41. Un air de violon
Ce banc, Gabriel le connaissait par cœur. L'espace entre les lattes de bois, l'endroit le plus confortable où poser ses fesses, et la vue, surtout, sur une barre d'immeuble devant laquelle il avait à plusieurs reprises joué ses plus beaux airs de violon. Ceux qu'il avait encore en tête à chaque fois qu'il se retrouvait taciturne, sombre et solitaire.
L'adolescent avait demandé une semaine à sa mère, seul. Il partait un samedi, il rentrerait un vendredi. Ou un samedi. Ou un dimanche. Enfin, juste avant la reprise des cours. Mais il rentrerait. Il l'avait promis. Là, il avait simplement besoin d'être seul.
« Tu pourras avoir l'appartement pour toi, mamoune... T'en fais pas pour moi, je logerai chez Seb. Tu sais, l'artiste un peu fêlé qui crèche dans un squat avec des potes à lui. Ça sera cool, là, ils passent leur temps à repeindre les murs... »
N'importe quelle mère aimante aurait immédiatement consigné son fils mineur dans sa chambre avec interdiction d'en sortir, pour son propre bien. Mais Gabriel n'était pas n'importe quel fils. Renée lui avait simplement payé le billet de train.
Sur son banc, le garçon aux yeux bleu maya se souvenait. L'odeur du Maffé de poulet qui envahissait tous le quartier chaque week-end ; les jeunes désœuvrés trainant les mains dans les poches devant l'entrée d'une barre HLM ; les femmes allant au discounter du coin faire les courses entre amies pour nourrir leur famille nombreuse ; les p'tits friqués du seizième qui se risquaient à une sortie « hors des murs » de la capitale en immersion chez leurs principaux fournisseurs, ceux qu'ils arrosaient toujours plus avec l'argent de papa pour une saloperie à base d'herbe et de poudre de pneu ; le soleil à moitié caché par des nuages grisâtres qui se confondait avec la teinte du béton ; la vie qui fourmillait dans tous les sens autour de lui... tout cela, il l'avait dessiné. Dans ce quartier délabré, il avait fait plus que traîner. Il avait vécu.
Là, avec son éternelle casquette rouge enfoncé sur la tête, il observait simplement les gens se mouvoir sans même prêter attention à sa présence. Oh, il n'avait pas toujours su maitriser l'art du camouflage dans cet océan hostile aux poissons de son espèce. Il avait pris quelques chicanes sur le crâne et des insultes dans la face. Le secret était dans le regard. Il fallait le masquer à tout prix. Le sourire faisait le reste.
Une petite goutte d'eau lui tomba sur la main. Le temps se couvrait. Il attendait. Quoi ? Rien de particulier. Il soupira. Cela faisait déjà plus de trois ans qu'il avait embrassé une fille pour la première fois. Elle s'appelait Ana, elle avait le teint chocolat. Souvent elle le regardait de sa fenêtre, sans trop prêter d'attention à l'émission de télé-réalité qui passait sur l'écran du salon. Gabriel n'en était jamais vraiment tombé amoureux. Il n'y avait jamais rien eu. C'était simplement une amie dont les souvenirs s'étaient perdus au milieu d'un flot de notifications Facebook. Trois ans qu'il était parti. Un peu plus loin, la rame du RER B semblait l'appeler. Ce monde gris n'était pas le sien. Le doré qui l'attendait de l'autre côté du périph non plus, d'ailleurs. Il pleuvait à présent. Si l'averse n'était pas faite pour durer, elle humidifia suffisamment son cou pour qu'il tremblote. Un éclair tonna. Les dealers se mirent à l'abri sous un préau. Les enfants rentrèrent en courant se cacher. Gabriel, lui, sourit bouche fermée en observant le ciel qui se déversait sur sa gueule d'ange. Les gouttes se confondirent à ses larmes dans un éclat de rire que le bruit des éclaboussures couvrit de son éclat. Fallait-il à ce point qu'il soit devenu fou pour réagir de la sorte ?
