43. Soleil et nuages

« Je suis gay, tout me plait ! »

« Gai a-i ou a-y ? »

« Les DEUX, idiot ! Allez, continue, c'est trop bon ! Tu sais quoi ? J'crois que t'es meilleur que dans ton roman ! Ouh... »

Rarement Kilian s'était montré aussi rayonnant une veille de reprise des cours. Bien sûr, le fait que son petit ami lui fasse l'amour avec la manière aidait à le faire chantonner de joie. C'était quand il était allongé sur le ventre avec un poids sur le bas du dos qu'il préférait son lit. Il n'en avait pas toujours été ainsi. Quand il était enfant, c'était planqué pendant des heures seul sous les draps qu'il se sentait le mieux. Mais maintenant qu'il allait vers ses dix-sept ans, il avait compris qu'il existait d'autres activités réjouissantes qu'on pouvait pratiquer dans une chambre d'adolescent qui n'avaient rien à envier à la sieste. De plus, lire les brouillons que son mec avait rédigés dans la voiture et pendant l'après-midi lui donnait des idées. Et des envies. Après tout, s'il en croyait les mots prophétiques de son amoureux, son destin était de connaitre l'extase absolue afin de rendre tout son roman possible. Il y avait encore du travail ! Du coup, il préférait largement s'entrainer au pieu que de finir ses devoirs en retard. Simple priorisation du courage.

Le lundi matin, il ne fut pas le seul à scintiller. Le mois d'avril finissait avec de belles éclaircies. Tous les élèves reprenaient la route de l'école en fredonnant. C'était du moins son impression. Benjamin l'avait appelé au moment du petit déjeuner pour lui raconter «en live » sa préparation pour sa rentrée dans son nouveau collège. Kilian l'avait attendu devant les portes de l'établissement, distant de quelques centaines de mètres à peine du lycée pour lui souhaiter bonne chance. Le blondinet se serait repu toute sa vie du sourire du pré-ado si seulement il pouvait ne vivre que d'amour et d'eau fraiche. Son protégé prenait un nouveau départ, et c'était un peu grâce à lui. Et aussi, beaucoup grâce à Gabriel. Ça, Kilian voulait absolument le chopper pour lui parler du dénouement de toute cette affaire. Ah, et il avait aussi quelques mots à toucher à Martin. Des choses plus intimes à raconter à son confident numéro un.

Le midi, après une matinée de physique, SVT et TPE, Kilian se jeta dans la cour à la recherche de ses meilleurs amis. Ce furent cependant le châtain et le rouquin qui lui tombèrent dessus les premiers. Malgré l'existence de Facebook et des SMS, ces trois-là ne s'étaient pas parlé pendant plus d'une semaine. Ils avaient énormément à se dire. L'élève aux cheveux orange commença le premier à raconter ses vacances. Il était parti sur la côte avec sa famille, son petit frère avait fait la tête car Kilian n'était pas là pour jouer avec lui – Martin ne faisait que transmettre le message – puis il avait trainé quelques jours dans le coin en compagnie de sa petite copine avec laquelle il avait fait des progrès considérable.

« Vous avez enfin couché ensemble ? », demanda naïvement le blond.

Pris d'un sentiment de gêne, le roux démentit aussitôt. La pigmentation de ses joues, adorable aux yeux de Kilian, trahissait son embarra, autant à cause de ce qu'il rêvait de faire que de ce qu'il avait effectivement essayé.

« Nan mais ça va pas ? On n'est pas des pervers comme toi et Aaron... Non, elle m'a juste... glissé les doigts dans le slibard, et moi les miens sous le sous-tif. Putain, les mecs, arrêtez de rire ! C'est déjà pas mal, non ? Moi, j'ai pris du plaisir, en tout cas... »

Avec un blond qui se moquait de lui en l'enlaçant par le cou, Martin se mit à copier l'attitude préférée de son meilleur ami. Il bougonnait. Et réclamait vengeance.

