10. Ne pas tomber...


« En fait, t'es une vraie marmotte ! Je savais pas qu'ces animaux avaient le pelage doré... Tiens, j't'ai ramené une chocolatine ! »

Après ses émotions de la veille, Kilian n'avait pas trainé et s'était jeté sur son lit qu'il ne voulait à présent plus quitter. Après une année difficile, des compétitions éreintantes et des litres de larmes échappés de ses paupières, il avait bien du sommeil à rattraper. Grandir, une activité des plus épuisantes, justifiait bien de trainer un peu au lit, non ? Ni l'oreiller d'Aaron, que le blondin s'était pris en pleine tronche, ni l'engueulade de José n'avaient réussi à le sortir de son pieu adoré. Si les matelas du camp Sport & Fun étaient toujours aussi inconfortables, lui y dormait toujours aussi bien. Privé de petit déjeuner par sa propre fainéantise, il avait pu compenser ce manque d'apport calorique par quelques minutes de repos supplémentaires. Arthur, lui, pensait bien faire en lui apportant une légère collation. C'était sans compter sur une odieuse faute de langage de l'avis de tous ceux qui n'habitaient pas le sud-ouest et sur le mauvais caractère propre à Kilian dès lors qu'il considérait que le soleil n'était pas assez haut dans le ciel pour bouger ses fesses.

« Mhhh, grrr, dormiiiir... Et on dit pain au chocolat, nounours ! D'ailleurs, je savais pas que les plantigrades avaient le pelage orange... »

L'avantage de la viennoiserie de la discorde, c'est qu'une fois écrasée sur le visage d'un adolescent, il n'y a plus ni chocolatine, ni pain au chocolat. Tout juste de la pâte feuilletée déstructurée et du cacao en vrac.

« Bouffe et bouge-toi, j'veux ma revanche au badminton ! »

Après un brin de toilette, Kilian se vengea d'Arthur en lui infligeant une copieuse défaite devant Alia qui comptait les points en rigolant et Julien qui suivait naïvement le mouvement. En l'espace d'un weekend, les groupes semblaient s'être déjà formés. Guillaume ne se déplaçait jamais sans Juan et Nicolas avec qui il avait sympathisé dans le car. Sans surprise, Aaron accompagnait Lucas et Thomas comme les deux années précédentes. Bien que bonne copine avec Béa, Alia était sous le charme de Kilian et elle ne le lâchait plus d'une semelle. Le blondinet, lui, avait naturellement sympathisé avec le roux de service. En plus de posséder de magnifiques cheveux comme son meilleur ami, Arthur avait l'avantage d'être plutôt sympa malgré un mauvais caractère. Il n'en fallait pas plus à Kilian pour se sentir en sécurité. Et Julien, le pauvre garçon, n'arrivant à se faire accepter par personne, suivait naturellement celui qui lui semblait le moins méchant dans toute cette bande d'adolescents bêtes et vaniteux. Au plus grand désespoir de Kilian qui n'en pouvait plus de gérer sa stupidité naturelle, surtout quand elle déclenchait les foudres de Basile et qu'il se faisait engueuler à sa place. Et même passer à son tour ses nerfs sur le pauvre garçon ne l'aidait pas à calmer sa colère :

« Julien, quand je te demande d'aller me chercher un volant, je parle du machin qui sert à jouer au badminton, j'te demande pas d'aller voir Basile pour lui piquer les clés du car ! Et me balance pas comme si c'était ma faute quand il t'engueule ! Putain, à cause de toi, on a failli manquer la sortie de cette après-midi... »

À table, lors du repas, l'adolescent aux yeux verts se sentit obligé de se servir de ses iris colorés pour jeter des éclairs à Aaron et à Arthur, assis respectivement en face et à côté de lui. Leur manque de solidarité à son égard n'était tout bonnement pas acceptable. Tout en tripotant de manière provocante la parure qu'il avait autour cou, il vociféra :

« Nan mais sérieux, j'en ai marre qu'il me suive comme si j'étais son maitre et lui mon chien ! J'veux dire... enfin... C'est moi qui ai le collier quoi, donc c'est pas normal... Il est gentil Juju, mais sérieux, Guillaume a raison, il est pas fini ! »

Tout en regardant Aaron dans les yeux, Arthur coupa son camarade.