Non. Taré, il l'avait toujours été. C'était autre chose qui faisait vaciller son cœur. Une autre sensation qu'il avait jadis connu pendant son séjour à la capitale. Il voulait simplement en être sûr. C'était pour cela qu'il avait fait le choix de ce pèlerinage. Pour combattre l'avenir, il fallait d'abord affronter le passé. Toujours, dans sa tête, cet air de violon mêlé au son d'un piano.
Un oisillon chantait sur une trop rare branche dans cet océan de brique et de béton. L'averse s'était tue. Il était temps de rentrer. Machinalement, les mains dans les poches, Gabriel se leva. Une fois de plus, il abandonnait ce banc, son banc. Ses réponses, il ne les trouverait pas là.
Alors qu'il s'avançait vers le RER, une voix l'interpella :
« Wesh mec... attends, j'te connais, toi ! T'étais le toubab qui a foutu la merde à Léon Blum quand j'étais en sixième et qui s'est fait virer à la fin de l'année ! Wha, délire ! »
Penché vers l'avant et un énorme sourire sur le visage, Gabriel se retint d'exploser de rire. D'abord agressif, le ton de son interlocuteur s'était fait plus amusé au fur et à mesure que les mots s'étaient succédés. C'était la mélodie des banlieues, celle qui se retrouvait dans chaque bouche et qui mélangeait toujours lyrisme et pugnacité.
« Qui sait... », soupira l'artiste, sans même se retourner.
« Si, si ! », affirma le jeune garçon à la peau sombre en se faisant taquin. « J'suis sûr que c'est toi ! Gabriel ! Gaby le magnifique que tu te faisais appeler, même ! La casquette, la démarche, l'air de p'tit bourgeois pommé... Putain, j't'adorais à l'époque. T'étais en quatrième, nan ? Nous, les p'tits, on était fan ! Arrête, t'as tué l'dirlo à toi tout seul ! Tu t'souviens pas de moi ? Majid ? »
Si la voix de l'adolescent avait évoluée avec l'âge, elle ne semblait pas inconnue à l'artiste. Peut-être était-ce parce qu'entre autres talents, il possédait à la fois une oreille absolue et une mémoire d'éléphant. C'était étrange, mais Gabriel se souvenait du nom et de la façon de parler de tous les gens qu'il avait fréquentée ces dernières années, ne fut-ce qu'un tout petit peu.
« Majid... le p'tit frère de Messina qui était dans ma classe ? Arrête, on a dû se parler une ou deux fois dans l'année... t'étais venu me voir avec un mouchoir après que Rachid m'ait foutu une baigne... »
Touché que l'artiste se souvienne de lui, le jeune collégien lui posa la main sur l'épaule et l'invita à le suivre telle une bête de foire qu'il voulait exposer à sa mère en échange d'un peu de nourriture. Un peu gêné mais pas totalement décontenancé, Gabriel suivit son camarade. Il avait faim. Autour de la table, il aperçut quelques têtes connues, mais aucune n'avait jamais fait partie de son cercle proche. La discussion, c'était Majid qui la faisait, presque tout seul en se trémoussant sur sa chaise. Les autres préféraient l'écouter en souriant.
