42. Le parc du bois clair

« Chouchou, arrête de grogner, ça stresse Camille... »

Au volant de sa vieille Citroën, Jean-Marc était venu chercher Kilian et son petit ami vers neuf heures trente le mercredi matin. La destination n'était pas très éloignée, à peine à quelques dizaines de kilomètres au sud. Il n'y en avait même pas pour une heure de route. Situé au nord du parc naturel du Pilat, l'endroit qu'avait choisi le blondinet pour passer les derniers jours des vacances d'avril était parfait pour se repose et s'amuser. « Nature » était le mot qui symbolisait le mieux cette excursion coupée du monde, des ordinateurs et des téléphones portables. Sur la banquette arrière, Kilian trépignait autant d'impatience qu'Aaron tirait la tronche.

Certes, comme lui avait indiqué le blond qui partageait sa couche, ces quelques jours de repos complet ne pouvaient que le déstresser, lui qui n'était pas loin de massacrer son ordinateur à coup de genoux pour le faire fonctionner correctement. Mais quand même. Ça le faisait chier.

« Bon, au lieu de vous faire des messes basses, les deux, j'peux savoir où on va ? Non, parce que les surprises, j'aime bien, mais là, j'ai quand même l'impression qu'on se fout de ma gueule... J'vous préviens, si c'est un plan foireux avec des mites et des fourmis, je reste dormir dans la voiture. »

Assis à l'avant, Camille tripotait avec un certain agacement ses bracelets fantaisies. Tout ce que son père lui avait dit, c'était que Kilian leur avait proposé de passer quelques jours à la campagne, et qu'il avait accepté. Quand l'adolescent aux yeux bleu foncé avait demandé plus de précision, la seule réponse qu'il avait obtenu avait été « tu verras bien ! », pas de quoi préparer son sac dans les meilleurs conditions. Du coup, il avait entassé une pile de vêtements dont le dernier petit haut sexy qu'il avait acheté au début des vacances alors qu'il déprimait seul dans son coin. Et tant pis si, une fois de plus, c'était un vêtement de fille. C'était ce qui lui plaisait le plus. Enfin, le plus étonnant, c'était surtout de constater que ses compagnons de routes voyageaient bien plus légers. Kilian avait un petit sac vert à roulette à moitié rempli. Aaron en trimbalait un gris de petite taille, parfait pour prendre l'avion sans enregistrer de bagage. Ce n'était après tout que quatre nuits, pas grand-chose.

Avant que Kilian ne puisse baragouiner un début de réponse et certifier l'absence totale de tout insectes nuisibles dans le logement, Jean-Marc prit la parole :

« Domaine du bois clair... on y est... Les jeux sont faits, rien ne va plus... »

La voiture passa rapidement une grande grille pour longer un petit chemin en béton, puis se gara sur un parking de gravier mal entretenu séparé de la route par une fine bande de pelouse. De l'autre côté, une grande cabane bois servait de réception et jouxtait une bâtisse d'une rouge tirant vers le rose plantée au milieu d'un champ qui faisait office à la fois de lieu de vie et de restaurant. Plus loin, quelques rares tentes plantées ici et là à côté de diverses installations sportives et récréatives affichaient leur âge. La piscine visible en contre-bas semblait plutôt grande et bien entretenue, même si les foules ne se pressaient pas dans l'eau en cette période. Quelques arbres en fleurs apportaient un brin de couleur. Sortant du bureau, un drôle de bonhomme dans la cinquantaine se précipita pour accueillir les visiteurs. Il avait les cheveux plus que grisonnants, d'épaisses dents écartées et un quadruple menton caché par une petite barbe ressemblant à une oasis au milieu du désert. Il souriait et faisait de grands signes. Le bonheur se lisait sur son visage. Au-delà de ses nombreux kilos en trop, il avait tout du type bien, du genre à toujours être franc et sincère et à ne rien cacher aux autres. Cela se voyait particulièrement à sa tenue, caractérisée principalement par une évidente absence de vêtement.

Pas un seul instant choqué par cet accoutrement, Kilian se précipita hors de la voiture pour serrer la main moite du responsable. Il était de toute manière trop tard pour reculer. Et puis lui, il le kiffait « grave », le thème du camp, en plus.