« Et toi, alors, tes vacances ? Il parait qu'avec Aaron, vous avez passé quelques jours avec Camichou. C'était bien ? »

En parlant de Camille, Kilian ne l'avait pas vu depuis la veille. Tout juste l'avait-il croisé au détour d'un couloir. L'adolescent qu'il s'était permis de déflorer semblait bien vivre sa nouvelle réalité. Mais là n'était pas le sujet. Il bredouilla :

« Euh, ouais, c'était cool... on... on est allé dans un centre naturiste, on s'est fait des copains. Quoi ? Me regardez pas avec ces yeux-là ! Tous les deux, vous m'avez presque aussi souvent vu à poil que chouchou, faites pas les choqués ! J'avais envie d'essayer... Aaron un peu moins... Mais vous en faites pas, j'l'ai forcé ! Attends, y a personne qui me résiste, moi ! »

Hilare, Gabriel attrapa son modèle préféré par la hanche. Ce début de récit avait fait plus qu'aiguiser sa curiosité. Les yeux brillant de Kilian trahissaient forcément une désopilante vérité.

« Bon, raconte, vous avez fait quoi avec Camille ? C'était physique ? Allez, dis, à ton niveau, c'est plus du sexe, c'est de l'art ! »

Pris d'un léger malaise, le blondin cacha ses joues et son petit nez roses sous son t-shirt rouge et blanc. Dis comme ça, c'était un peu embarrassant. Lui, il voulait bien raconter sa vie, mais là, il venait de se souvenir qu'elle impliquait d'autres personnes et qu'il aurait été plus convenable de leur demander l'autorisation avant de tout balancer. Du coup, à voix basse, il botta temporairement en touche, à sa manière et avec son propre humour filou :

« Bah... je ne sais pas si c'était du lard, mais en tout cas, c'était cochon... »

Se tombant dans les bras l'un de l'autre, Martin et Gabriel explosèrent de rire, autant pour le jeu de mot pourave que pour l'attitude honteuse de leur camarade qui baissait la tête en détournant le regard. Et après s'être essuyé ses yeux pleins de larmes, Martin alla déposer un smack sur la joue de son meilleur ami :

« Change jamais, toi. C'est pour ce genre de conneries que je t'adore... »

Le reste de la discussion tourna autour de Gabriel. Lui aussi avait des choses à raconter. Son petit trip en solitaire à Paris lui avait fait un bien fou ! Il avait visité des endroits qui lui étaient cher, revu des connaissances qui lui avaient manqué et beaucoup dessiné. Le pied, en quelques sortes. Ah, et il avait aussi forniqué. Mais ça, tout le monde s'en doutait. En tout cas, il resplendissait. Même Kilian lui trouva quelque chose de changé. Il était tout simplement redevenu lui-même, avec plein d'idées loufoques dans la tête, cette joie de vivre communicative, ces étincelles dans les yeux, ce sourire ravageur et cet air taquin particulièrement charmeur.

« J'ai fait plein de croquis dans le train pour le roman de ton mec, y a masse de scènes que je veux illustrer. Bloque tous tes jeudis, le programme va être super chargé, mon p'tit esclave de l'art préféré... »

Pour cela, Kilian était cent pour cent partant. Enfin, cette semaine, mais pas la suivante. Le jeudi de l'ascension tombant comme par un hasard un jeudi – franchement, il ne l'avait pas du tout calculé ! – et le lycée offrant le vendredi à ses élèves pour faire le pont, il avait d'ores et déjà planifié quelques jours en amoureux, en laissant cette fois-ci à Aaron le choix de la destination. Mais c'était promis, il allait se rattraper ! Enfin, après avoir déjeuné, parce que là, il commençait à avoir faim.

À table, Aaron rejoignit le petit groupe et devina tout de suite à la tête du rouquin et du châtain que ces derniers étaient déjà au courant du dernier caprice du blondin de service La bouche pleine de salade, il leur conseilla allégrement de manger leurs chips et de ne surtout pas l'ouvrir. Et non, il n'y avait pas de photos de lui nu qui trainaient sur le téléphone de son petit ami. Il les avait toutes effacées. Par contre, lui, il en avait certaines de Kilian qui dataient de la semaine précédente, avec des menottes et des trucs trop cools, et il voulait bien les montrer. Horriblement embarrassé, le concerné plongea son visage entre ses mains, paré pour une opération infiltration dans un champ de tomates. Son cerveau avait comme qui dirait « oublié » ce câlin. Finalement, Martin refusa de voir les clichés. Pour sa santé mentale, il préférait encore les ignorer. Et puis, c'était bien plus drôle de les imaginer à partir de la simple description qu'en faisait Gabriel. En tant qu'artiste attitré du blondinet, c'était normal qu'il ait accès à toutes les archives de sa nudité. D'ailleurs, pour les besoins d'un dessin ou deux, lui aussi avait déjà saucissonné son modèle. Rien ne pouvait donc plus le choquer, si ce n'était cette légère protubérance pubienne particulièrement frétillante qui lui faisait penser à un petit éperlan frit gesticulant dans son assiette. Mais petit, hein. Il insistait