« Si tu veux mon avis, il n'est même pas commencé ! Mais bon, lui au moins, il est gentil. Ça change de Guillaume ou du bellâtre en face de nous. T'es pas d'accord, Aaron ? »

Flegmatique, le brunet feignit d'être plus intéressé par ses pâtes à la sauce tomate que par la discussion. Il n'en était naturellement rien. Son esprit était accaparé par la douce voix un poil roque de Kilian qui résonnait dans sa tête comme la plus exquise des mélodies. En observant du coin de l'œil son amant secret et après avoir vidé cul sec un verre rempli d'eau fraiche, il répondit avec son habituel petit air sadique au rouquin qui le toisait.

« Si tu veux le mien, d'avis, Arthur, c'est surtout que Kilian ne supporte pas les mecs plus couillons que lui ! Ça le stresse ! Là, entre lui et Julien, il y a un Golden retriever de trop dans ce groupe ! Hein qu'il est d'accord, mon Kiki ? Tiens, donne la papatte, donne ! Allez, mords le méchant roux à côté de toi, attaque ! »

Même si la façon dont Aaron se foutait de sa gueule était particulièrement énervante, voire humiliante, Kilian s'exécuta sans réfléchir et se jeta sur le bras dodu de son voisin de tablée, avant de se reprendre et de pointer le garçon aux yeux de corbeau du doigt.

« Eh mais attends, c'est n'importe quoi, ch'uis pas un chien, ch'uis un lionceau ! Miaou même ! Du coup, j'ai pas à obéir à tes ordres ! J'boufferai pas Arthur ! »

Pour le remercier de sa sollicitude et de lui avoir laissé la vie sauve, le rouquin accepta de ne pas aller se plaindre à l'administration du camp pour les vilaines traces de dents que Kilian avait laissées dans sa chair. Pourtant, la messe n'était pas encore dite. Il fallait encore trancher qui aurait la garde de Julien, ne serait-ce que pour la prochaine activité. Le blondin prit les devants et coupa court aux négociations. Après le coup de ce matin, il était hors de question pour lui de jouer les toutou-sitters.

« Attendez, j'ai pas envie de me le coltiner pendant la sortie escalade hein, c'est mort ! Arthur, c'est pour toi ! J'm'en fous, j'préfère encore être avec Aaron ! »

La vérité, celle qu'il ne disait pas mais que son amoureux, souriant, avait bien compris, était un poil différente et fort simple : il préférait jouer les félin-sitters. Après tout, c'était lors de leur sortie en montagne l'année précédente qu'il avait sympathisé pour la première fois avec sa chère panthère. Même si cela n'avait pas duré longtemps avant que les tensions ne reviennent, Kilian en avait gardé un des souvenirs les plus doux de toutes ses vacances. Il se devait de reproduire l'expérience.

L'après-midi, donc, après les explications du moniteur et tandis qu'Arthur s'arrachait les cheveux en essayant de fixer son harnais au pauvre Julien incapable d'attacher seul ses sangles, le blond et le brun s'isolèrent du reste du groupe en choisissant le mur naturel le plus excentré. Assuré par Aaron, Kilian fut le premier à se lancer. Après plusieurs secondes de crapahut, il atteignit enfin la cime de la paroi, puis tourna sa tête vers le vide, histoire de profiter du paysage.

Comme l'année passée, une légère brise le décoiffa et lui remplit les poumons d'air frais. La vue était toujours aussi magique. Au sol, des petites fleurs jaunes, violettes et bleues se dressaient sur le bord d'un chemin en terre. À sa droite, des centaines d'épicéas se succédaient à perte de vue. À sa gauche, une falaise abrupte en calcaire blanc d'une trentaine de mètres coupait la montagne de la plaine et servait, de par ses nombreux renfoncements, de refuge aux oiseaux. Sur la crête, au loin, Kilian eut la merveilleuse surprise d'apercevoir trois chamois au pelage noir et noisette, ce qui l'émerveilla et lui tira même une légère larme. La nature était belle. La vie l'était tout autant. Le bruit du vent soufflant entre les branches, celui des insectes grésillant en cœur, la voix du garçon qui avait changé sa vie qui lui demandait, d'en bas, s'il n'y avait aucun problème... tous ces sons semblaient faire partie de la même symphonie, celle qui lui donnait l'impression d'être tout simplement bien, vivant, et heureux. Au fond de la vallée, un village rustique indiquait qu'au milieu des fleurs, des arbres et des oiseaux qui virevoltaient dans les airs, il y avait bien les hommes, mais que ceux-ci, lorsqu'ils le voulaient vraiment, pouvaient vivre en symbiose avec la nature, dans un respect mutuel. Les couleurs de ce paysage se mélangeaient comme dans une toile de maitre. Le ciel était bleu ; les quelques nuages qui le parcouraient étaient blancs ; le soleil, jaune et brillant ; les arbres et son survêtement se tintaient de vert ; et dans les yeux d'Aaron, il devinait la couleur de l'amour. Ce tableau magnifique, il tenta de l'imprimer dans ses pupilles dilatées pour mieux l'inscrire dans sa mémoire.