« Bonjour, vous devriez avoir une réservation pour quatre au nom de Juhel. J'crois que c'est vous que j'ai eu au téléphone, non ? Jacky ? »

« Oui, oui ! Au moins dix fois ! », confirma son interlocuteur en rigolant. « On vous attendait ! Ah, des jeunes en plus, ça fait plaisir ! Si je me souviens bien, vous m'aviez indiqué que vous n'aviez pas encore vos licences ? Dans ce cas, veuillez me suivre, on va s'occuper de la paperasse à l'intérieur. Pour les plus de seize ans, j'ai besoin d'une carte d'identité par contre... »

En sandalette sur le gravier, Camille mit quelques secondes avant de percuter. La position de sa langue dont le bout était coincé entre ses dents trahissait sa stupéfaction. Non, là, si c'était une blague, elle était d'un très, très, très mauvais goût, pour ne pas dire autrement. Fusillant Aaron du regard, l'adolescent s'adossa à la portière. Son visage, contracté, indiquait une fureur qui venait des entrailles. Sa voix enfantine, d'habitude si douce, se fit stridente et presque désagréable. Malgré le soleil bien haut dans le ciel, une légère brume s'empara de ses yeux.

« Il en est hors de question ! Alors là, plutôt crever. J'm'en fous, j'rentre à pieds... Comment vous pouvez me faire un truc pareil ? »

Particulièrement fatigué, le brunet souffla tout l'air de ses poumons. Arrivait le moment qu'il redoutait le plus, celui où il devait jouer les avocats du diable pour défendre une cause à laquelle il ne croyait pas lui-même...

« J'te dirai bien « c'est pas moi, c'est Kili », mais bon, pour ce que ça sert... Crois pas que ça m'enchante, hein, rien que d'y penser, ça me fout la gerbe. Je hais ce genre de trucs. Que mon mec soit exhib, j'm'en fiche, j'arrive à vivre avec. Mais me foutre à poil aussi devant des inconnus, t'imagines pas comment, là, j'ai envie de prendre mes jambes à mon cou et me barrer jusqu'à Tombouctou... Alors me gueule pas dessus, on est deux dans la même galère... »

Devant ce genre de défense misérable, Camille aurait bien aimé rétorquer à son camarade que LUI, il avait la chance de ne pas être une nana coincé dans le corps d'un mec, que LUI, il ne haïssait pas son corps plus que tout et que LUI, il n'avait pas un bordel sans nom dans sa tête ! Bien heureusement, quelqu'un l'empêcha de piquer la crise du siècle en l'agrippant par le bras. C'était Kilian. S'il avait laissé Jean-Marc s'occuper des formalités, il avait déjà aussi eu le temps de se débarrasser de ces vêtements. La vue d'un petit oiseau frétillant fit rougir l'adolescent aux yeux bleus. Cela ne suffit pas à décontenancer celui qui les avait verts. Lui aussi avait des choses à dire, et ce fut avec des larmes sincères qu'il s'exprima :

« Ça suffit, Cam. Tu sais pourquoi ton vieux à accepter de venir ici avec nous sans rien te dire ? Parce qu'il t'aime et qu'il n'en peut plus de te voir déprimer et aller mal sans rien pouvoir faire. Et nous, c'est pareil, on le supporte pas. J'te demande pas grand-chose, simplement quatre jours ! Quatre putains de jours sans vêtements à simplement s'amuser entre potes ! Quatre jours où tu ne vas pas te faire du mal devant une jupette en te demandant si elle fait assez meuf pour cacher ton zgeg ! »

Pour accompagner son argumentaire, le blondin leva haut quatre doigts censés symboliser sa pensée. Sa voix tremblait. Celle de son camarade encore plus. C'était du dépit qui se lisait sur ses joues mouillées.

« Tu comprends pas... J'aime pas être un homme, qu'on me regarde comme un homme... Me montrer comme un homme ! C'est super cruel ce que tu m'fais... C'est comme si toi, j'te demandais de réfléchir avant d'agir ! T'es blond, c'est pas naturel chez toi ! Bah moi, j'suis un transgenre androgyne mal dans ma peau et j'ai pas envie que les gens voient que j'ai une bite entre les jambes alors que j'ai un cerveau de femme ! Déjà que j'en souffre au lycée, c'est pas pour m'afficher dans un camping des vieux pervers ! »