« Tu savais que, l'année d'après, Adfond a fini par jeter l'éponge ? Ce bâtard, il a pris la tête d'un lycée de banlieue en Normandie. Du coup, quand j'étais en quatrième, on a eu un nouveau dirlo, et sa première décision a été de repeindre ton mur. Touuuuuut le collège s'est foutu en grève. Et le pire, c'est que même Musset nous a défendu ! Le mec, j'te jure, il a pissé dans son froc ! Après ça, il a jamais osé y retoucher, au mur. C'est le seul qui s'est jamais fait taguer d'ailleurs, c'est tout un symbole ! Les grands comme moi, on raconte l'histoire aux sixièmes et aux cinquièmes ! Putain, quand j'leur dirais que je t'ai vu, ils vont pas me croire ! Eh, tu m'fais un dessin ? M'faut une preuve ! »
Amusé, l'artiste se saisit de feuilles et de crayons et passa toute la soirée à réaliser des portraits tantôt réalistes, tantôt caricaturaux. C'était marrant. Il avait marqué de son emprunte l'histoire d'un lieu qu'il avait fréquenté à peine un an avant de le caser dans un petit coin de sa mémoire. Pour lui, tout cela était bien loin. Pour d'autres, c'était leur quotidien. Et toujours, le même air de violon.
Il était déjà onze heures passées quand il se réveilla le lendemain sur un matelas miteux posé à même le sol. La couverture usée qu'il avait sur ses vêtements lui avait tenu chaud. Il transpirait. À quelques mètres à peine, Seb profitait d'un temps pluvieux pour reproduire quelques toiles de la tour Eiffel à partir d'un modèle afin de les vendre à quelques touristes de passage. Gabriel se frotta les yeux. Il était rentré tard la veille, après un repas qui l'avait parfaitement calé. Et pourtant, qu'est-ce qu'il avait faim.
Voyant que son invité était réveillé, le jeune adulte lui envoya un paquet de biscuits au chocolat en direction du visage.
« Bon ap ! Par contre, si tu veux te faire chauffer du lait, désolé mais on n'a plus de gaz ! L'EDF nous a tout coupé la semaine dernière. Là, Pablo essaie de se brancher sur le compteur du voisin. Heureusement qu'on a encore l'eau courante ! Tu parles d'une vie de bohème ! »
Ah ça... la douche était le moment que l'adolescent redoutait le plus. Et pour cause, il ne s'appelait pas Kilian. Un gant, une bassine d'eau froide et un peu de savon, ce n'était pas vraiment le confort dont il rêvait, mais c'était largement assez pour sa toilette quotidienne. Frissonnant, Gabriel expédia l'exercice pour mieux se rouler dans sa serviette. Au programme de la journée et des deux suivantes : attendre que le ciel se dégage pour aller se promener dans les rues de Paris. Armé de ses meilleurs baskets, il était prêt à avaler les kilomètres. Il en avait même besoin. Cette ville lui avait trop manqué.
Malheureusement, vers treize heures, les nuages étaient toujours aussi présents. Qu'importe, la Joconde prisonnière derrière sa vitre épaisse supportait tous les climats. En soupirant, le jeune artiste dévala toutes les allées du Louvre. Il ne les connaissait que trop bien. La victoire de Samothrace, la Vénus de Milo, le département des antiquités égyptiennes et puis, surtout, celui de l'art Italien et Français de la Renaissance. Avec Orsay, c'était de loin le musée qu'il préférait, celui dans lequel il avait perdu le plus de temps en troisième, en tout cas. Il pouvait bien y rester des heures à vaquer sans but et à se perdre au milieu des touristes. Même si Lyon possédait aussi quelques chefs-d'œuvre dans son musée des Beaux-Arts, les émotions étaient différentes. Son ressentit aussi. Les larmes qui faisaient briller le coin de ses yeux dans le Rhône n'avaient pas la même textures ni la même saveur que celles qu'il lâchait en observant la Sainte Anne de son maitre absolu.