« NAN MAIS ÇA VA, OUI ? Aaron, dis quelque-chose ! On se moque de la teub de ton mec, t'es obligé de dire quelque chose ! »

Le nez toujours plongé dans sa salade, le brunet soupira en haussant les épaules. Kilian pouvait bien bisquer, ça ne le dérangeait pas du tout.

« La taille, j'm'en fous un peu, ça me gêne pas. Le goût, j'peux pas juger, j'aime pas les éperlans. »

Toute la fin du repas, le blondinet la passa à bouder. C'était énervant, cette manie que les autres avaient à toujours se payer sa poire. Il ne faisait que feinter la colère. Autour de lui, tout allait bien. Même Camille allait mieux. Il en voulait pour preuve le tête-à-tête que le seconde avait passé, hilare, à la cafet avec Margot, son ex-copine et toujours meilleure amie. Ce ne fut que vers la fin de l'après-midi que Kilian apprit par cette dernière que l'adolescent aux yeux bleu sombre avait commencé sa semaine par des excuses et des promesses. Celles, notamment, de ne plus se prendre la tête au lycée, en acceptant les codes et les règles, et de vivre sa vie en dehors tel qu'il l'entendait sans prêter attention aux remarques des idiots et des bien-pensants. D'une certaine manière, il avait fait le choix de s'accepter lui-même. L'entendre émut Kilian aux larmes. Et quand, quelques heureux plus tard devant un exercice de maths, Benjamin lui raconta sa journée et l'accueil chaleureux que lui avaient fait ses nouveaux camarades, le blondin craqua. Le soleil avait définitivement illuminée cette fin d'avril.

Le soir, avec sa plus belle écriture, alors qu'Aaron s'amusait à lancer une balle aux chiens, il inscrivit sur un bon de papier les prénoms de Camille et de Benjamin qu'il raya, puis deux autres en dessous. La tête par-dessus son épaule et les mains sous son t-shirt, le brunet lui demanda s'il était bien sûr de vouloir ajouter ces deux-là à sa liste. Après un sourire accompagné d'un soupir, Kilian acquiesça.

« Oui. J'veux qu'on les aide aussi. Cléo autant que Cléa. »

L'adolescent aux yeux gris bleuté avait passé ses vacances de la pire des manières. Pendant quinze jours, sa sœur ne lui avait pas adressé la parole. Soit elle l'évitait, soit elle s'enfermait dans sa chambre pour dessiner, soit elle était de toute manière trop défoncée pour lui parler. Cléo se sentait d'une impuissance rare. Ni lui ni Manon ne pouvaient l'empêcher de se détruire complètement. Au bord du fossé, la lycéenne avait plongé les bras ouverts en pensant pouvoir voler. Toutes les promesses et tous les efforts s'étaient évaporés à cause d'un baiser.

Cléo avait beaucoup pleuré. Cela n'avait rien changé. Il se sentait responsable de l'état de sa sœur. Il l'avait causé. Il n'avait su le réparer.

Alors, pendant toutes les vacances, il avait enchainé les plans, vendant sa mâchoire au plus offrant. Mais même passer tout son temps libre dans la salle de bain à se laver et à se pouponner pour ses clients ne pouvait nettoyer la laideur qu'il ressentait au fond de son âme. Tout l'argent qu'il avait gagné, il l'avait claqué en connerie, allant même jusqu'à regarder un billet de deux cent flamber après l'avoir allumé avec le briquet de sa sœur, la bouche légèrement entrouverte et tremblotante. Voir sa déchéance partir en fumée l'avait presque excité. De toute façon, du pognon, il n'en avait plus besoin. Tout cramer, ça oui, il en avait envie. Il était une bombe à retardement prête à exploser. Il allait faire boom, dès la rentrée.