Mouché par cette vilaine remarque, Kilian ne se laissa pas déstabiliser pour autant. Puisqu'on lui faisait le mauvais procès d'agir avant que ses neurones se connectent entre eux, soit, il obéirait à la première pulsion qui lui viendrait à l'esprit. Une pulsion d'affection qu'Aaron admira les yeux écarquillés. Ça, il savait que son mec embrassait plutôt bien. Mais lui-même le plus souvent dans l'arène, c'était rare qu'il assiste au spectacle. Vue la manière avec laquelle le blondin plaqua Camille contre la portière en dévorant ses lèvres pour l'empêcher de parler, cela confirma tout ce qu'il pensait. Son Kilian avait très bien retenu les leçons de roulage de pelles un peu forcés qu'il lui avait enseignées. Le pire, c'était qu'à observer, ce n'était même pas déplaisant, même si un se ferait très sérieusement remonter les bretelles une fois rentré à la maison, l'infidèle !

Alors que Camille essayait de reprendre son souffle et Aaron ses esprits, Kilian poursuivit sa démonstration, de manière toujours aussi vindicative :

« On s'en tape des vêtements qu'tu portes ! Même avec un pénis, tu es Camille et tu resteras Camille. Si dans ta tête, t'es une fille, ce n'est pas t'habiller en garçon qui changera ça, pas plus que foutre une jupette ne va gommer ce que t'as entre les jambes. Comment tu veux que les autres t'acceptent si tu ne t'acceptes pas toi-même ? Hein ? Plus tôt cette année, tu m'as dit qu'à poil, tu ne pourrais pas leurrer grand monde comme tu m'as eu cet été... Et bah moi, là, j'ai envie que tu sois comme cet été, j'veux retrouver ce sourire que j'avais adoré, et j'suis sûr que tu n'as pas besoin d'être déguisée pour ça. Alors s'il te plait... fais comme chez Gabriel la dernière fois, arrête de te poser des questions et fais-moi confiance... »

La tête prête à exploser, Camille déglutit trois fois en détournant le regard. C'était fou comme, d'un seul coup, il crevait de chaud. Son torse le brulait, son visage tout autant. Et cette saloperie de Kilian qui lui déboutonnait la chemise et le jean...

« Non, pas la culotte... », pensa l'élève de seconde. C'était déjà trop tard. Ses bras repliés sur sa plate poitrine, il était à genoux dans le gravier les fesses à l'air. Et le blondinet, triomphant, tenait dans ses bras tout ce qu'il lui avait dérobé.

« Bon, ça, c'est fait. À chouchou, maintenant... »

Du côté d'Aaron, le numéro « câlin-bisous » eut moins de succès. Le jeune brun se connaissait, et souffrait d'une effroyable pudeur que seul son petit ami avait su mettre à mal au fil de leurs nombreux rapprochement physique. Être vu, nu, ailleurs qu'en roman ? C'était impensable ! Enfin, là, il n'avait pas non plus trop le choix... prisonnier de cette galère, il réussit à négocier avec Jacky, le responsable du parc, de pouvoir se balader avec une serviette autour de la taille, au moins dans un premier temps.

« Faut l'excuser, il débute... », justifia le blondinet avec un air déçu.

Au final, la première journée se passa plutôt rapidement et sans encombre. Jean-Marc laissa seuls les adolescents, officiellement pour faire des rencontres de son âge, officieusement pour ne pas être un poids. Nu, Kilian respira. Il n'y avait plus qu'à attendre un rayon de soleil pour parfaire son bronzage intégral. Il ne se sentait pas particulièrement « naturiste » dans l'âme. La nature, le respect, l'environnement... il aimait bien toutes ces thématiques, mais de là à les ériger en dogme... Non. Son sentiment de bienêtre se justifiait par autre chose. Sa nudité ne lui avait jamais posé le moindre problème. Enfant, les vêtements le grattaient. Il passait le plus clair de son temps à les enlever pour gambader à poil dans le salon, sous le regard parfois amusé, parfois sévère, de son grand frère. Il avait grandi avec le même naturel sans se poser de questions. Quand il fut en âge d'enfin s'en poser, c'était déjà trop tard. Aaron l'avait happé tout entier. Ce qui pouvait éventuellement lui poser problème, c'était le corps des beaux garçons qu'il était amené à fréquenter. Là, il ne jurait de rien. En même temps, ce n'était pas non plus pour rien qu'il avait choisi un camp fréquenté essentiellement par des vieux. C'est qu'il était malin, le coquin. Enfin, à cela près qu'il n'avait pas pensé un seul instant que les grands parents pouvaient avoir des petits enfants.

