6. Gabriversaire empoisonné

Pour que Kilian se lève tôt un samedi matin, il fallait un évènement hors du commun, comme une compétition d'escrime, une convention manga, ou une séance de dressage d'un adorable petit Golden Retriever mâle d'à peine plus de deux mois trop choupinou-craquant. Malheureusement pour le professeur aux cheveux blonds, Patapouf ne semblait pas le plus malin de tous les toutous. En effet, l'animal refusait de comprendre pourquoi il devait s'assoir pour avoir droit à un biscuit alors qu'il était quand même beaucoup plus simple de frotter son petit museau dans le creux de la main de son maitre jusqu'à ce que ce dernier lâche la précieuse récompense. Désespéré, Kilian essaya la technique de l'éducation par l'exemple, en demandant à Aaron de jouer le rôle du dresseur, et en prenant à son compte celui du clébard en plein apprentissage de la soumission.

« Assis Kil ! Couché ! Donne la patte ! Fais le beau... nan c'est con ça, tu l'es toujours... Heu... Va chercher la pantoufle ! Voilà, ça, c'est un bon Kilian qui a mérité sa gratouille... Nan mais laisse tomber, c'est trop ridicule, ça marchera jamais... Même Mistral s'en est rendu compte, il nous fixe avec un regard affligé... Laisse-moi faire, j'vais te le dresser ton Patapouf, tu vas voir... COUCHÉ LE CLEBS... ah, tu vois, ça marche... Mhh, tu connais le téléphone d'un bon psy pour chien ? J'crois que je viens de le traumatiser en gueulant, là... »

Sans plus attendre, Kilian rassura et réconforta son compagnon à quatre pattes en l'enlaçant dans ses petits bras. Quand au vil Aaron qui avait crié un peu trop fort, il le renvoya du salon en compagnie de Mistral, qui n'avait rien demandé à personne mais accusé du crime ignoble d'être le chien de son maitre.

« On dit toujours tel chien, tel maitre... Et tel que je te connais, si Mistral est comme toi, alors c'est un gros violent doublé d'un obsédé sexuel dominateur. Et moi, j'veux pas qu'il fasse de mal à Pata, il est trop jeune pour connaitre ça ! Quand il sera grand, je jugerai pas et j'accepterai ses orientations même s'il est hétéro, mais là, il est trop jeune ! »

L'après-midi, après avoir abandonné le dressage devant l'étendue de la tâche et après avoir expédié en commun les devoirs, les deux adolescents vaquèrent chacun à leur activité – Aaron plongé dans son roman et Kilian occupé à la salle d'armes – puis se retrouvèrent sur les coups de dix-huit heures pour se préparer à aller à l'anniversaire de Gabriel. Après une douche expédiée à toute vitesse, les deux amoureux passèrent à la phase dressing. Fidèle à son style, le brunet s'habilla avec un pantalon noir bardé de liserés gris, une chemise blanche remontée au niveau des manches et ouverte au niveau du col, un petit gilet de serveur et son chapeau en feutre préféré apportant un mélange de classe et de décontraction qui lui seyait à merveille. Son petit blondinet, lui, jeta son dévolu sur un t-shirt noir au col en v ultra large, une chemise ouverte à carreaux bleu ciel, bleu-noir et noirs et un jean grisâtre rapiécé et raccommodé de toutes parts du plus bel effet. Le tout lui donnait un air bohème relaxé et rebelle à la fois qui s'accommodait parfaitement à son tempérament et qui lui apportait cette touche de maturité qui lui avait souvent fait défaut. Deux styles parfaitement opposés, mais la même complicité dans le regard : ils allaient vraiment bien ensemble.

Arrivé devant chez Gabriel, leur hôte les accueillit avec le sourire.

