23. Les juges condamnent, les hommes pardonnent
L'agitation dans l'air était palpable. Le haut conseil disciplinaire du camp devait se réunir ce mercredi soir pour statuer sur le cas Guillaume, qui entrainerait forcément Juan et Nicolas dans sa chute. En réalité, il s'agissait simplement d'une nouvelle réunion de l'équipe des moniteurs, tous plus stressés les uns que les autres en imaginant ce qui pouvait leur retomber dessus. En quelques jours, le camp était passé d'un flirt fleur bleue un peu musclé à une agression caractérisée. Et les adultes, qui en portaient la plus grande responsabilité, n'avaient d'autre choix que de sévir. Si des têtes devaient tomber, il était préférable que ce ne soient pas les leurs, mais plutôt celles des jeunes vacanciers. Avant même que Basile n'ait à élever la voix, les trois principaux mis en cause avouèrent immédiatement leur crime. Cependant, la messe n'était pas encore dite. Sur le banc des accusés, Aaron aussi était présent. Le Canadien avait beau n'avoir aucune preuve, il n'était pas dupe pour autant. Même si Guillaume récusait toute intimidation de la part de son camarade, l'adulte connaissait la vérité : Aaron s'était fait justice lui-même lors de la sortie via ferrata.
Dans le box des témoins, le reste du groupe G4, mené par Kilian. Personne n'était autorisé à sortir du réfectoire – transformé en tribunal pour l'occasion –, tant que toute la vérité ne serait pas établie. Le blondinet fut le premier à prendre la parole, pour indiquer sa colère de ne pas être assis à côté d'Aaron. Et devant l'inflexibilité des juges, il croisa les bras et menaça de se taire tant qu'on n'aurait pas réparé cette injustice. Après tout, n'ayant pas sommeil, la soirée pouvait bien se prolonger indéfiniment, ce n'était pas son problème. Il bouderait jusqu'à pouvoir s'assoir sur les genoux de son amoureux. Le principal intéressé lui fit remarquer que s'il posait son cul juste à côté, cela serait déjà pas mal, et qu'il n'était pas obligé de lui grimper dessus devant tout le monde, ce à quoi Kilian, préférant tourner la tête contre le mur pour que personne ne puisse voir l'aspect bougon de son visage, ne répondit pas. Après plusieurs minutes de palabres inutiles, Basile autorisa enfin le blondinet de service à changer de place. Après tout, même s'il était la principale victime de toute cette affaire, il avait lui aussi sa part de responsabilité. Joyeux, Kilian tira sa chaise et la colla à celle de son brunet avant de poser de manière provocante sa tête sur ses genoux. Ce dernier profita de ce geste d'affection pour lui caresser le visage et la nuque du dos de la main. La nuit semblait bien partie pour être interminable. Un moniteur se leva et s'adressa directement aux deux garçons.
« Bien, si je résume la situation, Basile vous a surpris tous les deux avant-hier soir en train de faire des choses peu convenables, et c'est de là que tout est parti. »
Alors que Kilian continuait à se laisser grattouiller le crane sans réagir, Aaron coupa sèchement son interlocuteur.
« Peu convenable ? Vous vous foutez de ma gueule ? Vous êtes tous puceaux ? Et puis, hein, faut me dire où il est écrit dans le règlement qu'il est interdit de faire des câlins à son mec ! »
L'argument, qui provoqua de nombreux rires chez les jeunes, fit plutôt mouche. Les moniteurs se regardèrent tous d'un air gêné. Oh, bien sûr, il y avait dans l'équipe un certain Stéphane, vingt-deux ans au compteur, qui était tellement laid que personne n'imaginât qu'il eut déjà eu la chance de gouter au fruit défendu, mais à part ça, il fallait bien avouer qu'Aaron n'avait pas forcément tort. Et pour enfoncer le clou, l'adolescent surenchérit
« Et puis, hein, c'est quoi notre crime ? Nous êtres fait choper, ou être deux mecs ? Nan, parce que si le truc pas bien, c'est juste coucher ensemble, me prenez pas pour un con ! Vous savez comment, entre nous, on appelle la salle fumeurs réservée aux monos ? Le baisodrome ! Alors sérieux, si on pouvait faire nos affaires ailleurs qu'à l'air libre, ça me dérangerait pas. Mais on n'a pas votre chance, nous ! Nan parce que l'herbe qui te chatouille les couilles, c'est bien, mais ça va cinq minutes ! »
Le rapport de force entre d'un côté les adultes responsables et, de l'autre, les jeunes fouteurs de merde était parfaitement inversé. En cause, les attitudes diverses et variées des moniteurs, incapables de faire front commun. Certains hurlèrent à la diffamation ! D'autres rougirent de gêne. Stéphane, lui, rigola. Le baisodrome en question, il était le seul à ne pas en profiter, alors pour le coup, il rejoignait totalement l'avis d'Aaron à propos de l'hypocrisie presque maladive de ses collègues. De son côté, Kilian se cachait le visage pour ne pas montrer que la diatribe du garçon qu'il aimait le faisait rougir de manière peu commune. Lui, il aimait bien ça, l'herbe. C'était son côté nature et aventurier qui parlait et qui le poussait à toutes les expérimentations les plus folles. Alors que certains moniteurs voulaient répondre à Aaron, Basile les en empêcha. Il avait parfaitement compris sur quel terrain le petit brun voulait les mener, et il n'était pas question de tomber dans ce piège.
