38. Une crise de trop


Dépité. Tel était le mot qui caractérisait le mieux l'état de Kilian en ce mardi soir. Comme si son échec n'avait pas été assez fulgurant, il avait fallu que la pluie l'achève en détrempant ses cheveux ambrés. L'eau lui coulait sur la nuque, le dos et les poignets. Quelle idée, aussi, avait-il eu de venir à son court vêtu d'un simple t-shirt vert à manche longue, oubliant pull et blouson à la maison. Las, il n'avait plus qu'à grelotter sous les gouttes qui lui rappelaient son impuissance.

Le cours n'avait pas duré longtemps. Il n'avait même pas existé. À peine Kilian était-il arrivé chez les Merciers qu'Elsa, la mère, l'avait accueilli avec un visage triste dont les yeux fiévreux trahissaient des émotions récentes.

« Désolé, j'aurais dû t'appeler. Benjamin n'est pas retourné en cours cette après-midi. Il s'est enfermé dans sa chambre, il ne veut voir personne. Je ne sais plus quoi faire avec ce gosse, il me rend dingue ! »

À la différence des crises habituelles, celle-là s'était accompagnée de mots que le pré-adolescent ne prononçait d'habitude jamais. Des mots qui ne lui correspondaient pas agrémentées de larmes acides au goût de venin. Des mots qui faisaient mal.

« J'vous déteste papa et toi, c'est votre faute ! C'est parce que vous m'aimez pas ! »

Bloqué dans le couloir, Kilian avait essayé de parlementer avec son élève adoré. Chacun de leur côté de la porte, ils avaient échangé quelques phrases. Adossé au montant, le blondin avait demandé des explications. L'enfant aux yeux de différentes teintes avait murmuré des justifications peu compréhensibles. Il en avait assez, il était fatigué, il voulait en finir. Kilian ne le supportait pas.

« Pourquoi tu ne veux pas me dire la vérité, Benjamin ? »

En réponse, le jeune collégien avait simplement murmuré de son propre côté du mur :

« Pourquoi tu veux la savoir ? »

Ne sachant pas quoi rétorquer d'autres que les banalités habituelles, le lycéen garda le silence, le temps de réfléchir. Il ne pouvait pas lui dire simplement que ses parents l'aimaient et qu'il se faisait du souci. Ce n'eut pas été un mensonge, mais était-ce pour autant la seule vérité ? Kilian connaissait ses sentiments égoïstes. Il voulait que Benjamin aille bien pour son propre équilibre.

Et alors ?

Les poings serrés à côté de ses cuisses, l'adolescent sentit une certaine fureur lui monter aux narines. Rien ne servait de parler. Ne restait qu'un remous de franchise acerbe.

« Je ne veux pas la savoir, je veux que tu me la dises. Parce que la savoir, je la saurais de toute manière. Ça, je te le promets ! »

Benjamin ne répondit pas. Seuls ses reniflements et les petits bruits stridents qui s'échappaient de sa gorge indiquaient qu'il était bien là. En partant, Kilian refusa le billet que lui tendait Elsa. Il n'avait pas fait cours. Il n'avait même pas aidé son élève. Il ne servait à rien. Alors que l'orage le trempait jusqu'aux os, il s'abrita sous les branches d'un platane qui ne le protégeaient guère, puis envoya une série de texto à son protégé. Plus que de vouloir se montrer rassurants, ils ressemblaient à des divagations sans fondement.

« Viens me voir m'entraîner demain après-midi. Je vais commencer mon programme de préparation pour les nationales de cet été, ça me fera plaisir de te voir », « Tu vas regarder le premier épisode de la nouvelle saison de Game Of Thrones ? C'est bientôt ! » « Sois gentil avec ta mère, t'as de la chance d'en avoir une qui t'aime, tu te rends pas compte. » « La prochaine fois, on règle ça à Fifa... »

Tous restèrent sans réponse, au plus grand dam du blondinet. Trempé de la tête au pied, son premier réflexe en rentrant fut de serrer son chien dans ses bras avant de réaliser qu'un beau brun ferait tout aussi bien l'affaire. Épuisé par son ordinateur qui venait de planter pour la troisième fois en deux semaines et qui lui avait fait perdre deux heures d'écriture, ce dernier s'était mis au piano et improvisait un mélange de gammes et de morceaux qu'il aimait bien. Du Ghibli, encore et toujours. Un air tiré d'un film qui parlait de colline et de coquelicots. Muet, Kilian l'avait écouté dans l'entrée. Il voyait presque les fleurs. Il les entendait s'ouvrir. C'était étonnant, à chaque fois qu'il se sentait proche du fond du trou, une main jaillissait pour l'en sortir et lui redonner espoir.