« Ah, les deux amoureux ! Entrez et soyez sages, on attend encore quelques personnes ! Vous avez les chips sur la table et l'alcool planqué dans la cuisine. Non, pas pour toi Kilian. Toi, j't'ai pressé des fruits frais, tu as la carafe à côté de la télé, fais-toi plaisir ! »

Un peu vexé qu'on le considère toujours comme un gamin lors des soirées et qu'on le prive du doux breuvage qui débridait les zygomatiques et détruisait les neurones – il ne voyait vraiment pas comment cela pouvait lui faire du tort, il était blond d'origine, il ne restait plus rien à détruire ! –, le lycéen aux yeux verts se jeta sur l'étrange breuvage d'une couleur rose-orangé-verdatre que personne n'avait touché jusqu'alors, s'en servit un verre qu'il but d'un jet et qu'il recracha immédiatement en toussant, tachant par la même occasion le chemisier de Yun-ah qui s'était approchée pour le saluer. Ce qu'elle fit d'une manière peu orthodoxe, d'ailleurs, en heurtant du plat de la main son visage avant de filer dans les toilettes, claquant la porte au nez de son petit ami qui voulait l'accompagner. Reprenant ses esprits, Kilian héla le druide malade qui avait conçu cette absurde potion magique.

« Putain Gaby, t'as foutu quoi là-dedans ? »

« Carotte, Pomme, Betterave, Poivre, Citrouille, Sauce Soja et le fond du tube de Wasabi pour relever un peu. Perso, j'ai pas goûté, maman m'a dit que j'allais tuer quelqu'un avec ça, et comme j'étais le roi de la soirée, je n'ai pas voulu prendre le risque. Pourtant, j'étais sûr et certain que ça avait bon goût, j'ai foutu que des bonnes choses dedans... J'aurais peut-être pas dû rajouter du vinaigre à la fin pour corser, c'est ça qui a dû te piquer le nez... »

Ce qui énerva le plus Kilian, ce ne fut pas cette stupide tentative de meurtre involontaire qui avait failli l'envoyer à l'hôpital, ni la preuve si besoin était que l'artiste était définitivement un véritable désastre culinaire ambulant, surtout quand il cherchait à faire plaisir à ses convives en innovant un peu. Non, ce qui le dérangea vraiment, ce fut bel et bien la crise de fou rire d'Aaron qui dura près de cinq bonnes minutes et qui fut suivie de répliques tout au long de la soirée. Voir son amoureux une bière à la main se foutre de sa gueule alors que lui était condamné à servir de cobaye aux expériences sadiques d'un de ses meilleurs amis, c'était particulièrement humiliant. Alors pour compenser sa peine, il attrapa un bol rempli de bonbons et s'assit sur le canapé, se gavant allégrement des confiseries qu'il avait sur les genoux en s'en fourrant des poignées entières dans la bouche. Il fallait au moins cela pour faire passer le goût de l'ignoble breuvage qu'il avait ingéré. Et quand plusieurs convives se plaignirent du fait qu'il avait accaparée pour lui seul tout ce qui semblait à peu près mangeable dans le petit duplex, l'adolescent leur jeta un regard mauvais et boudeur. Pour détendre l'atmosphère, Aaron lui passa délicatement la main dans les cheveux, et s'excusa en son nom.

« Faut pas lui en vouloir, c'est son côté gamin, il adore les suckreries... Son kiff, c'est les jeux de textures...Vous lui fouter dans la bouche un truc moelleux qui laisse sa place à un machin dur après quelques secondes avant de délivrer un cœur fondant, j'vous jure, il craque à chaque fois... »

Après avoir naïvement acquiescé énergiquement, les rires nourris de l'assistance firent comprendre au blondinet les sous-entendus graveleux dont il venait d'être la victime. Vexé, il rugit de colère et promit à Aaron de le punir pour cette humiliation en se mettant lui-même et pour une durée indéterminée à un régime sans douceur. Non mais ! Enfin, sauf si son petit ami lui prêtait immédiatement sa bière pour qu'il puisse lui aussi picoler un petit peu, ce que le brunet finit par accepter à contrecœur.

Ravi, Kilian obtint enfin à seize ans le droit de boire un peu en soirée, à condition que sa consommation reste limitée et contrôlée. Après quelques verres, Gabriel se demanda quand même si cela avait été une bonne chose de laisser son camarade rencontrer la vodka orange. Même s'il fallait bien admettre qu'il était appréciable de le voir mettre l'ambiance en s'amusant joyeusement, l'observer danser torse nu au milieu de plusieurs filles éméchées qui lui caressaient la poitrine en se déhanchant et en hurlant sur la marche funèbre de Chopin – morceau que Gabriel travaillait au violon et qui s'était malencontreusement glissée dans la playlist – cela avait quand même de quoi interpeller un petit peu. Surtout quand Kilian beuglait comme sur du death metal. Le bruit valut d'ailleurs aux joyeux fêtards la visite acariâtre d'un vieux voisin qui voulait dormir alors qu'il n'était même pas vingt-deux heures et à qui Gabriel proposa d'offrir, pour s'excuser, un petit jus de fruits et légumes frais qu'il avait lui-même mixés plus tôt dans la soirée, sans grand succès malheureusement. Son plan machiavélique visant à faire passer l'arme à gauche au gêneur ayant échoué, il n'eut d'autre solution que de baisser le volume et de proposer à sa vingtaine de convives un petit jeu.