En sortant, le soleil était enfin revenu. La météo annonçait du beau temps pour toute la semaine. Quelques adolescents attardés et jeunes adultes jouaient de manière frénétique à leur console portable sur les marches, non loin de la pyramide de verre qui trônait au milieu de la cour. Des mariées se prenaient en photo en robe devant le monument. Une bande de cycliste amateur passa au milieu des bassins. Des vendeurs à la sauvette proposaient des petites tours Eiffel en ferraille aux touristes crédules. Paris vivait. Pour rentrer jusqu'à chez Seb, Gabriel longea la Seine en faisant un léger détour vers l'ile de la cité. Sur le parvis de Notre-Dame, il sortit son carnet et se mit à reproduire quelques gargouilles qu'il ne pouvait qu'observer de loin. Des saltimbanques jouaient de la musique dans l'espoir d'une petite pièce. Des percussions, de la flute de pan, tout ce qu'il fallait pour mettre de bonne humeur les passants, ravis du spectacle. Sur le moment, l'adolescent regretta d'avoir laissé son violon chez son logeur. Cela aurait pu faire un bel accompagnement. Puis, il poursuivit tout simplement sa route.
Ses chaussures le menèrent naturellement du côté de Beaubourg. S'il détestait cette bâtisse de plastique, de tube et de métal ainsi que les expositions toujours plus perchées qu'on y trouvait, il adorait les gens qui fréquentaient l'énorme place en contre-bas. Les dessinateurs étaient aussi nombreux que les marginaux. Chaque visage semblait raconter une histoire. Chaque enfant qui criait écrivait le futur. Et toujours, dans sa tête, le même air de violon.
Le lendemain, l'adolescent n'attendit pas pour aller se promener. Un jardin l'attendait, il voulait y remettre les pieds, le fouler une nouvelle fois et se poser un instant devant le palais du Luxembourg où tant de décisions importantes ne se prenaient jamais et où mouraient en paix les vieux édiles de la République. Du toit de son collège en troisième, il avait souvent observé ce morceau de verdure fleuri où il faisait bon flâner aux milieux d'une jeunesse qui ignorait tout de sa chance, celle de vivre au milieu d'un champ d'établissements dorés. Distant de quelques kilomètres à peine à vol d'oiseau, deux mondes qui n'avaient rien à voir coexistaient sans se soucier l'un de l'autre. Gabriel avait connu les deux. Les tags et les tableaux, le laxisme et l'excès de zèle, la mixité et l'élite, l'enfer et le paradis. Au final, à l'aise partout, il n'avait trouvé sa place nulle part. C'était peut-être pour cela que dans sa tête se jouait toujours le même air de violon.
Il fallut attendre mardi pour qu'enfin il se décide de retourner dans son véritable royaume, celui duquel il dominait tout Paris. Une simple butte surplombée d'une église blanche. Montmartre au printemps, c'était un bijou hors du temps. En haut de cette colline, l'air était plus respirable que partout ailleurs dans Paris. Voir les gens installés sur l'herbe en contre-bas, apercevoir la tour Eifel un peu plus loin, tout était source d'inspiration. Pourtant, le temps des impressionnistes avait vécu. Manet, Degas et autres Caillebotte... Seurat, Signac et Poulbot... Tous n'étaient plus que des tableaux accrochés aux murs. Ce qu'ils avaient vu s'était évaporé. Sous le regard bienveillant d'une vieille dame qui observait le monde à travers les vitres sales de son atelier, l'adolescent passa sa journée à produire de nouvelles toiles pour les générations futures. Huile et gouache, il mélangea même maladroitement les deux pour essayer de percer le secret de ce ciel bleu. Certaines de ses créations, il les vendit au soleil couchant sur la place du Tertre pour trois francs six sous, ce qui en euro représentait des clopinettes mais faisait bien assez pour partager un paquet de chouquettes avec tous les artistes du coin.
Dans ce monde qui était le sien, Gabriel se sentait bien. Dessiner lui permettait d'apporter du bonheur aux gens. Si au cours de sa courte vie, il avait eu de grands professeurs et le plus merveilleux des modèles, la rue restait toujours la meilleure de toutes les écoles, celles où il avait le plus appris. C'était peut-être dans ces moment-là qu'il appréciait le plus le petit air de violon qu'il avait dans la tête.
