, j'suis d'moins en moins rose. Y a du progrès, non ? Enfin, avec tout ce que je me suis pris dans la tronche en un an, je pense que j'vais réussir à survivre à cette saloperie de bouffe américaine. Sinon, j'peux finir tes frites ? Faudrait pas que tu manges trop, parce qu'après, Sandra elle va trouver que tu t'empâtes ! Vous devez bien vous voir ce soir, non ? »

En effet, Kilian avait grandi, et pas seulement en taille. Même s'il était loin d'une apparence adulte, il faisait plus mature. Ce qu'il avait vécu l'avait endurci, même si Cédric savait bien que tout cela n'était qu'une façade. Au fond de lui, son cadet était toujours le même adorable petit lionceau qui savait à peine comment rugir. Même s'il s'amusait à parler de cul comme les grands, il en fallait peu, au final, pour lui faire perdre ses moyens. Certaines blagues parfaitement honteuses faisaient largement l'affaire.

« Ah nan, ce soir, elle ne me verra pas ! Et ce n'est pas parce que je sors ! »

« Heu, pourquoi alors ? », demanda l'adolescent, parfaitement interloqué.

« Parce que ce soir, j'la monte par derrière ! Comme fait Aaron avec toi quand tu l'emmerdes, j'me trompe ? »

La bouche pleine de soda et les oreilles rouges comme des oranges sanguines, le blondinet manqua de s'étrangler et, d'une toux marquée, il aspergea la table du liquide jaune et pulpeux qu'il avait encore dans la gorge, gâchant par la même occasion le reste des frites sur lesquelles il lorgnait avec insistance. L'air colérique et les joues gonflées comme s'il allait se mettre à bouder, il répondit à la boutade de son ainé en marmonnant.

« Tain, mais t'es pire que moi en fait ! Et tu fais chier, on l'a fait qu'une fois... Et j'veux pas savoir ce que tu fais à Sandra ! Rha, rien que d'imaginer, ça me dégoute ! T'es vraiment trop con ! Et putain, elles sont dégueulasses ces frites, l'Orangina, ça va trop pas avec. C'est ta faute encore, ça ! »


Cédric explosa de rire devant la tête et les niaiseries de son cadet. Plus que jamais, son petit Kilian était fidèle à lui-même. Après lui avoir balancé au visage trois serviettes en plastique pour qu'il s'essuie, le châtain reprit le fil de leur conversation.

« Je rigole, bien sûr que je vais la voir ce soir. Mais on bouffera des pâtes, il se trouve que je suis un peu à sec en ce moment. Depuis exactement une demi-heure, en fait, vu que mon petit frère a dévalisé tout ce qui restait sur mon compte en banque pour une histoire de fringues. C'est marrant quand même que tu sois plutôt à l'aise quand on parle d'Aaron, mais dès qu'on évoque les filles, t'as pas changé, t'es toujours aussi coincé ! »

Kilian baissa la tête, honteux. C'était vrai, malgré tout ce qu'il pouvait prétendre. L'année dernière, il ne savait pas ce qu'il aimait. Mais s'il avait fini avec un garçon, ce n'était pas parce que les filles lui déplaisaient, bien au contraire. C'était en observant l'une d'elles parfaitement dévêtue sous les douches du camp qu'il avait vécu ses premiers émois d'adolescent. S'il était tombé amoureux d'Aaron, c'était avant tout parce que son camarade était spécial, envoutant et largement au-dessus du lot, et pas du tout parce qu'il se destinait au genre masculin. En fait, si ce satané brunet n'avait pas foutu une merde noire dans son esprit et dans sa vie, il n'y aurait eu, à ses yeux, aucune raison pour qu'il choisisse ce bord. Il était une page blanche. Qu'un garçon écrive dessus, il ne l'avait pas choisi. Son destin aurait pu être tout autre, en fait, si une belle princesse lui avait aussi fait perdre la tête.

« C'est pas ça, je suis un lionceau, lui c'est une panthère, et c'est cool comme ça. Tu imagines une tigresse venir foutre le bordel entre nous deux ? Le pire, c'est ce qu'il souhaiterait. Il me l'a dit, il me l'a même écrit. L'année prochaine, il veut que je me fasse mes propres expériences, et il ne supporte pas l'idée que je me limite aux mecs à cause de lui. Après tout ce que j'ai dû subir pour qu'on me foute la paix et qu'on accepte que je kiffe un garçon, il... putain, ça me fait chier, je voulais pas qu'il parte, moi. S'il était resté, tout aurait été super simple. Là, j'ai tout à reconstruire, c'est naze...Toi, t'as de la chance avec Sandra, tu sais où tu vas, tu te poses pas de questions... En plus, j'peux même pas faire chier Martin avec mes histoires, il est en vacances à Pétaouchnoque-les-oies, j'sais même pas où. Heureusement que j'ai l'escrime là, sinon, je serais en train de devenir dingue... »