Cette première semaine après les congés, ce fut un fantôme qui se présenta en cours. Une ombre, un simulacre, une âme en peine. Souvent seul au fond de la classe, il prenait les leçons en note avant de bruler ses cahiers le soir en coin du feu. Bien sûr, Kilian avait essayé de lui parler. Dix ou vingt fois en cinq jours. L'insupportable blondinet voulait l'inviter à une sortie au bowling avec les autres membres de son groupe, lui demander comment il allait ou tout simplement coopérer en TP. À chaque coin de couloir, il apparaissait, rayonnant, généreux et ouvert. Cléo avait du mal à le supporter. Le vendredi, même, il éclata. Sa colère lui permettait de mieux cacher sa tristesse.

« Putain, c'est quoi ton problème ? On n'avait pas un deal, toi et moi ? Tu m'oublies et je fous la paix à ton pote, l'efféminé bandant. C'est quoi ton plan, tu me fais chier pour me pousser à le dépuceler ? »

Kilian n'avait pas répondu. Il aurait bien voulu dire « trop tard », mais c'eut été une maladresse qu'il aurait immédiatement regrettée.

Du coup, plutôt que de passer du bon temps au bowling et au laser game, Cléo resta seul dans sa chambre à déprimer tout le week-end. La preuve qu'il allait mal ? Il rigolait de bon cœur à tout et n'importe quoi, même à sa propre déchéance. La seule chose qu'il ne comprenait pas, c'était pourquoi ses rires se mélangeaient aux larmes.

Une fois encore, il essaya de parler à Cléa. Plutôt que des mots, ce fut un pot plein d'eau croupie qu'elle lui envoya à la figure. Cela voulait dire dégage. L'adolescent l'avait compris au filet de sang qui avait coulé de sa tempe jusqu'à sa joue après qu'un bris de glace l'ait entaillé. Il obéit. Il n'y avait rien d'autre à faire.

Le dimanche soir, alors que sa sœur était de sortie et semblait ne pas vouloir revenir, Cléo s'installa devant le piano de son oncle, lui aussi absent. Une buche crépitait dans la cheminé. Au milieu des cendres, le lycéen avait déposé des photos des jours heureux. Celles où, avec Cléa, on pouvait le voir sourire. Ça non plus, il n'en avait plus besoin.

Devant le clavier, il laissa glisser ses doigts. Il n'était pas bien doué, mais il avait des bases qui dataient de l'époque où il vivait avec ses parents. Sa mère lui avait appris quelques morceaux, qu'il s'était efforcé à retenir pour lui faire plaisir. Elle avait de drôle de goûts, sa mère. Elle aimait Pierre Perret. Si la chanson sur le zizi avait bien fait rire l'enfant que Cléo était à l'époque, c'était une autre mélodie qu'il avait retenu. Elle parlait de Somalie et d'une jeune fille nommée Lili. L'air était doux et entrainant. Les paroles belles et poétiques. On y retrouvait Voltaire, Hugo et Debussy.

En laissant ses doigts voler, le lycéen au visage fin préféra y plaquer ses propres mots, les seuls qui traversaient son esprit. Puis le piano se tut. Seuls les râles et les gémissements survécurent.

Le lundi matin, l'adolescent causa deux accidents avec un professeur et des surveillants. Le mardi, il cria ses quatre vérités à Dugérond qui passait dans la cour et s'engueula avec Aaron qui lui fit mal au bras. Le mercredi, il se retrouva convoqué chez le proviseur.

« C'est la dernière fois, Cléo. Je te préviens ! »

Oui. C'était la dernière fois.

Entre deux leçons, Kilian amusa tout le monde en parlant des quelques jours qu'il allait passer dans le sud. Aaron avait choisi Saint-Tropez. Il avait hâte. La météo prévoyait du beau temps. De quoi changer de la grisaille lyonnaise qui plombait l'atmosphère depuis plusieurs jours. La cloche sonna. Le pont de l'ascension débutait. La classe se vida. Cléo resta seul, là, un long moment devant sa table. Il soupira. Le ciel à la fenêtre apparaissait nuageux, mais il ne pleuvait pas. Le soleil n'était pas loin, simplement absent. Se levant, l'adolescent inscrivit au tableau son dernier message avec sa plus belle écriture, propre et italique. La musique de Pierre Perret était toujours dans sa tête. Il y plaqua ses pensées, puis sortit, sans même voir l'ombre qui passa derrière lui pour les effacer. Pourtant, elles étaient joliment écrites.