« Salut, moi, c'est Jean, j'ai seize ans, j'suis de Versailles, et lui, c'est mon frère Hugo, il est en troisième. On a aussi une petite sœur, Léa, en train de barboter dans la pataugeoire avec son papi et sa mamie. On vient ici depuis l'enfance, histoire de famille... et vous ? »

Au détour du terrain de badminton, Kilian ne s'attendait pas du tout à tomber sur deux jeunes bruns en train de s'échanger un volant. Le plus grand, plutôt bien foutu, affichait des cheveux d'une longueur modérée qui pointaient tous du même côté que la mèche qui lui recouvrait la moitié du front. Ses yeux étaient sombres. Plutôt bien bâti au niveau des abdos, il avait le reste du corps assez lisse. Une petite touffe de poils autour du nombril et une toison plus sauvage en dessous et au niveau des jambes montraient qu'il était bien dans une adolescence avancée. Autour du cou, il portait un petit collier représentant une planche de surf, sport qu'il semblait apprécier malgré l'absence de vagues dans les prés. Souvent à l'air libre, sa peau était naturellement bronzée. Ses sourcils légèrement marqués lui donnaient un air sévère, surtout quand il contractait ses lèvres au-dessus desquelles il avait rasé un léger duvet. Aux yeux de Kilian, avec sa mâchoire un peu plus carrée que celle de son mec et son air de bad boy cool les couilles à l'air, il était à croquer. Sans doute était-il maqué avec une belle prunelle. Cela n'avait aucune importance. Le blondinet n'était pas du tout en chasse, et puis, penser à quelques mémés qui passaient dans le coin était le remède miracle à l'expression naturelle de ses goûts physiques. Et quand cela ne suffisait pas, les tapettes qu'Aaron lui balançait derrière le crâne suffisaient à le remettre dans le droit chemin.

À côté, le frangin semblait tout autant sympathique. C'était le grand en plus petit et plus sage. Sa coupe était celle d'un premier de la classe et son épiderme lisse et un poil ambré était encore celui d'un enfant. Peu de poils, pas de graisse ni de muscle, il n'y avait bien qu'au niveau du bassin qu'on pouvait constater l'arrivée de l'adolescence. En tout cas, sa voix faisait encore gamin, même si son rire et son sourire étaient déjà charmeurs. Ses lèvres étaient plus rouges, épaisses et prononcées que celles de son frère, la forme de son visage plus triangulaire. À son attitude, on voyait bien qu'il n'avait pas la même aisance en pleine nature que son ainée. L'arrivée de nouveaux visiteurs le gênait. Il était dans un cap de l'adolescence ou le corps changeait et où le regard des autres pesait. L'attitude d'Aaron, surtout, emmitouflé dans sa serviette, le mettait particulièrement mal à l'aise. Le collégien se permit même une remarque que le brunet esquiva en ne répondant qu'au plus âgé et en présentant son propre groupe, commençant par le blondinet et finissant par le châtain :

« Le gosse qui court après les papillons, c'est Kilian, on est dans la même classe, on se connait depuis la troisième, c'est lui qui m'a traîné ici. J'm'appelle Aaron, enchanté ! Et lui, là, le timide, c'est Camille, il est dans notre lycée, aussi, en seconde... On vient de... »

L'adolescent aux cheveux corbeaux n'eut pas le temps de finir sa phrase. Déjà, Kilian l'avait repris en lui coupant la parole.

« Elle ! Pour Camille, faut dire elle ! »

Si le premier concerné par cette remarque rougit jusqu'aux oreilles en cachant du plat de la main ce qui semblait infirmer cette affirmation, les deux habitués se regardèrent en écarquillant les yeux. Ça, on ne leur avait encore jamais fait. Loin de se démonter, le blondin confirma sa position :

« Faut jamais juger quelqu'un aux apparences, c'est même pour ça que les naturistes se baladent à poil... Bah Camille, c'est simplement que ça va encore plus loin que les fringues. C'est elle et puis c'est tout. Vous en faites pas, elle vous en voudra pas si vous vous plantez, mais ça serait sympa de faire l'effort... »