Outre Kilian, Aaron, Martin, Yun-ah et quelques bons camarades qu'il s'était fait en seconde, l'artiste avait tenu à inviter certains élèves de sa classe, dont Cléa qui était venue accompagnée de son frère. Tout le début de la soirée, Cléo l'avait passé assis dans un coin à observer la scène. Mal à l'aise dans ses plus belles chaussures qu'il ne sortait que pour les plus grandes occasions, il se sentait oppressé, comme s'il était un parfait étranger à ce qui se déroulait ce duplex minuscule rempli de monde. Du regard, il avait parcouru les lieux. La vingtaine de personnes présentes était entassée entre le salon et la cuisine. L'accès à l'étage, qui menait sans doute aux chambres et à la salle de bain, était condamné pour la soirée. Les nombreuses décorations accrochées aux murs gris anthracite indiquaient que la propriétaire avait plutôt bon goût. Ici et là étaient encadrées, telle une exposition temporaire, des petits dessins d'un artiste inconnu, dont le style – malgré l'étendue des techniques employées – était toujours le même. Entendre Gabriel expliquer à certains curieux qu'il s'agissait des esquisses qu'il avait réalisées cet été lors d'un voyage au Vietnam en compagnie de son parrain permit à Cléo de comprendre qui en était le talentueux auteur. Ce châtain désordonné l'intriguait. Même si leur visage et leur allure étaient différentes, ils se ressemblaient, notamment par la coupe de cheveux et le regard. Plus tôt dans la soirée, Kilian le leur avait d'ailleurs fait remarquer alors qu'ils se tenaient face à face, chose qu'ils avaient tous les deux niés avec agacements, se considérant chacun plus unique que l'autre malgré la troublante vérité.

Quand bien même l'excentricité de Gabriel le heurtait en plein cœur, Cléo n'arrivait pas à l'apprécier. Il voyait en son camarade un être dangereux capable de semer la discorde et de tout détruire en un claquement de doigts. Pourtant, avant cet anniversaire, il ne l'avait jamais vu qu'une ou deux fois dans la cour en train de discuter avec le groupe de Kilian. C'était d'ailleurs particulièrement étrange qu'autant de personnes se réunissent naturellement autour de ce stupide et candide blondinet, comme s'il était le centre de gravité de leur vie. Tous pris individuellement semblaient valoir bien mieux que le lycéen aux yeux verts. Et pourtant, c'était toujours lui qui cristallisait toutes les attentions, comme s'il ignorait tout le potentiel de son propre charisme. Même s'il n'arrivait pas à le comprendre, Cléo le voyait bien : son camarade de classe avait quelque chose de particulier. Aaron aussi, d'ailleurs, même si le comportement de ce dernier l'irritait. En arrivant à faire passer pour de l'inconscience ce qui était en réalité toujours pensé et calculé, le jeune imbu était fascinant. En assumant sa vie et ses choix de manière arrogante et prétentieuse, il était énervant. Et parce qu'il semblait heureux, il en devenait détestable. Le plus dur pour Cléo restait de voir sa sœur s'y intéresser de manière presque obsessionnelle. À peine lui avait-il montré les écrits d'Aaron qu'elle les avait dévorés comme s'il s'agissait de ceux d'un grand auteur. À peine le cinquième chapitre avait-il été postée qu'elle le connaissait déjà par cœur. À peine avait-elle croisé son regard que, déjà, elle avait déterminé qu'il appartiendrait à son monde. À peine Cléo avait-il découvert quelque chose qui lui plaisait et l'intriguait qu'elle s'en était emparée, comme si ses sentiments n'avaient pas d'importance. Ce qui était sans doute vrai, au final.