Le mercredi se présenta, caniculaire. Les températures dépassaient de loin les normales saisonnières. Ce fut donc armé d'un short, d'un débardeur et de sa chère casquette que l'adolescent se mit en chemin. Il avait rendez-vous sur les Champs-Elysées avec un bon copain. En plus, c'était lui qui payait l'addition ! Comment ainsi résister à l'appel des macarons ?
« Tu veux mon avis, Maxou ? Vanille, ça reste les meilleurs... »
Presque deux ans avaient passé depuis que l'artiste aux yeux bleus avait discuté pour la dernière fois en tête à tête avec le blond vénitien. Ils avaient des tonnes de choses à se raconter. Après le collège, Maxime avait changé d'établissement scolaire pour rejoindre un lycée encore plus côté dans la capitale, ce qui était le meilleur plan pour entrer dans la prépa que son père lui avait choisie et qu'il ne voulait surtout pas faire. Enfin, le deal avec ses vieux était simple : au moins la mention bien au bac et des études longues en école d'ingénieurs ou de commerce afin de de pouvoir servir à quelque chose dans l'empire familial. En échange de quoi, il avait le droit de vivre la vie de débauche qu'il souhaitait.
« Pourtant, j'suis super sage ! Arrête, j'ai emballé que trois mecs au hand cette année, et quatre meufs au lycée. Et j'ai même pas couché avec la moitié d'entre eux ! »
Amusé, Gabriel se passa la main sur le visage avant de la plonger dans la boite en carton contenant les macarons avant qu'il n'y en ait plus. Sacré Maxou. Il n'était vraiment pas fait pour être en couple... Il était bien trop gourmand pour ça.
« Et Jiji ? », demanda le châtain, la bouche à moitié pleine.
« Djibril ? Mais tu sais, on a cassé en septembre ! Monsieur avait soit disant besoin d'une pause, comme quoi la différence de statut social entre nous ajouté à son homosexualité, c'était problématique dans sa petite banlieue. Non, parce que là-bas, déjà que sucer c'est une honte, alors sucer le fils du patron de leurs pères, j'te raconte pas. Enfin, ça m'empêche pas de traîner avec lui un week-end sur deux... J'm'en fous, j'finirais bien par le reconquérir ! C'qui est cool dans la séparation, c'est qu'on peut jouer à côté. Ça le rend jaloux, c'est adorable ! Tiens, regarde, des photos qui datent de la semaine dernière, j'ai réussi à le trainer dans les magasins, c'est ma p'tite poupée à moi ! J'te raconte pas ce qu'on a fait dans la cabine d'essayage, il m'en voudrait ! »
Se saisissant de l'iPhone dernière génération que lui tendait son camarade, Gabriel put admirer ce qu'était devenu le petit berbère qu'il avait, un temps, pris sous son aile. Le résultat était au-delà de toutes ses espérances. De jeune collégien timide et mal dans sa peau, Djibril était devenu un beau jeune homme aux traits fins et envoutants et aux cheveux légèrement frisés. Le plus étonnant se trouvait dans l'attitude mature qu'il avait sur les différentes photos. Peut-être qu'à force de fréquenter Maxou, l'adolescent avait fini par grandir et s'affirmer dans ses différences.
« C'est vraiment con que tu sois passé sur Paris alors qu'il est retourné au bled avec sa famille pendant les vacances, il avait envie de te voir... »
Gabriel soupira. Ça, il le savait bien. Le désir était plus que partagé. Mais le hasard du calendrier en avait décidé autrement. Ce n'était que partie remise. Au moins un qui n'entendrait pas le petit air de violon qu'il avait dans la tête.