Devant cette argumentation sans faille, les deux frères acquiescèrent. Pour une fois qu'ils trouvaient des jeunes de leur âge, il n'allait pas se fâcher avec dès les premières secondes, même s'ils étaient particulièrement haut perchés. Et puis, Kilian ne leur laissa même pas le temps de faire la moindre remarque. À peine avait-il finit de parler qu'il s'était emparé des raquettes qui trainaient et avait proposé un double. Toujours rouge comme une pivoine, Camille se dévoua pour jouer l'arbitre. Aaron, lui, gambada comme il le put la main accrochée à la hanche. Sa difficulté à se mouvoir causa la défaite de son duo au premier set. Cet échec finit de le convaincre de laisser tomber la serviette. Car si sa propre nudité mise sur la place publique le gênait plus que presque tout, il y avait encore une chose pire à ses yeux qu'il ne pouvait accepter. Perdre à un jeu contre des inconnus. Libéré de ses mouvements, il fit connaitre à la partie un tout autre dénouement.

Au final, l'après-midi se termina de manière décontractée autour d'un coca près de la piscine. Jean avait de l'humour et Hugo un sacré tempérament, même s'il passait le plus clair de son temps accroché à son téléphone à textoter sa petite amie en lui mentant sur son lieu de villégiature ! Même la soirée se passa tranquillement autour de plusieurs jeux de cartes dans le mobil-home des deux frangins. Allongés sur les lits, tous les protagonistes en avaient rapidement oublié leur nudité respective. Pour Kilian, rien ne changeait vraiment de d'habitude. Aaron, lui, trouvait toujours le moyen d'habillement masquer ce qu'il voulait cacher. Camille aussi. Le naturel de ses amis à son encontre l'aider à se sentir à l'aise. Une seule chose, en fait, lui avait donné des sueurs froides : croiser deux vieilles mamies édentées et toutes fripées qui lui avaient fait un large sourire près des douches. Là, il avait fallu que Kilian galope pour rattraper « sa » camarade après qu'elle ait lâché un tonitruant « j'me casse ! ».

Le jeudi, la petite troupe profita du soleil qui brillait haut dans la région pour pratique toutes sortes d'activités. Badminton forcément, mais aussi foot, volley, ping-pong, pétanque, promenade et toujours les jeux de cartes. Plus les heures passaient, plus les adolescents chahutaient naturellement. Le vendredi, Kilian exigea de faire un saut vers la piscine. Bien que les températures soient douces, cela n'en restait pas moins une fin de mois d'avril. Si l'adage « ne te découvre pas d'un fil » avait du plomb dans l'aile, tous n'étaient pas forcément partant pour se geler les miches dans une eau à moins de vingt degrés. De quoi exaspérer un certain blondinet dont la résistance au froid avait fini par devenir légendaire.

« Nan mais vous déconnez ! Allez, v'nez, une fois qu'on est dedans, elle est super bonne ! »

Pour convaincre ses partenaires du bienfondé de sa position, il n'hésita pas à les éclabousser, ce qui produisit quelques rires, plusieurs cris et même une glissade. Personne ne put déterminer qui avait poussé Camille dans l'eau. Ce qui n'échappa à personne, par contre, ce fut la légère érection que choppa Aaron en le ramenant sur le bord de la piscine après avoir sauté à son secours. Légère, mais bien présente et sans doute causée par le contact de deux peaux humides dont l'une, épilée, possédait une certaine douceur des plus agréables au touché.

« Clébard ! », bougonna Kilian, en gonflant les joues avant de venir se coller à son dos de manière provocante et suggestive, sans que cela ne lui fasse le moindre effet.

Surpris et amusé, Jean demanda en rigolant à Aaron si c'était parce que Kilian était un mec et Camille une « fille » que les gestes du blondinet le laissait interdit. Hilare, le brunet répondit par la négative :

« Si je devais bander à chaque fois que je le vois à poil ou qu'il me passe la main dans le dos, je souffrirais de priapisme ! »

Intrigués, les deux frères se regardèrent. Outre le mot savant qu'ils avaient bien du mal à comprendre, cette formulation semblait cacher quelque chose. Il était vrai aussi que, ni Aaron, ni Kilian n'avaient pensé à clarifier un petit point. Celui qui leur semblait tellement naturel qu'ils ne voyaient même pas l'intérêt d'en causer. Du coup, le brunet se passa la main dans les cheveux et poursuivit son explication :

« C'est mon mec. À la base, il n'est pas naturiste mais exhib. Comme on vie ensemble, à un moment, je suis bien obligé de ne plus faire gaffe... »

« Mais comment tu bandes, alors ? », demanda Hugo, d'un seul coup bien plus concerné et intéressé.