L'adolescent savait sa sœur fragile, c'était pour ça qu'il ne la quittait pas d'une semelle. Il savait aussi qu'elle était sans doute la plus grande artiste sur terre, il n'avait aucun doute à ce sujet. Cléa avait cette faculté de créer et d'imaginer au-delà des conventions. Elle nourrissait son art à partir de ses propres souffrances. Elle se détruisait à chaque coup de pinceau pour pouvoir mieux renaitre sous un jour nouveau. Lui, à côté, il se sentait insignifiant, mais cela lui convenait parfaitement. Il ne demandait pas à ce qu'on le regarde. Son rôle, son obsession, sa névrose... seule Manon s'y était intéressée. Sa meilleure amie, il la connaissait depuis l'enfance. Depuis toujours, elle avait posé un regard bienveillant sur lui. Mais finalement, elle avait choisi Cléa. Une trahison ? Un amour sincère ? Cléo n'avait jamais su. Cette relation avait duré presque un an et lui, exclu, il n'avait pu que regarder ces deux filles se rapprocher et s'embrasser sans jamais aller plus loin. Au final, vivre cette histoire par procuration lui avait permis d'écrire la sienne. Il s'était trouvé. Il s'était défini. Et un peu détruit. Et là, assis sur un fauteuil dans une soirée dans laquelle il se sentait perdu, il n'avait que ses yeux pour observer le monde qui s'agitait tout autour. Au milieu de la piste de danse improvisée, Kilian se trémoussait sans prêter attention aux filles qui essayaient de caresser ses pectoraux. Voir Manon et Cléa au milieu de toutes ces pimbêches causa à Cléo un pincement au cœur. Il n'arrivait pas à comprendre comment elles pouvaient s'amuser avec autant d'insouciance. Ou plutôt, si, il ne le comprenait que trop bien. Il avait vu sa sœur se « préparer » avant cette soirée, de la même manière qu'elle le faisait à chaque fois avant de créer. Il n'y pouvait rien.

Jetant un coup d'œil en face de lui, l'adolescent aux fins cheveux noirs aperçu Aaron en train de discuter avec une étrange demoiselle en jupette qui avait bien du mal à cacher ses larmes. C'était étrange de voir l'apprenti romancier essayer de remonter le moral à une fille plutôt que de s'occuper de son propre mec qui s'illustrait par son comportement déplacé. Pour Cléo, cela en devenait même désagréable. Tout le bien qu'il avait pensé d'Aaron en le voyant, le premier jour, embrasser un garçon avec fougue sur sa table était en train de disparaitre. Ridicule.

D'où il était, il ne pouvait tout simplement pas comprendre. Il ne pouvait pas savoir qu'Aaron faisait suffisamment confiance à Kilian pour le laisser s'amuser. Il ne pouvait pas distinctement voir à qui il faisait la conversation. Il ne pouvait pas entendre les mots qu'ils s'échangeaient.

« Allez Camille, fais pas la tête, profite un peu... T'as vu, y a Kili qui fait le clown ! Va le chauffer pendant qu'il est bourré. Quitte à venir en fille, autant en profiter pour s'amuser un peu, non ? J't'autorise à jouer avec mon blond, j'suis sympa, quand même ? »

Malgré toute la sollicitude du brunet, le sourire ne revint pas sur le visage de son camarade de seconde qui passa la soirée à se morfondre. Même si l'invitation de Gabriel – poussé par Aaron à convier cette étrange créature si riche et intéressante – l'avait touché, la dispute qui avait éclaté avec sa petite copine dans l'après-midi avait laissé des traces. Ce qui était prévu, c'était qu'ils se rendent ensemble comme un couple tout à fait normal à cet anniversaire, Margot dans le rôle de la petite amie et Camille dans ses habits de garçon qu'il s'efforçait de porter tous les jours au lycée. Une incompréhension, une broutille et quelques mots prononcés alors qu'ils n'auraient pas dû l'être avaient jeté un froid total sur leur relation :

« Cette fois-ci, j'en ai assez ! Faut que tu grandisses, que tu passes à autre chose, Cam... Tu peux pas vivre dans le passé toute ta vie... Ou tu acceptes d'avancer, ou tu m'oublies ! Mais j'veux pas être ta psy jusqu'à la fin de mes jours ! Tu peux pas te construire uniquement en fonction de ta sœur ! »

Des coupures, des pauses et des moments de réflexion, le jeune couple en avait connu beaucoup. Les disputes sur le fond étaient plus rares, mais elles faisaient toujours très mal. Le problème était que Camille n'avait tout simplement pas envie de grandir, ni de voir son corps changer et se masculiniser. Il refusait, surtout, de laisser derrière lui tout ce qui avait forgé sa personnalité. Que les gens le jugent, il avait l'habitude. Que Margot, sa meilleure amie, celle avec qui il avait tout partagé, refuse d'accepter ce à quoi il aspirait vraiment dans la vie et de prendre conscience du malaise qu'il ressentait en voyant sa voix évoluer contre son gré, c'était insupportable.