Le lendemain, alors que la chaleur était toujours aussi étouffante, le châtain accompagna Maxime à l'Aquaboulevard. Son camarade lui payait l'entrée, il n'allait pas faire la fine bouche. Outre la piscine à vagues, de nombreux toboggans dont certains nécessitaient une bouée n'attendaient que les adolescents pour trouver leur utilité. Ces sensations fortes, Gabriel les adorait. Toute l'après-midi, les deux compères s'amusèrent à chahuter sans grand respect des règles de sécurité. C'était qu'il fallait bien impressionner les minettes qui faisaient la sieste sur un matelas flottant ou dans un jacuzzi ! Entre autres paris stupides, Gabriel affirma qu'il était capable d'amener une jeune femme à peine majeure dans sa cabine. Au lieu de quoi, il récolta trois claques. Maxou, lui, eut à peine plus de réussite, ou moins de malchance, c'est selon. Il ne reçut que deux gifles dans toute l'après-midi. Hilares au moment de compter les points sous la douche, les deux amis convinrent qu'ils avaient sans doute un peu présumé de leurs charmes. Pourtant, ils n'étaient pas dénués d'atouts. Gabriel s'était vêtu d'un boxer de bain noir qu'il venait d'acheter et qui mettait en lumière sa peau légèrement ambrée. Maxime, lui, avait fait le choix d'un slip rouge qui lui moulait le postérieur et qui faisait ressortir son ventre blanc et lisse. Sans doute auraient-ils eu plus de réussite s'ils avaient pris leur jeu un peu plus au sérieux. Enfin, tout cela n'empêcha pas Maxime d'abattre sa dernière carte. S'il ne pouvait inviter de femme dans sa case, il se satisferait de ce qu'il avait sous la main.
« Arrête, pas le nombril... »
Plaqué à la cloison, Gabriel avait l'impression de s'être fait avoir comme un débutant. Ah ça, il le savait qu'il aurait dû se méfier quand son camarade l'avait traîné dernière lui en le tirant par la main et en évoquant « le bon vieux temps ». Ce faux-jeton connaissait tous ses points faibles. Mais mordiller le petit bouton de chair qu'il avait au milieu du ventre pour déclencher une réaction physiologique à l'étage d'en dessous, ça, c'était vraiment traitre. Heureusement qu'entre deux râles et soupirs, le châtain pouvait penser au petit air de violon qu'il avait dans la tête. Sans quoi la sensation de cette langue caressant sa dignité de la pointe jusqu'à l'extrémité aurait vite eu fait de provoquer la souillure du visage de cet ami si cher qui l'apaisait à pleine bouche, les yeux fermés.
Le vendredi, l'artiste se réveilla plutôt tard. Cette journée à l'Aquaboulevard l'avait vidé. Foutu Maxou ! Il l'avait piégé comme un nouveau-né. Gabriel ne savait toujours pas s'il devait lui envoyer un SMS d'insultes ou le remercier pour ce doux moment partagé. Les bisexuels étaient vraiment des monstres de la pire espèce, surtout quand ils savaient aussi bien s'y prendre pour amener des hétéros à l'extase. Ce plaisir était parfaitement contre nature, c'était peut-être ce qui le rendait encore plus agréable.
Toute l'après-midi, Gabriel la passa à se promener sans but, passant trois ou quatre fois devant le même immeuble sans oser s'y arrêter. Toutes les réponses l'y attendaient. C'était là qu'il avait ses derniers comptes à régler.
Ces derniers mois, sa vie avait pris un drôle de tournant. Sa folie s'était amoindrie, ou tout du moins, il en avait eu l'impression. S'il était un soleil, alors quelqu'un s'était dressé sur son passage pour éclipser son talent. Il aurait bien voulu haïr cette personne, mais malgré tout ce qu'elle avait fait, il n'en avait pas été capable. Foutue vie. Foutue vérité.
Au détour de ses pérégrinations, il s'arrêta à un endroit qu'il n'avait jamais visité avant et qui pourtant l'appelait depuis bien longtemps. Un vieil ami l'y attendait. Là, assis à même le sol devant une grosse pierre de marbre, il craqua. Toutes les larmes qu'il avait emmagasinées depuis des semaines et des semaines sortirent en même temps et se mélangèrent aux sables et aux gravas.