La souffrance de Benjamin était insupportable. Il voulait que cela cesse. Il en avait besoin. Mais seul, il n'y arriverait pas. Cette vérité était au moins aussi cruelle que les sons qui s'engouffraient dans ses oreilles étaient doux. Les deux avaient comme dénominateur commun les doigts agiles d'un jeune adolescent, capable tour à tour de faire chanter un piano et de jouer la plus belle mélodie sur le corps d'un blondinet. Dans son lit, nu comme au premier jour, Kilian s'était vaguement demandé comment il avait pu passer du salon à ses draps sans même s'en rendre compte. Peut-être avait-il soupiré. Les bras d'Aaron avaient fait le reste en l'emportant et en le ceinturant comme la plus douce des protections. Las, il ne pouvait plus qu'admettre la vérité :

« J'ai besoin de ton aide. J'y arrive pas, j'trouve jamais les mots, ça sert à rien, il ne m'écoute pas... T'es toujours d'accord pour parler à Benjamin ? »

Le mercredi après-midi, fleuret au poing, Kilian impressionna les représentants de la jeune génération venus l'admirer. Certes, ils n'étaient que deux, mais cela lui suffisait. Même s'il n'avait pas répondu à ses textos, Benjamin avait obéi à ses ordres et s'était présenté en baissant la tête. Après tout, il n'avait pas le choix. Son foutu mentor blond avait téléphoné à son père pour le prévenir que sa présence était requise et, qu'en prime, il était invité à la maison pour le dinez ! Une idée d'Aaron, occupé aux fourneaux à finaliser nouvelle recette de tartiflette qu'il souhaitait expérimenter sur quelques cobayes. Ravis, Laurent avait répondu oui pour son fils et l'avait forcé à prendre le chemin du club. Pour que la démarche paraisse totalement désintéressée, Kilian avait aussi convié Alex à se joindre à eux, qui s'était empressé d'accepter la proposition.

Quand son maitre d'armes lui demanda pourquoi il avait fait venir les deux collégiens, le lycéen répondit avec le plus grand naturel qu'il avait besoin de partenaires d'entrainement à sa mesure pour se préparer au mieux ! Et lorsque J.P réclama la vérité, il prétexta vouloir simplement s'essayer à un petit un contre deux, mais comme il refusait de perdre et de passer pour un nul, il lui fallait des adversaires qu'il soit capable de gérer en même temps. Alors certes, dans cette configuration, les règles de déplacement et de priorité volaient en éclat, mais l'exercice était suffisamment intéressant pour que les deux débutants y trouvent eux aussi leur compte. Si au début, par manque de synchronisation, ils se firent plus humilier qu'autre chose, leur bonne entente leur permis rapidement de multiplier les touches. Certes, l'épuisement du blondin qui avait trottiné toute l'après-midi expliquait sans doute sa baisse de concentration, mais ce n'était qu'un détail. Ce n'était pas pour jouer la gagne que Kilian avait imaginé cet exercice, mais simplement pour détendre son protégé avant la suite des évènements.

Très satisfait de sa victoire, Benjamin en parla sur tout le chemin du retour, sautillant ici et là pour reproduire les plus belles feintes. Lui et Alex avaient été très bons, il fallait bien l'avouer ! Son compère, qui suivait paisiblement le mouvement en multipliant les discrets coups d'œil, l'admit à demi-mot. Oui, cela avait été vraiment sympa. Mais maintenant, il leur restait à reproduire la performance dans des duels en un contre un, ce qui risquait de mettre un peu de temps avant d'arriver.

De retour à la maison, Kilian profita qu'Aaron termine de préparer la pitance à l'aide de Benjamin pour montrer sa collection de manga à Alex. Une fois à table, le brunet s'amusa à jouer les papas poules, affichant une facette peu connue de sa personnalité. Oui, il était plutôt à l'aise avec les gosses. Taquin mais pas trop, attentionné, curieux et souriant, il arrivait à se faire apprécier d'eux sans le moindre problème. Alex glissa discrètement à Kilian qu'il le trouvait génial. Même Benjamin dut admettre qu'il le surprenait tout autant que la vinaigrette qu'il avait mise dans la salade accompagnant sa tartiflette. Pas peu fier de son effet, le brunet accepta de révéler son petit secret.