« Bon, descends Kil maintenant, j'ai aussi envie de m'amuser ! »

Quelques secondes plus tard, la tête toujours remplie d'émotion, Kilian était de retour sur le plancher des vaches et laissait sa place à Aaron. Grâce à ses années de pratique de ce sport en plein air, le brunet atteignit très rapidement le sommet et put à son tour admirer le paysage. En équilibre, il ferma les yeux l'espace d'un instant, pour mieux écouter ce que la nature avait à lui dire. Dans sa poitrine, son cœur battait à un rythme infernal. Pourtant, il n'avait pas peur du vide. Rien de rationnel ne pouvait expliquer cet emballement soudain. Juste imaginer qu'il puisse remettre sa vie entre les mains de Kilian lui donnait envie de lâcher la paroi pour se laisser tomber dans ses bras. Ce garçon boudeur, râleur, à la sensibilité exacerbée, au gout bizarre autant qu'étrange pour l'eau glacée et la sieste, d'une naïveté touchante et d'une parfaite mauvaise foi ; mais en même temps si doux, si beau, si vrai, si sincère, si touchant, si naturel, si merveilleux et tout simplement unique, il l'aimait. Dieu qu'il l'aimait. Et pourtant, dans moins de quinze jours, il l'abandonnerait à nouveau. Il n'avait pas le choix. Cette perspective si cruelle justifiait à elle seule l'envie fugace qu'il avait eue de tout lâcher, pour qu'au moins son dernier souffle, il le rende dans les bras de la seule personne qui comptait vraiment pour lui. La lourdeur de la corde accrochée à son bassin le ramena à sa réalité. Kilian le tenait, le tirait vers lui, même. Tout cela était bien réel. Même loin de son petit trésor, Aaron aurait le devoir de veiller sur lui et de le protéger. Il se l'était promis et il était déterminé à tenir parole, même si c'était la dernière chose qu'il ferait. Il était temps de redescendre sur terre.

À moins de deux mètres du sol, Kilian l'interpela de sa voix d'adolescent aux airs de contreténor. Une impression coquine se dessinait sur son visage souriant.

« Dis Aachou, tu te souviens c'que ça fait si on lâche la corde d'un seul coup ? »

Aaron eut juste le temps de crier « Nan Kilian, fais pas l'c... » avant de s'écraser sur le ventre de son camarade. Les deux adolescents explosèrent de rire, tandis que José, furibond, arrivait pour leur passer un mémorable savon.

« Ça va, rho, il restait rien, c'était juste pour me venger de l'année dernière, il m'avait fait le même coup ! Calme ta joie José, si tu t'emportes comme ça pour rien, tu vas pas tenir les quinze jours hein ! Là, ça va, on est super sages par rapport à l'année dernière ! »

Le moniteur écarquilla les yeux devant tant d'insolence et surtout devant le regard faussement niais des deux complices, hilares, qui se retrouvèrent immédiatement punis à l'écart du groupe. Exactement comme l'année précédente. Seule petite différence, ils eurent cette fois-ci bien du mal à trouver un espace au calme pour discuter en attendant la levée de leur punition. En effet, un autre adolescent avait été mis au piquet, et il s'agissait de nul autre que Guillaume. Sa casquette sombre vissée sur ses longs cheveux noirs, la petite peste faisait les cent pas, les mains dans les poches, tout en cachant sa lèvre supérieure avec sa lèvre inférieure. Et quand les regards des deux adolescents croisèrent ses pupilles, une étincelle sembla s'en échapper.