« Pourquoi j'suis comme ça ? Pourquoi j'arrive pas à le dire ? Pourquoi ça reste bloqué dans ma gorge ? J'en peux plus, M'sieur Michel, j'en peux plus... J'pense qu'à ça. L'année dernière, j'avais Kilian, j'passais mon temps à m'occuper de lui, mais ça change rien. Cette année, j'l'ai toujours. Tous les jeudis il est chez moi. Son mec est mon meilleur pote et on se complète artistiquement, j'suis à l'aise dans ma scolarité, j'm'éclate au sport et en dehors... alors pourquoi ? Pourquoi j'ai ce foutu air de violon triste dans la caboche à longueur de journée ? Pourquoi j'suis pas heureux ? Pourquoi je brille plus ? Pourquoi toutes mes couleurs sont ternes ? Pourquoi j'ai froid quand il pleut ? Pourquoi j'ai l'impression de faire semblant de vivre ? Pourquoi est-ce qu'il a fallu attendre que Kili me chope par le bras pour que je m'en rende compte ? »
Regardant avec dépits les deux mains qui lui servaient à créer, Gabriel se tut et laissa ses larmes couler jusqu'à un asséchement qui ne voulait pas venir. Il avait fait tellement chaud ces derniers jours que le temps était passé à l'orage. Le ciel gronda. Les trombes d'eaux étouffèrent les chants des oiseaux. Et Gabriel resta là un long moment au milieu de Père Lachaise à observer ses doigts détrempés goutter au-dessus de la tombe d'un vieil ami.
Enfin, samedi. L'adolescent avait son train prévu à dix-huit heures. Il lui restait une dernière journée à passer avant de rentrer chez lui, dans la région lyonnaise. Sa mère l'attendrait à la gare. Le jeune châtain quitta le squat vers les treize heures. En guise de règlement pour le gite et le couvert, il laissa derrière lui les nombreuses pages qu'il avait griffonnées pendant son trop court séjour. Une nouvelle fois, il s'apprêtait à quitter Paris. Une dernière fois, il passa devant cet immeuble dont il n'avait osé fouler le porche la veille. Le petit air de violon se fit moins fort, il poussa la porte.
Comme guidé par un instinct naturel, il arriva très vite devant un appartement qu'il connaissait bien. De longues minutes, il resta devant sans oser frapper, s'asseyant et s'allongeant dans le couloir et les escaliers. Il était déjà quinze heures. Il n'en avait plus que trois devant lui. Il sonna.
« Ga... Gabriel ? »
Une jeune femme en culotte et t-shirt lui ouvrit. Elle était belle, comme elle l'avait toujours été. Elle n'avait pas changé.
« Salut, Élise, ça faisait longtemps, non ? J'peux te dessiner ? »
Son premier vrai modèle, la première femme qu'il avait vraiment aimée. Gabriel n'était qu'un collégien à l'époque où il l'avait embrassée. Où elle lui avait tout donné. Après sa « première fois », il avait simplement refermé la porte derrière lui pour ne plus jamais revenir. C'était mieux ainsi, pour eux deux. Un gamin et une adulte, cela n'avait aucune chance de marcher. Et puis, elle en aimait un autre. Marc.
« Il est parti pour un an en Allemagne, c'était une opportunité professionnelle qu'il ne pouvait refuser. On a décidé de faire une pause jusqu'à là. Il revient fin juin. »
Sans même lever la tête, Gabriel trempa son pinceau dans un petit pot rempli d'eau. Élise était là, devant lui, nue comme avant, comme au bon vieux temps. Elle n'avait posé aucune question. Elle s'était simplement allongée sur son canapé. C'était fou comme le p'tit Gaby avait grandi ! C'était un beau jeune homme à présent. Mais il avait toujours ce même visage espiègle et un brun démoniaque qui tranchait avec sa gueule d'ange. Ce qui n'avait pas changé, par contre, c'était sa concentration à la tâche. Quand il peignait, les conversations lui passaient au-dessus de la tête. Il les écoutait toujours d'une oreille distraite. Il était mignon. Quelle surprise de le voir ! Quelle... surprise...