Pourquoi ?

Dis-moi papa, tu n'es plus là... Pourquoi ?

Dis moi maman, je suis si las... Pourquoi ?

Pourquoi vous nous avez quittés ?

Elle et moi nous sommes restés

À vous attendre bras dans les bras

Ce jour-là, il faisait si froid... Pourquoi ?

Nous vivions tous sous le même toit... Pourquoi ?

Oui, nous aurions pu être heureux

Le soir ensemble au coin du feu

Si vous n'étiez pas partis, je crois

Je vous aimais tant mes parents... Pourquoi ?

Avoir laissé seuls deux enfants... Pourquoi ?

Depuis je suis devenu fou

J'ai vendu mon corps pour deux franc six sous

Et tous les soirs je pense à vous

Il parait que la terre est ronde... Pourquoi ?

Du toit elle me parait immonde... Pourquoi ?

Pourquoi je suis fou de ma sœur

Qu'elle a donc été mon erreur
Quand, hélas, je suis venu au monde

Elle souffre et je n'y peux rien... Pourquoi ?

Je me comporte comme un vaurien... Pourquoi ?

Toujours, je la laisse se détruire

Non, la vérité est encore pire

À ses yeux, je suis moins qu'un chien

À vous à qui j'ai fait tant d'mal... Pourquoi ?

L'avez-vous vu à mon teint pâle... Pourquoi ?

Devant ce gouffre j'allais vous dire

Que vous ne m'entendrez plus rire...

Car j'ai décidé d'en finir

Le glas du vent sur ma peau nu... Pourquoi ?

La rendre heureuse, je n'ai pas pu... Pourquoi ?

Pourquoi je vais m'arrêtez là

Non, vous ne me pleurerez pas

Non, non je ne pleurerai plus

L'escalier proposait deux directions. Cléo choisit de grimper jusqu'au toit.

Le vent soufflait une légère brise. Malgré la lourdeur du ciel, il faisait doux. Cléo s'était bien habillé ce jour-là. Petite chemise blanche au col dégrafé, gilet en soie, cravate fine noire à moitié nouée... C'était la tenue adéquate pour ce qu'il voulait faire. Il lui suffisait d'escalader un bloc de béton pour pouvoir observer le vide. Il n'eut aucun mal à passer les maigres sécurités censées éviter qu'un petit curieux ne chute par accident. Avec un gouffre en dessous de lui, il se sentait bien. Le trottoir semblait l'appeler. L'air qui le décoiffait ne le gênait pas. Des gouttes coulèrent sur ses joues et tombèrent à ses pieds. C'était des larmes de soulagement. Enfin sa gorge se dénouait. Enfin il pouvait sourire. Il tremblait. Cela devait être d'excitation. Il était si proche de ce qu'il était venu chercher. En bas, les passants semblaient si petits. Il n'avait plus qu'à se laisser tomber. Il ferma les yeux. Il écarta les bras.

« Je ne ferais pas ça, si j'étais toi... »

Adossé sur un mur, la semelle d'une de ses baskets posée machinalement contre le revêtement, un adolescent attendait, tête baissée et casquette qu'il tenait du bout des doigts sur la tête. Il portait un jean bleu ciel et un pull à capuche violet. Il souriait. Cléo se retourna et aperçut son visage bronzé et ses yeux tendres. Ils étaient d'un bleu cristallin. Ils brillaient tel un soleil, chassant tous les nuages. Seuls quelques mètres séparaient les deux lycéens. Cléo trembla plus encore. La bouche moite, il bredouilla. Il ne comprenait pas. Ses larmes redoublèrent d'intensité.