« Bon, admettons, si vous étiez tous les deux d'accords, c'est votre droit et on va dire que cela ne nous regarde pas. Passons. J'ai ensuite réuni l'équipe pour les aviser de ce que j'avais vu. C'était mon devoir en tant que responsable. Désolé si cela vous a fait de la peine, mais vous n'aviez qu'à mieux choisir votre endroit et votre moment. J'admets cependant que José n'aurait jamais dû parler de cet incident à des adolescents. Il a d'ailleurs immédiatement été mis à pied. Pour rappel des faits, l'histoire aurait pu en rester là, mais malheureusement, Kilian n'a pas supporté certaines insultes, venant principalement de Guillaume, et nous a gratifié d'un petit show dans le réfectoire... »
« C'était pas un show, c'était un pétage de câble, et c'est ta faute, Basile ! C'est facile de charger José, c'est même un peu lâche. Le premier qui aurait dû la boucler, c'est toi ! Cache-toi derrière les autres si tu veux ! Moi, je cache rien du tout ! », le coupa Kilian, sans pour autant relever la tête des genoux sur lesquels il se frottait.
Cette attitude provocante et irrespectueuse, l'adolescent l'assumait pleinement. Laisser ses doigts chatouiller les cuisses et mollets de son camarade l'intéressait bien plus que le discours aigri des moniteurs.
Sans prêter attention à cette nouvelle sortie, Basile enchaina sur l'incident principal, celui de l'agression menée par Guillaume. Tour à tour, Thomas, Lucas, Arthur et Julien témoignèrent de ce qu'ils avaient vu. Les détails furent confessés par Nicolas et Juan, qui espéraient secrètement que lâcher leur camarade leur permettrait de mieux négocier leur propre peine. Après tout, eux, ils n'avaient fait que « tenir » un Kilian légèrement dévêtu. C'était la peste, Guillaume, qui s'était montrée le plus violent, moralement parlant. Étrangement, il ne nia pas. Au contraire, même, sans sourciller et le front levé, il confirma tout ce qui avait été dit avant lui. Et quand Basile lui demanda d'expliquer son geste, il refusa, prétextant que seule sa victime avait le droit de savoir et qu'il lui avait d'ailleurs déjà tout confessé en fin d'après-midi. Tout juste se tourna-t-il la tête baissée vers Kilian pour lui réitérer ses excuses :
« Pardon. J'aurai jamais dû faire ça, c'était nul, j'suis qu'un imbécile ! J'étais furieux contre Aaron, et pour le faire réagir, j'm'en suis pris à toi. Je me suis comporté comme un salaud, alors, si tu veux te venger... Vas-y, t'as le droit, même si Aaron a déjà bien déblayé le terrain... »
À ces mots, Kilian se redressa sur sa chaise en s'appuyant sur ses deux mains, puis, le visage empli de tendresse, il dévisagea Guillaume de longues secondes, sans un bruit. Quand enfin ses doutes laissèrent place à des certitudes quant à la sincérité de son camarade, il se tourna vers les moniteurs.
« J'lui pardonne ! »
« Quoi ? », lâcha Basile, pris de surprise.
« J'ai dis : je lui pardonne. Il s'est excusé donc je lui pardonne. J'ai pas envie de jouer au gros rancunier, faut arrêter les conneries et grandir. On fait tous des bêtises, mais ça va, y a pas mort d'blondinet ! Les autres sont intervenus avant que Guillaume puisse me faire quoique ce soit ! Du coup, bah c'est comme s'il s'était rien passé. On peut aller se coucher maintenant ? »
« Tu te fous de ma gueule ? », rétorqua le Québécois, la bouche béante.