Alors qu'il parlait avec son cœur, Kilian ne s'était même pas rendu compte que des larmes coulaient sur ses joues. Il avait raison : pour Cédric, tout était simple. Le jeune homme était en terminale. En octobre, il aurait dix-huit ans et s'inscrirait dans la foulée au permis de conduire, offert par sa tante Suzanne, avant de passer le bac et de s'envoler à l'étranger pour ses études avec sa promise. Leur couple avait survécu à de graves crises, il semblait maintenant indestructible. Du côté de Kilian, alors que son cœur n'avait de cesse de battre toujours plus fort pour la même personne, sa vie affective était en lambeaux. Il ne savait même plus ce qu'il voulait vraiment, entre fuir à travers les Alpes pour retrouver son bien-aimé, se trouver un autre mec pour pallier l'absence de sa douce moitié ou tout simplement rentrer dans le rang des adolescents de son âge en se mettant en couple avec une de ses très nombreuses prétendantes. Après tout, il était déjà sorti avec une certaine Alice l'année dernière, avant de s'épancher dans les bras d'Aaron. Il n'y avait pas de raison pour que le scénario ne se répète pas, même si cette éventualité ne le faisait pas rêver.

Tendrement, Cédric lui passa la main dans les cheveux et lui essuya les joues avec une des serviettes déjà imbibées d'Orangina.

« T'en fais pas Kili, t'en fais pas, tout va aller pour le mieux maintenant. Regarde, papa nous aime, il a changé, tout a changé. T'es fort, t'es l'plus fort, je suis sûr qu'Aaron trouvera une solution pour se rapprocher de toi, c'est pas les ressources qui lui manquent, il nous l'a bien prouvé l'année dernière ! »

Après un périple en bus, Cédric abandonna son cadet devant la salle d'armes dans laquelle s'entrainait ce dernier, puis s'en alla rejoindre sa douce pour passer la soirée avec elle. Le soir, de retour chez lui, le blondinet eut la surprise de voir que la table était déjà mise et que le repas était prêt. François, décontracté, l'attendait.

« Alors Kilian, ça s'est bien passé aujourd'hui ? Au fait, bonne nouvelle, j'ai réussi à me dégager du temps samedi, donc je peux t'accompagner à Paris. C'est une bonne chose non ? Donne-toi à fond. Quels que soient tes résultats, je serai fier de toi ! Au fait, tu es allé faire des courses avec Cédric, non ? Tu me montres ? »

Le visage fermé, Kilian déglutit. Cette scène lui en rappelait une autre. Un an auparavant, Cédric lui avait déjà offert un jogging. Mais à la maison, les choses s'étaient plutôt mal passées. Après une après-midi à jouer avec son meilleur ami et confident, Martin, dont les cheveux étaient aussi roux que le cœur ouvert, le blondin avait eu la bêtise de rentrer légèrement en retard chez lui, ce qui avait provoqué la colère de son paternel. Et quand, après le repas, il lui avait montré ses nouveaux habits, il n'avait récolté que d'insupportables moqueries qui n'avaient eu, pour seul effet, que de le faire souffrir.

Mais les choses avaient changé. Conscient de ses erreurs, François souhaitait à présent être un nouvel homme. L'adulte et l'adolescent attendaient en réalité ce moment avec impatience. Ils en avaient besoin. Sans un mot, Kilian se précipita dans sa chambre à l'étage, jeta ses affaires sur le lit et enfila les deux pièces de son nouveau jogging. Ce dernier était léger, lumineux, stylé et même un peu ambivalent. Comme lui, en quelque sorte. Dévalant les marches quatre à quatre en chaussettes, il plongea vers le salon pour se soumettre au regard approbateur ou non de François. Assis sur son fauteuil préféré et son journal entre les mains, ce dernier fixa longuement ce garçon, qu'il appelait « fils » malgré qu'il ne soit pas de son sang. Plusieurs sentiments étranges et contradictoires parcoururent son esprit. D'un côté, avec ses cheveux soyeux, ses mains douces, sa peau de bébé et son air de petite chose fragile, Kilian était plus beau que jamais. De l'autre, il ne pouvait s'empêcher de trouver parfaitement ridicule cette tenue colorée bariolée de traits roses dans tous les sens. Sans même s'en rendre compte, il s'esclaffa.

« L'année dernière, je t'ai fait pleurer en te disant que ça faisait pédale. Bah là, pour le coup, ça fait vraiment pédale, mais je suis sûr que tu t'en fous et que tu ne vas même pas verser une larme. Et tu sais quoi, je m'en fous aussi, ça te va bien. Et si ça te plait, c'est le plus important ! »

Devant ce jugement tant redouté et au final plutôt positif, Kilian ne put s'empêcher de laisser ses glandes lacrymales s'agiter et mouiller ses joues avant de se jeter au cou de l'homme qu'il aimait tant appeler Papa.

« Raté ! Je chiale pour un rien de toute manière, mais là, au moins, c'est parce que je suis content ! »

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