« Casse-toi, j'te retiens pas ! De toute manière, j'ai pas besoin d'une copine, j'suis pas lesbienne ! »

Ainsi, malgré ce qu'il avait prévu et annoncé à Aaron, Camille s'était présenté chez Gabriel seul, dans ses vêtements féminins. Juste pour une soirée, il voulait être lui-même. Ou plutôt elle-même, en fait. Devant cette surprise inattendue, l'artiste n'avait pas bronché. Comme le lui avait expliqué le brunet, il avait bien à faire à une étrange créature, et cela ne le gênait pas. Pas plus que de la voir profiter du passage du voisin acariâtre pour s'éclipser discrètement, les larmes aux yeux. Il comprenait.

Parce qu'il fallait bien occuper ses convives, le châtain proposa un jeu : l'arche de Noé. Sur des feuilles pliées en quatre, il avait dessiné des animaux. L'objective des convives était, après avoir chacun pioché un papier, d'user de cris et de mimes pour réunir les couples afin de danser un slow sans la musique Words de F.R. Davids. L'éléphant avec l'éléphante, le taureau avec la vache, le mouton avec la brebis... Les adolescents ne connurent ce soir-là qu'une seule exception faites aux règles de la nature : la panthère alla naturellement au lionceau. La tête posée dans le cou d'Aaron, Kilian se laissa entraîner avec un air béat au rythme de la musique, chuchotant au creux de l'oreille de son compagnon ses propres mots d'amour.

Ce qui, par contre, fut une énorme surprise pour tous, ce fut de voir Gabriel galocher à pleine bouche Emma, une élève du lycée qui se présenta comme la nouvelle petite amie de l'artiste. Immédiatement, le blondinet de service tira son camarade par la manche jusqu'à l'étage, dans l'atelier, afin de lui faire la leçon : aux dernières nouvellew, il était avec une étudiante, Leïla, et c'était moche de casser comme ça sans même en parler aux copains, vraiment très moche !

« Allez, raconte quoi ! »

« Ah mais nan, j'ai pas cassé, je m'amuse... Et Emma est vachement cool, et sacrément coquine pour son âge, même si elle est un peu puérile, quoi. Elle n'est qu'en terminale, c'est encore une gamine... »

Faussement choqué par cette révélation, Kilian se laissa tomber sur le clic-clac. L'odieux Gabriel avait beau avoir le prénom d'un ange, c'était bien un diable lubrique qu'il avait au corps. Traiter ses copines comme ça, avec autant de légèreté, c'était vraiment immonde ! Amusé, le châtain lui caressa le front pour le rassurer. Il n'en était pas encore à ce niveau-là de muflerie.

« C'est des muses, pas des copines, ça va quoi... Les muses, c'est fait pour être dessinées et sautées par l'artiste, c'est comme ça que ça marche ! Elles sont au courant, elles savent très bien comment je suis, elles l'acceptent en échange d'un dessin et d'un baiser... »

Étonnamment, cette déclaration provoqua le rougissement sincère de Kilian. Sans doute l'alcool, la fatigue et l'excitation avaient fini par le gagner. Un léger air de violon qui venait des enceintes plus bas semblait flotter dans l'air. Allongé torse nu les bras écartés sur le canapé sur lequel il aimait tant poser, il s'autorisa une innocente question, qu'il déclama lentement à voix basse.