Il n'en était rien. Kilian était sincère. Les explications que la petite peste lui avait données l'avaient touché. Lui aussi, il en avait chié à cause de parents stupides et d'adolescents méchants. Bien entendu, cela n'excusait pas certains gestes, mais l'attitude de pénitence de son camarade avait poussé le garçon aux yeux verts à se montrer miséricordieux. Il était d'ailleurs plutôt fier de sa réaction, et l'air abasourdi des moniteurs et de Guillaume, touché par cette clémence à son égard, le confortait dans ses choix. Il avait l'impression d'avoir une putain de classe. Et à présent, il avait sommeil.
« Faites c'que vous voulez, moi, j'lui pardonne ! De toute manière, il me fera plus chier, donc on peut en rester là ! », répondit-il simplement, sous le regard attendri d'Aaron, réellement impressionné par l'attitude mature de son petit trésor.
Basile était pris de court. C'était comme si les adolescents faisaient eux même la loi et la justice et que les adultes n'étaient là que pour la décoration. Mais d'un autre côté, avoir la certitude que Kilian était déjà passé à autre chose et qu'il ne préviendrait ni sa famille, ni un quelconque média, c'était rassurant. Après une pause de cinq minutes pendant lesquelles les jeunes restèrent dehors à se raconter des blagues en attendant que les moniteurs aient fini de délibérer, Basile annonça les sanctions, plutôt clémentes afin d'enterrer au plus vite l'affaire. Guillaume, Nicolas et Juan seraient consignés au camp le lendemain et ne participeraient pas au grand camping de fin de vacances. Ils ne feraient leur retour dans le groupe qu'après la nuit au clair de lune, pour les olympiades du vendredi. Mais la messe n'était pas dite pour autant. Il restait un dernier point à éclaircir. Sans se démonter, le Canadien fixa Aaron droit dans les yeux. Avec un ton des plus froids, il lui demanda des explications :
« Même si tout le monde est muet à ton sujet, je sais que tu as entrainé Guillaume sur le parcours le plus compliqué pour te venger. Je ne sais pas ce que tu lui as fait là-haut, mais je ne trouve pas cela drôle du tout. Et là, je suis à deux doigts d'appeler tes parents et de t'exclure du camp. Donne-moi juste une bonne raison de ne pas le faire ! »
Le jeune garçon le regarda en souriant et en penchant la tête. Il trouvait ce jeune adulte parfaitement ridicule. Non, pas ridicule, insensé plutôt. Cette simple pensée le fit sortir de ses gongs. Une rage profonde remonta à travers son gosier et tous ses muscles se crispèrent. Il n'était pas le moins du monde impressionné. Au contraire même, et il pouvait le sentir, c'était le Québécois qui tremblait. Les yeux dans les yeux, les poings refermés le long du corps, et devant un Kilian qui faisait mine de se boucher les oreilles pour ne pas entendre, Aaron répondit aux accusations.
« J'lui ai juste fait c'qu'il a fait à Kilian, enfin, j'voulais, mais j'ai pas eu les couilles d'aller aussi loin. Il le méritait. Si quelqu'un touche à Kilian, j'le bute, c'est tout. C'est pas compliqué, quand même ? Même un Canadien est capable de comprendre ça, non ? »
Abasourdi par cette révélation que Guillaume lui-même ne nia pas – l'adolescent préféra hausser les épaules et faire la moue, comme pour indiquer qu'il était d'accord avec le fait d'avoir mérité cette punition –, Basile se rassit sur sa chaise et dévisagea Aaron. Le regard du brunet était ferme et fier. Il semblait droit dans ses bottes, comme si rien ne pouvait le dévier de la trajectoire qu'il s'était fixée. Le blondinet, lui, regardait ses baskets. La fougue de son amoureux quand il était le sujet des discussions était touchante, mais un peu embarrassante. Cela faisait quand même beaucoup d'amour, et il n'avait pas l'impression d'en avoir toujours été très digne. Il avait quand même conscience d'être parfois un peu casse-pieds à pleurer comme un gosse, à sur-réagir comme un demeuré et à bouder comme... un Kilian. En fait, il n'y avait que lui pour se comporter comme ça, même que c'était parce qu'il était si unique qu'Aaron l'aimait ! Finalement, la boucle se bouclait toute seule dans son esprit, pour le mieux.
« Mais, tu te rends bien compte, quand même, que l'année dernière, t'as foutu un bordel monstre parce que d'autres garçons ont joué à ça ! Et là... là, tu fais la même chose, comme si c'était normal ! », rétorqua Basile, toujours sous le choc.