S'autorisant de saisir par le visage son petit ami qui barbotait à côté en rougissant, Aaron répondit avec le plus grand naturel avant de fondre sur ses lèvres humides.

« Son regard. Faut pas que je le regarde dans les yeux quand il est nu, ça pardonne pas ! »

Le lendemain, Camille chercha à se venger. Vu que Kilian l'avait trainée de force ici et qu'Aaron s'était montré complice de cette infamie ET s'était allé à quelques réactions physiques déplacées, il était tout à fait normal qu'elle les chatouille lors d'une séance de lutte gréco-romaine, catégorie gazon. Hors de question, à ses yeux, de perdre contre deux garçons. Il en allait de son honneur de « fille ». Le fait que plus personne ne s'émeut du genre utilisé à son encontre lui avait fait grand bien. C'était un pieu mensonge qui ne changeait rien dans le fond mais qui pourtant, changeait tout dans sa tête. Encore aurait-il fallu qu'à son tour, le seconde ne fût pas pris d'une vilaine et visible érection lorsque Kilian et Aaronlui agrippèrent malencontreusement le paquet.

S'ensuivit toute une après-midi pendant laquelle Camille bouda dans son coin sans autre compagnie que celles de quelques mésanges sifflotant dans les branches. Heureusement, toute la bande fut réunie après le dîner. C'était le dernier soir, sans doute celui des adieux. Jean et Hugo repartaient vers la capitale au petit matin, Kilian, Aaron et Camy leur emboiteraient le pas quelques heures plus tard. Au bar, les deux vieilles peaux qui semblaient faire partie des meubles du parc se descendaient gaiment une petite Suze. Kilian sortit un jeu de tarot.

« Bon, on la fait en quinze donnes ? Celui qui gagne donne un gage aux perdants ! »

Rien que l'énoncé du deal favorisait Aaron. Un jeu de carte ou la réflexion comptait presque autant que le hasard, un gage promis au perdant, Kilian et sa malchance légendaire dès qu'il y avait un enjeu présent dans la partie... il ne pouvait pas perdre !

Et pourtant, il ne finit que deuxième. La victoire de son petit ami surprit tout le monde ! Personne ne s'y attendait. Appelé à chaque fois que quelqu'un prenait, tombant sur les meilleurs jeux quand lui-même y allait, il avait survolé les débats. Ce furent dépités que les deux frangins acceptèrent d'aller parler aux deux mémés habillées de la tête au pied.

« En fait, les naturistes, c'est pas compliqué. Pour les faire chier, t'inverses les gages et tu leur demandes de se fringuer... »

La petite scénette amusa tout le monde. Puis ce fut l'heure de la douche et du couché. Dans leur mobil-home, Camille et Aaron firent remarquer qu'ils n'avaient pas reçu leur châtiment. Cela leur semblait aussi étrange qu'injuste. Un énorme sourire sur les lèvres et la langue à moitié sortie de sa bouche, Kilian leur indiqua qu'il attendait tout simplement le bon moment pour obtenir son dû, et qu'il était venu.

« On fait l'amour, tous les trois ? Allez, j'ai jamais essayé... Ça peut être cool ! Vu comment vous avez pas arrêter de bander toute la semaine, me faites pas croire que vous n'avez pas envie, j'vous croirais pas ! Nan mais là, on est déjà à poil, la moitié du chemin est fait, y a plus qu'à s'y mettre ! »

En guise de réponse, Aaron se pinça simplement le haut du nez en signe de désespoir. Camille, lui, grimaça et fut pris d'une bouffée de chaleur. Là, ça devenait carrément glauque ! Ce n'est pas que l'envie lui manquait, mais simplement que tout cela lui semblait hors de propos.