« Et moi, j'suis une de tes muses ? Même si tu voulais pas, tu m'as sauté l'année dernière, tu te souviens ? »

« Comment tu veux que j'oublie un truc pareil ? Aaron n'était pas là, tu étais déprimé, tu m'as regardé avec tes yeux malheureux, tu m'as supplié... T'imagines pas à quel point je nous ai détesté tous les deux suite à ça... Et puis je me suis fait une raison, ça devait être mon destin d'artiste... Mais t'es pas une muse, j'ai jamais utilisé sérieusement ce mot pour toi et j'accepterai jamais de le faire. T'es autre chose. T'es mon modèle préféré, un ami super cher... Tu n'es pas qu'une simple source d'inspiration, t'as toujours été plus, depuis que je te connais. C'est comme si tu avais toujours nourri mon âme... C'est plus que de l'amitié, sans être de l'amour comme entre toi et ton mec. Mais je n'ai jamais eu honte de t'embrasser. »

À ces mots, Kilian ne put que rougir encore plus fort. C'était gentil et tendre à la fois. Et lui, il était fatigué. Alors qu'il sentait ses paupières se fermer et le sommeil s'emparer de lui, un geste le réveilla d'un seul coup : le contact chaud des lèvres de Gabriel sur les siennes.

« Bonne nuit musette... ah bah nan, tu dors pas en fait... »

« Rha, j'suis en couple, connard ! Arrête de faire ça à chaque fois quand je m'y attends pas, c'est trop la honte ! Heureusement que personne t'as vu ! Chouchou, ça va, il aurait compris, mais les autres... »

« Moi j'vous ai vus... »

Absorbés par leur discussion, ni Kilian ni Gabriel n'avaient entendu Cléa grimper à l'étage et pénétrer discrètement dans la petite pièce carrée. Dans un état second à cause de sa trop forte alcoolisation et complètement absorbée par les peintures au mur, l'adolescente s'esclaffa bruyamment, allant jusqu'à alerter plusieurs convives encore au rez-de-chaussée qui accoururent. Elle était en transe.

« Ce dessin, il illustre le roman d'Aaron ? C'est magnifique... Ce nu est somptueux... »

Sans même attendre de réponse, Cléa rigola de plus belle. Même si son esprit était embrouillé, elle se sentirait attirée, autant par l'art que par le corps nu de ce blondinet qui se retrouvait ici et là représenté sous divers angles. C'était ça ! Le talent de Gabriel qu'elle avait considéré comme un rival dès le premier jour, l'imagination d'Aaron, tout prenait sa source du même endroit. Kilian était la clé de tout. Elle le voulait. Il le lui fallait. Du bout des doigts, elle osa caresser son visage. Du bout de la langue, elle lui marqua la joue. Des narines, elle huma son parfum. Et alors que le pauvre lionceau, sous le choc, se laissait faire, une main attrapa le poignet de la jeune fille. Un regard noir la figea sur place.

« Toi, tu touches pas à mon mec ! Mon mec, c'est privé, c'est que pour moi et les copains. »

Dans les premiers à avoir couru à l'étage, Aaron était arrivé à temps pour mettre fin à cette scène particulièrement désagréable. Cléo le suivait de près. Furieux, ce dernier se jeta sur sa sœur et la tira par le bras.

« Excusez-nous pour tout, on rentre ! »

Dans la rue mal éclairée, Cléa continua de danser de manière provocante en riant devant son jumeau qui se tenait la tête entre les mains. Il ne savait même pas quoi lui dire. Il n'en pouvait plus de voir sa sœur se détruire. Alors il cria. « Arrête ! Arrête ! Arrête », et lui arracha des mains une petite pochette contenant de l'herbe qu'il jeta par terre et qui tomba juste aux pieds de Kilian. Toujours torse nu, l'adolescent s'était jeté dans les escaliers à leur poursuite, sans même savoir pourquoi il le faisait. Lorsque Cléo vit ce pauvre blond et son air complètement hagard, il craqua et l'empoigna par le collier avant de le plaquer contre le mur, puis le menaça en serrant les dents :

« Ça, ça a intérêt à rester entre nous. »

En haut, dans le petit atelier, Aaron et Gabriel reprenaient tout doucement leur esprit. Le châtain s'excusa solennellement pour ce qui venait d'arriver. Le brunet soupira et le rassura : lui, il faisait partie des copains, et il était trop important pour Kilian et son équilibre pour qu'il lui en veuille un jour, même quand les soirées qu'il organisait dérapaient un peu. Non, c'était autre chose qui l'avait laissé dans un état second. Une impression sur laquelle il peina à mettre des mots, et qui pourtant lui semblait étrangement familière. Son sens du touché était en émoi.

« Tu vois les scarifications sur les bras dont elle prétend être fière ? Elle en avait parlé dans votre classe, non ? Crois-en mon expérience : celles sur son poignet, c'est pas pour faire joli... »

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