Aaron, lui, semblait de plus en plus fatigué et énervé. En s'adressant à l'ensemble de l'équipe, il les accusa en les pointant d'un index rageur. Le clou était enfoncé.
« Les cons de l'année dernière, ils s'en étaient pas pris à Kilian. S'ils avaient touché un seul de ses cheveux, j'aurai pas juste piqué les clés du bus, je l'aurais utilisé pour leur rouler sur la gueule. Maintenant, je regrette ce que j'ai fait tout à l'heure, c'était stupide et dangereux, même si je n'aurais jamais enlevé la sécurité de Guillaume, jamais. C'était juste de l'intimidation, et personne l'a forcé à me suivre ! Moi, ce soir, j'dormirai la conscience tranquille. Vous, j'sais pas. Et je m'en fous, je fais la sortie en camping avec Kilian, je reste pas ici, c'est mort ! Et me cherchez pas, il a dit qu'il pardonnait à Guillaume, il n'a pas dit qu'il vous pardonnait à vous ! Donc si vous ne voulez pas qu'il y ait des suites, genre plaintes pour mise en danger de la vie d'autrui ou complicité de tentative de viol, j'vous conseille de nous laisser nous pieuter tranquille ! »
Bluff, tout était du bluff, encore et toujours du bluff. Et pourtant, Aaron était suffisamment convainquant pour que raison se fasse. La voie de la sagesse était toute tracée et menait directement aux lits des uns et des autres. Kilian, lui, ne moufta même pas, même s'il avait la certitude que sa petite panthère l'utilisait sans vergogne pour raccourcir un maximum les débats. Il s'en foutait. S'il avait fallu aller sur la lune pour simplement passer une nuit avec le garçon qu'il aimait, il aurait été capable de faire le pied de grue pendant des mois voire des années devant le siège de la NASA. Enfin, en théorie. Dans les faits, il n'était même pas foutu de traverser la frontière Suisse. Au moins, la volonté y était. Après un dernier échange d'amabilités entre les divers protagonistes, la séance fut définitivement levée. Cette histoire en resterait là.
Dehors, sur les marches, alors qu'ils étaient enfin seuls, Aaron s'assit et se mit à admirer les étoiles. Le ciel était parfaitement dégagé et les astres lointains y brillaient comme autant de petites étincelles accrochées à la voute céleste. Une étoile filante passa, mais ni lui ni Kilian ne firent le moindre vœu. Ils n'avaient pas le cœur à ça, ni même l'envie de croire en ces fables qu'on raconte aux enfants. Ce qu'ils souhaitaient, ce n'était pas un météore qui pouvait leur apporter. C'était à eux de se battre pour le conquérir. Tendrement, le blondinet vint se lover à côté du garçon à la tignasse noire, dans laquelle il passa délicatement la main. Aaron frissonna. Une légère goutte rendue imperceptible par la pénombre coulait sur sa joue. L'obscurité avait beau masquer de son voile sombre ses sentiments, Kilian pouvait les ressentir comme s'ils étaient les siens. Il le lui indiqua juste de la plus douce des manières, en lui déposant un très léger bisou sur sa joue mortifiée par l'acidité de sa peine. Aaron sourit un instant, avant de gémir, ses poings brulants fermement serrés sur ses cuisses.
« Voilà, tu sais tout, Kil... Tu sais tout. C'est ma faute si Guillaume s'en est pris à toi, et j'ai juste pété un câble derrière parce que je l'acceptais pas, j'ai honte, putain. T'as encore souffert à cause de moi, comme d'habitude. Merde quoi... j'veux t'rendre heureux, et v'la l'résultat, j'suis qu'une merde ! »
Le garçon aux yeux verts le serra simplement dans ses bras. C'était rare que Kilian enlace ainsi Aaron, mais cela leur fit du bien à tous les deux. Pour la première fois depuis qu'ils se connaissaient, ce fut le brun qui pleura comme un nouveau-né contre le torse de celui qu'il aimait et qui lui caressait affectueusement la nuque et le dos en lui chuchotant des mots doux.
« T'es fou, toi, t'es juste la meilleure chose qui me soit arrivée ! Bien sûr que tu m'as rendu heureux, gros béta ! Allez, arrête de faire l'idiot, c'est moi le blond, normalement, pas toi ! Si tu pleures, comment tu vas faire pour me réconforter quand je serai triste, hein ? T'y as pensé à ça ? »
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