« J'ai quinze ans, j'suis vierge et très satisfait de l'être ! Et merde, je joue quel rôle, moi ? J'vous préviens, j'suis pas pédé, donc si j'fais des trucs un jour avec des garçons, c'est en tant que fille. J'suis une princesse. Faut pas me faire mal... Nan, déconne pas Kil, un vrai gage maintenant ! »

Ah ça, Kilian s'attendait à ce genre de remarques. Cela ne lui faisait pas peur. Il avait déjà prévu tous les contre-arguments :

« Déjà, arrête de calquer ta pensée sur les conneries que Cléo a pu te dire. Ensuite, moi, j'ai commencé les choses sérieuses à ton âge et je m'en porte très bien, tu peux demander au brun à côté, c'est lui qui m'a tout appris ! Enfin, gage ou pas, j'm'en fiche, on en a tous les trois envies, je suis simplement le seul à l'admettre. Et même, j'y pense depuis des semaines, c'est avec toi que je veux essayer. Aaron, t'es d'accord ? C'était dans la liste de tes fantasmes, le plan à trois ! J'te l'ai déjà dit, j'les réaliserais tous. Enfin, presque tous. Mais celui-là, j'veux bien. »

Déglutissant deux fois, Aaron se racla la gorge avant de fusiller du regard l'imbécile qui lui servait de petit ami.

« Mais qu'il est con... cette liste, c'était pour la déconne parce que tu me l'as réclamée... Mais j'ai jamais demandé à ce qu'on couche avec Cam ! Excuse-le, il est trop con... PUTAIN KILIAN, TU FAIS QUOI, LÀ ? »

Le blondinet n'avait pas attendu que son petit ami termine de parler pour mettre son plan à exécution. Non, là, en plus, il était énervé. C'est sûr qu'il se trouvait con, maintenant qu'Aaron le disait... Pourtant, lui, à la base, il ne désirait que faire plaisir à son copain tout en aidant un pote à aller mieux et à passer un cap ! Il avait donc toutes les raisons du monde de se jeter la bouche ouverte sur les parties intimes de son petit brun. Au moins, ainsi afféré, il n'avait plus à songer à la couleur ocre de son visage.

« Vous faites chier ! Moi, ça fait quatre jours que j'ai rien fait avec mon mec qui se balade à poil sous mon nez, j'en ai marre. Donc ranafout, ce soir, j'le suce. Cam, si ça te gêne, tu peux attendre dehors, sinon, on a qu'à dire que ton gage, c'est de regarder ! »

Paralysé sur son lit, Camille ne put qu'observer Aaron trembler, gémir, grimacer, contracter la mâchoire et prendre un air rageur sous les assauts linguaux de son blondi-niais. L'enfoiré aux cheveux dorés savait s'y prendre à la perfection. C'en était éreintant. Ah ça, le brunet aurait bien mit fin au plus vite à cette mascarade, si elle ne lui avait pas provoqué un plaisir si intense.

Forcément, devant une telle scène, Camille ne mit quelque seconde à ressentir l'excitation gagner son corps. C'était... intense à regarder. Plaisant aussi. Rapidement, le seconde en vint à réaliser des gestes qui d'ordinaire le dégoutaient. Il ne contrôlait plus sa main. Il avait chaud. Il se sentait bien...

« Allez, viens... »

Tapotant doucement sur le lit, Aaron avait fini par succomber et à admettre que son petit ami avait peut-être raison. Allongé sur les draps, une main dans la chevelure de Kilian et l'autre posée à côté de sa tête, il avait observé l'élève de seconde prendre quelques degrés. C'était évident, il en avait envie.

Gêné, Camille s'approcha des deux amants sans trop savoir quoi faire. Il acceptait de participer à la condition expresse qu'on ne lui fasse aucun mal et qu'on le guide. Il avait peur de ne pas trouver sa place. Sans même réfléchir, Kilian abandonna l'entre-jambe de son homme pour celle du châtain, en glissant au passage quelques bêtises pour détendre l'atmosphère :

« Laisse-toi faire, si ça te gêne qu'on te suce, dis-toi simplement que j'te fais un cuni... Oh, ça, c'est un gros clitoris ! Oulala ! »

Quand il faisait la chose avec Aaron, Kilian aimait jouer sur le rythme et varier les gestes et les baisers. Là, de peur de faire mal, il se comporta de manières beaucoup plus académique, ce qui lui conféra tout de même un certain plaisir. Il sentait Camille trembler sous ses lèvres, il l'entendait gémir, il percevait la chaleur qui se dégageait de son corps explosif... Fermant les yeux, il se laissa bercer par les mouvements de va et viens de sa tête, comme dans un rêve, en espérant que son partenaire avec qui il partageait ce moment prenne autant de plaisir à recevoir qu'il en avait à donner.