« Quoi ? C'est quoi votre problème ? J'ai le vertige, j'ai pas le droit ? Résultat, ils veulent pas que j'continue à grimper, tout ça parce que je suis resté coincé pendant cinq minutes au milieu ! Bon, allez vous faire foutre là ! Aaron, franchement, j'comprends pas pourquoi tu traines avec cette tapette, t'as changé, mec... »

Kilian ne répondit pas et traça sa route jusqu'au bus qui les avait menés là. Il s'en foutait, en fait, de la connerie et de la méchanceté de Guillaume. Ses magnifiques yeux émeraude valaient bien mieux que des larmes inutiles causées par la bêtise d'un abruti aigri de la vie.

À l'ombre du car et à l'abri des regards indiscrets, le blondinet posa une nouvelle fois sa tête sur les genoux de son amoureux, heureux. Ce n'était certainement pas la petite peste qui gâcherait leur belle après-midi. Après plusieurs minutes à glisser ses doigts entre les mèches dorées de son ange, Aaron se courba pour déposer un léger bisou sur sa joue, puis lui glissa quelques mots coquins à l'oreille :

« J'me disais un truc, par rapport à samedi soir, comment tu m'as sauté dessus et arraché le calbut... T'es quand même devenu vachement gourmand... J'aurai jamais parié un truc pareil y a un an, quand je t'ai connu. T'étais tellement mignon à pas supporter qu'on parle de branlette et de sexe... Alors imaginer que tu deviendrais le roi des trucs cochons... La première fois que tu m'as fait plaisir comme ça, c'était pendant les vacances de février... j'oublierai jamais ! Bon, depuis, t'as pas arrêté, mais j'peux pas t'en vouloir, je t'aime ! »

Passer du blanc à l'écarlate, le visage de Kilian en était toujours capable. Si faire certaines choses ne lui provoquait plus la moindre gêne, et si raconter sa vie sexuelle à ses amis et proches était presque devenu un jeu, en parler directement avec le principal intéressé était une toute autre affaire, surtout quand Guillaume trainait dans les parages, en fait. À chacun sa pudeur. Celle de Kilian était toute particulière.

« Pourquoi tu parles de ça ? On pourrait nous entendre en plus... »

« Parce que je t'aime, parce que je voulais te dire merci pour tous ces bisous que tu m'as faits, et parce que je trouvais ça marrant de voir comment on avait changé toi et moi depuis l'année dernière... À l'époque, tu m'traitais de gros con, et maintenant, tu me suces dès qu'tu peux comme si c'était la dernière chose que tu faisais de ta vie... c'est drôle, non ? »

S'il existait une couleur encore plus sanguine et éclatante que le rouge, les joues de Kilian s'en seraient immédiatement teintées. Mais là, il n'eut pas d'autre choix que de répondre en chuchotant et en serrant fortement entre ses doigts ceux de son tourmenteur.

« Ch'ais pas... En fait, j'suis le premier surpris, j'sais pas pourquoi, mais je crois juste que j'aime ça... La première fois, cet hiver, c'était pour te faire plaisir et te rendre tout ce que tu m'avais donné. Après, j'ai compris que c'était assez naturel, que je l'faisais sans trop me poser de questions, qu'il fallait juste que je sois en confiance, quoi... Si on me donne de l'affection, faut que je la rende au centuple, et toi, tu m'en donnes tellement que je calcule même plus. En plus, je sais que t'adores ça, donc bon... Enfin, j'te rassure, je le ferais pas à tout le monde hein ! Faut que je sois amoureux ! Mais comme je suis amoureux de toi, bah, ça me semble normal de le faire, donc ouais, j'aime bien ça... Mais faut pas le dire à Guillaume, sinon, il va m'emmerder. Et parle moins fort, faut pas qu'il nous entende... »

Son souffle était si lourd qu'on aurait pu le couper au couteau. En se confessant au plus cruel de tous les anges, Kilian ne pouvait s'empêcher de trembler. Tandis que, de sa main droite, il compressait celle d'Aaron, son index et son majeur gauche se déplaçaient comme un bonhomme sur la cuisse et le genou de son camarade, geste inconscient qui affichait toute sa gêne et sa crainte.

« T'es mignon, tu rougis trois fois plus quand tu m'en parles que quand tu le fais... », le taquina le brunet.

« Mais... pfff, t'es vraiment un gros con, Aaron... », répondit simplement l'adolescent candide en fermant les yeux.

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