... de sentir une nouvelle fois ses lèvres sur sa bouche.
« Gabriel, je... »
« Fais-moi l'amour... »
Le petit air de violon était devenu symphonie. Des cuivres et d'autres cordes avaient rejoint l'orchestre. En guise de percussion, le cœur de l'adolescent battait la mesure. Allegro, Vivace, Presto, Prestissimo... Avant même qu'Élise ne répondre, Gabriel s'était allongé sur son ventre et s'était mis à lui caresser la joue. Un léger filet d'air s'échappa de sa bouche. Son visage pâle cachait mal la chaleur de son corps. En moins de temps qu'il n'en fallut pour le dire, ses vêtements s'étaient retrouvés sur le sol et sa langue s'était liée à celle de sa première histoire d'amour. La poitrine de la belle, toujours aussi généreuse, accueillit ses mains. Gravissant de ses doigts cette colline de chair, l'adolescent se sentit revivre. Le petit air s'était adouci. Entre les cuisses de la jeune femme, il joua une autre partition. Son archet produisait un tout nouveau son.
Qu'est-ce qu'il l'avait aimée. Qu'est-ce qu'il l'aimait encore. Il n'avait jamais pu oublier cette femme. Il n'avait pas été assez fort. Pourtant, quelque chose était différent. Si Élise le serrait dans ses bras avec la même tendresse et lui griffait toujours le dos telle une tigresse, Gabriel avait grandi. Il avait gagné en expérience. Sa façon d'aller et venir n'était plus celle d'une enfant, mais bien celle d'un homme. Il possédait sa partenaire du haut de ses seize ans. Et elle, elle prenait tout, pourvu qu'il lui donne.
Face à face, ils s'embrassèrent. Le buste de l'adolescent était ferme. Elle y déposa les doigts pour mieux calmer ses ardeurs. La musique se fit plus folle, lui se fit plus doux. Ils se regardèrent. Gabriel était à bout. Elle se saisit de se visage pour mieux le caresser. De ses pouces, la femme essuya les larmes qui perlèrent aux yeux de son amant tout en recueillant dans sa coupe le symbole de cet instant. Puis le garçon redevint bambin. S'effondrant le nez entre les seins d'Élise qu'il tenait fermement entre ses paumes, il gémit puis pleura. Il venait de comprendre. C'était bien ça. Le petit air de violon n'était plus.
Pendant une courte demi-heure, l'étudiante caressa les cheveux, la nuque et le dos de l'enfant qui se reposait dans ses bras. Ils n'échangèrent pas de mots. Ils n'en avaient pas besoin. Elle aussi, elle avait compris. C'était bien comme ça. À toute histoire, il fallait une fin. Celle-ci en avait connu deux. Celle-ci était la bonne.
Silencieusement, Gabriel se rhabilla et reboutonna sa chemisette claire à rayures. Sur la pointe des pieds, il quitta cet appartement, son lourd sac à dos sur le dos. Son train partait dans quarante minutes. Jusqu'à la dernière seconde, il courut à travers Paris jusqu'à atteindre la gare de Lyon. Alors que les portes se fermaient, il se glissa dans le dernier wagon. Il souriait. Le petit air de violon s'était tu. Il savait à présent quoi faire. Tout était beaucoup plus clair. Enfin, il avait trouvé les réponses qu'il était venu chercher. Il ne restait plus qu'à mettre en application tout ce qu'il avait imaginé.
Chez elle, Élise mit plusieurs heures avant de réaliser quelle tornade venait de passer. Bel enfant qu'elle avait tant aimé. En partant, Gabriel avait oublié sa dernière œuvre. Elle sourit en la découvrant. Le visage qui ressortait n'était pas le sien. Il était différent.
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