Avec douceur, Aaron prépara son blondinet à la suite. Il ne fallait pas le brusquer pour éviter tout mouvement de mâchoire qui aurait pu rendre prématurées toutes les opérations de changement de sexe que pouvait éventuellement imaginer Camille. Kilian se laissa faire. C'était doux et chaud. Son ventre semblait en redemander. Aaron s'allongea sur son dos en le tenant par la taille. Les sensations étaient décuplées. C'était la première fois qu'il faisait deux choses qu'il appréciait autant en même temps.

Puis sans prévenir, Camille se retira. Rouge comme une tulipe, il bégaya :

« À... à moi d'essayer... »

Ce que Kilian lui avait donné, le jeune lycéen voulu le lui rendre. Les mêmes gestes, la même douceur, les mêmes caresses... Ce n'était pas bien compliqué. Allongé sur le lit, le blondinet soupira. Camille n'était certes pas un expert et il avait cette gaucherie naïve des débutants, mais une certaine sincérité se lisait sur ses lèvres. À quelques centimètres de là, après avoir silencieusement observé la scène en se délectant du spectacle, Aaron demanda à leur jeune partenaire d'un soir s'il voulait aussi... « ça », comme son petit ami quelques instant plus tôt.

Sans un mot et refusant de lâcher le trophée qu'il tenait dans sa main et qu'il picorait avec un sentiment de paix intérieur inédit, Camille acquiesça doucement. Il ne savait pas pourquoi, mais il le sentait. Son ventre lui criait de dire oui. Il tremblota. Aaron lui caressa le dos et le flanc. Le brun était calme. Il savait comment faire. L'adolescent aux yeux bleus piailla. C'était étrange, un peu douloureux, mais pas désagréable. Non, c'était même bien. Pour la première fois de sa vie, Camille oublia qu'il était un garçon... Mais il y avait autre chose. Il se sentait à peine plus fille que cela. Être aimé comme une femelle faisait tambouriner son cœur, mais ce n'était pas ce qui lui donnait un sentiment d'accomplissement. Peut-être était-ce tout simplement la sensation de se sentir vraiment lui-même, sans autre questionnement.

Enfin, Kilian exigea un final en apothéose. Il n'avait qu'un mot à la bouche, qui effraya ses partenaires avant de les faire rire.

Sandwich.

À quatre pattes sur le lit, il s'imposa en tranche de pain inférieure et laissa son homme recouvrir l'ensemble. Entre eux deux, Camille se découvrit un talent certain pour jouer le jambon. À la fois homme et femme, il fut le premier à mugir et à tomber raide comme un piquet sur le matelas. Son rythme cardiaque, ses cheveux décoiffés, son visage haletant et sa main rouge recroquevillée sur son torse... oui, il avait aimé.

Les deux amoureux, eux, terminèrent la soirée comme ils en avaient si souvent l'habitude en variant le rythme au grès de leur montée vers la volupté. Dans la présence de leur invité qui les observait en souriant, ils ne virent qu'un soupçon d'excitation sublimant une extase déjà bien présente.

Une nuit plus tard, l'heure de rentrer avait sonné. Les cours reprenaient le lendemain. Pendant tout le trajet, les trois adolescents restèrent silencieux. Ce ne fut qu'une fois devant chez Kilian, au moment de se dire « au revoir et à demain » que Camille se jeta au coup du blond et du brun. Dans sa voix, son attitude, son sourire et sa sincérité, les deux adolescents eurent presque l'impression de retrouver le fantôme de leur été passé.

« Merci les garçons d'avoir été aussi gentil avec moi. C'était cool. Et vous en faites pas, j'ai compris le message, j'vous promets que je vais faire des efforts et d'arrêter de me détruire. J'ai un corps de mec, c'est un fait, mais ça m'empêche pas d'être moi-même avec mon cerveau bizarre, d'aimer m'habiller en fille, de vouloir en être une et peut-être, un jour, de faire ce choix avec tout le tralala. Mais promis, j'vais y réfléchir avant et j'vous tiendrais au courant. En attendant... j'ai bien envie de vivre un peu et d'm'amuser sans trop me prendre la tête ! »

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