« Tu ne devrais pas être ici, Gabriel, vas-t-en ! »

Les lèvres toujours tournée vers le ciel, le châtain pouffa. Il était exactement là où il devait-être. Il jeta sa casquette au sol puis s'avança, grimpa et observa à son tour l'horizon en équilibre. Sans regarder son camarade, il lui parla à voix basse :

« Quand j'étais en troisième, dans mon ancien collège, je montais souvent sur le toit. J'adorais ça. On voyait les jardins du Luxembourg et toutes les couleurs de Paris. Ça rendait mon dirlo fou. Je venais et je peignais. J'adorais le vent sur ma nuque et dans mes cheveux. Ça me donnait l'impression d'être vivant. Je volais, je planais. Je respirais... On recherche tous ces sensations, Cléo. Mais crois-moi, un toit, c'est vraiment pas le meilleur endroit pour crever. T'as pas le temps pour en profiter, et ensuite, t'as l'éternité pour regretter. On est trop jeune pour rejoindre nos parents, tu crois pas ? Des fois, moi aussi j'pense à mon père. J'ai eu du mal à accepter son départ... »

Immobile, l'élève au fin visage triangulaire agrippa sa chemise. Il suffoquait. Gabriel se tourna vers lui et posa sa main sur sa joue. Son sourire était toujours aussi paisible. Sa voix toujours aussi douce.

« On descend ? Viens, j'ai un truc à te montrer... »

Tiré par la main, Cléo se retrouva projeté dans les escaliers. Il ne comprenait pas ce qui venait de se passer. C'était comme si un ange était tombé du ciel pour l'écraser. On venait de lui voler sa fin. Pourtant, si la petite musique de Pierre Perret continuait à embrumer son esprit, il en ressentit pour la première fois le côté mélancolique et joyeux. Il ne savait pas où il allait, mais il suivait. En moins de temps qu'il ne lui en fallut pour le comprendre, il termina dans une petite pièce carrée en haut d'un minuscule duplex dans le quartier.

« Bienvenu dans mon atelier ? T'es déjà venu une fois ici pour mon anniversaire, non ? Ta soeur avait fouiné. Installe-toi, prends tes aises, le drap est propre.

Obéissant, l'adolescent s'installa sur le clic-clac. Il se sentait gêné. Cela devait donc être ici que Kilian posait pour les dessins illustrant le roman d'Aaron et foisonnant sur le net. Beaucoup de choses lui paraissaient d'un seul coup plus clair.

Installé sur son tabouret, Gabriel l'invectiva :

« Déshabille-toi... J'vais pas te dessiner en vêtement, quand-même... Y a plein de scènes avec toi que je rêve de reproduire depuis des mois. Fais pas ton timide, je sais que tu ne l'es pas, Aaron m'a confessé tes talents. D'ailleurs, c'est lui qui a deviné ce que tu voulais faire... Pour ça qu'il t'a un peu secoué hier... ça va, ton bras ? »

Cléo ne répondit pas. Autre chose le laissait aphone. Une pensée. Il l'avait presque oublié depuis qu'il avait arrêté de la lire, mais il avait inspiré un personnage dans l'histoire d'Aaron. Un méchant. Normal, il en était un. Une fois de plus, il se soumit aux ordres de son camarade. Il n'était de toute manière pas dans son état normal. C'était sans doute ça, le purgatoire.

Gabriel trempa ses pinceaux dans de l'eau puis dans de la peinture bleue, censée remplacée la couleur chair du personnage. Silencieusement, il se mit à son ouvrage. Cléo était beau. Presque autant que Kilian. Ses jambes épilées pour plaire à de vieux dégueulasses faisaient penser à celle d'un faon. Ses cuisses brillaient à la lueur d'une petite loupiote. Son ventre maigre et lisse était un autel sur lequel on voulait déposer toutes sortes d'offrandes. Ses bras, d'un blanc crémé, étaient peu musclés. Il était fin. Une chaine en or autour du cou se finissait en une petite médaille qui venait se nicher dans le creux de sa poitrine. Ses cheveux noirs étaient lisses et tombaient de manière désorganisée sur son front et ses joues. Ses lèvres rouges étaient contractées en dessous d'un petit nez tremblotant. Affalé sur le clic-clac, les mains de part et d'autre de sa tête, Cléo pleurait la bouche entrouverte. La température était agréable. Il vivait encore sans même imaginer des lendemains. Regardant vers la direction du châtain, il le vit lui sourire avec une tendresse qui lui faisait penser à celle de sa mère. Cela le fit exploser. Sa haine de lui-même s'échappa de sa bouche en un gémissement :

« Tu n'as jamais connu d'amour immoraux, toi. Tu peux pas me comprendre. Tu peux pas savoir ce que ça fait. À ma place, t'aurait sauté... J'peux pas vivre avec ça, avec ce désir qui me dégoute, avec cette impuissance... Je n'ai pas le droit de l'aimer... Laisse-moi mourir s'il te plait, ça vaudra mieux pour tout le monde... »

Sans même déroger à sa tâche, Gabriel continua son ouvrage. Les mots volaient autour de lui sans avoir de prise sur sa pensée. Le dessin prenait forme. Le soleil au dehors revenait... Il s'arrêta de peindre. Fixant intensément son camarade, il murmura à voix basse :

« Niveau moralité, crois-moi, j'suis plutôt du genre à cramer en enfer plutôt que de manger des barbe à papa au paradis. Ne me dis pas que je ne peux pas comprendre ce que tu ressens. Moi aussi, j'aime ta sœur. Elle est chiante, droguée, junky, arrogante et insupportable, mais ça fait des mois qu'elle me fait tourner la tête à me donner envie de l'exploser contre les murs. Depuis qu'elle m'a battue, j'ai compris... Je refusais simplement de l'admettre mais j'suis fou amoureux d'elle... J'la désire. J'veux créer avec elle. Pas comme une muse. Je ne veux pas qu'elle m'inspire. J'veux qu'on tienne le même pinceau. C'est la première fois que ça me fait ça. C'est surprenant. J'ai dû monter jusqu'à Paris pour m'assurer de ce que je ressentais. Tu peux ne pas me croire, mais c'est la vérité. Alors tu sais quoi ? J'vais la sauver. De toute manière, Kilian ne me foutra pas la paix tant qu'elle ne sera pas sevrée. Ah, et j'vais te sauver, toi aussi. Y a pas de raison que tu portes ce fardeau tout seul, Cléo. On va t'aider, tous. T'es un type bien qui s'est paumé sur le chemin. T'as assez dégusté comme ça, maintenant, c'est à nous de prendre le relais. Toi, tout ce que tu as à faire, c'est nous faire confiance et poser pour moi... »

Tout en parlant, Gabriel s'était approché de son modèle du jour. Paralysé, Cléo avait laissé l'artiste lui caresser la joue puis lui passer les doigts dans les cheveux et enfin le plaquer sur les coussins en lui dévorant les lèvres, jusqu'à l'étouffement. La légende disait vraie. L'artiste embrassait diablement bien pour un hétéro.

Hagard, Cléo mit plusieurs minutes avant que son esprit n'émerge, comme s'il sortait d'un étrange rêve. Il se sentait étrangement vivant. Le choc d'apprendre qu'un autre que lui aimait sa sœur l'avait laissé dans un état second, mais lui avait aussi hotté un poids inqualifiable. Nu, enveloppé dans un drap, il s'approcha de la fenêtre. Le sol était mouillé, il avait plu. Le soleil avait chassé les nuages. Gabriel l'avait arraché à son désir de mort.

Une pizza sous le bras, le châtain réapparut dans l'atelier et proposa une part à son invité. Le livreur avait sonné en pleine galoche, c'était couillon. Cléo lui demanda pourquoi il avait fait ça, Gabriel haussa les épaules.

« Ça marche avec Kilian et il parait même que ça marche avec moi... Alors hein... C'est pas comme si j'avais inventé l'eau chaude... »

Puis Cléo se rhabilla. L'index glissant sur ses lèvres, il tituba jusqu'à la sortie. Au moment de partir, l'artiste lui sourit une dernière fois, avec toujours le même air tendre et le même timbre de voix envoutant, celle d'un ange sorti des limbes.

« Voici le deal, et je ne te laisse pas le choix. T'arrêtes de te détruire et tu me laisses prendre le relais avec ta sœur. En échange, tu vas simplement me faire le plaisir de remplacer Kilian jusqu'à dimanche soir. J'ai encore plein de scènes à peindre ! À demain ! On n'a qu'à dire quatorze heures... »

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