« J'ai rajouté un peu de citron pressé et de piment d'Espelette, ça se marie super bien ensemble, et ça donne du goût... »

La bouche pleine de fromage, de patates et de lardons, Alex détourna le sujet comme si de rien n'était :

« En parlant de mariage, vous comptez vous marier, tous les deux ? Parce que vous êtes gay, nan ? »

Rouge de gêne, Kilian bafouilla qu'il était bien trop tôt pour parler de ça et que, de toute manière, ils étaient encore au lycée et que ce n'était pas un sujet à aborder devant des gamins ! En plus, il était tard et temps de passer au dessert ! Cette réaction étrange causa l'étonnement du jeune escrimeur :

« Quoi ? Vous couchez pas ensemble ? Excusez-moi, j'croyais... »

Mort de rire face à la tête que tirait son petit ami, Aaron tapa trois fois sur la table d'une main en se tenant les côtes de l'autre. L'air de rien, il balança quelques anecdotes caustiques à l'oreille du jeune Alex, simplement pour le plaisir de faire bisquer son blondin. Cela marcha d'autant plus que le collégien semblait se passionner pour ces récits mi érotiques, mi comiques.

Pour finir cette soirée dans la bonne humeur, Kilian proposa une partie de strip poker d'un genre nouveau. Le jeu, imaginé par Aaron, avait ses propres règles et se jouait comme le texas hold'em, à cela près qu'à chaque nouvelle distribution, il fallait enlever un vêtement pour voir le Turn et un pour la River, que le vainqueur gagnait le droit d'intégralement se rhabiller et que les perdants récoltaient un gage ou une question indiscrète au hasard. Par soucis de pudeur, était exclu celui qui se retrouvait en slip ou en caleçon.

Jugé trop compliqué et vulgaire par la jeune génération, le jeu de cartes fut remplacé par un tournoi de jeux vidéo que Benjamin remporta haut la main devant un Kilian particulièrement boudeur. Pour la peine, ce dernier fut condamné à une séance de chatouilles qui se termina en bagarre où tout le monde s'en prenait à tout le monde. Enfin, Laurent sonna à la porte pour venir chercher son fils, puis les parents d'Alex en firent de même quelques instants plus tard. Au milieu du jardin, le jeune pré-ado fit demi-tour pour remercier à nouveau son hôte de la soirée, avant de s'essuyer un visage étrangement marqué par un drôle de liquide salé.

« Ça va Alex ? »

« Oui, non... c'est rien. C'est Benjamin, c'est tout, ça me fait chier... »

Dans l'intimité de leur chambre, Kilian et Aaron débriefèrent cette soirée. Armé d'un profond soupir, le brunet se lança dans une analyse sincère :

« C'est un bon comédien, mais ça reste un comédien. Sauf qu'il ne trompe personne. Le pire, c'est qu'il le sait. Il sait que tu sais pour les bleus, il sait que je sais aussi... même Alex, quand on chahutait à la toute fin, il faisait attention de ne pas le toucher. Et de ce que tu m'as dit, à l'escrime, quand ils tirent ensemble, il retient toujours ses coups. Il est loin d'être con ce petit, il a très bien pigé que ton p'tit protégé se force à sourire. Perso, je n'aime pas ça du tout. Le dernier acteur à m'avoir joué ce genre de comédie... »

« C'est chaton ? Euh, Justin, je veux dire ? », demanda Kilian avec nervosité.

« Ouais. Enfin, c'était différent, hein, complètement. Mais bon, tu vois vraiment le gamin qui garde tout pour lui et qui est sur le point d'exploser. Dans son regard, ses mots, ces gestes... tout est faux. J'ai essayé de lui parler en tête à tête dans la cuisine, j'ai joué cartes sur tables... il est resté complètement muet et a fait comme si de rien n'était dès que tu es revenu... »

Déçu, Kilian serra les draps au creux de ses paumes et ferma les paupières. L'opération en cours ressemblait fort bien à un échec. Un baiser dans son cou lui fit rouvrir les yeux. Allongé à ses côtés, Aaron semblait aussi calme que pensif...

« Il se fait maltraiter par des mecs de son collège, plus âgés que lui. Il est leur souffre-douleur, physiquement et moralement. Il est complètement effrayé, c'est pour cela qu'il ne dit rien, ils l'ont menacé. Il se sent pris au piège. Ses crises, c'est des appels au secours. La peur le rend muet, c'est sa manière à lui de crier. Mais vu son état actuel, ça ne durera pas infiniment, j'en ai peur, il est à bout. Ça doit faire des mois que ça dure... »

Surpris par cette révélation, le blondin se retourna vers son petit ami. Il s'enerva

« Comment tu peux savoir ça ? Enfin, être aussi sûr de toi ? Il t'a parlé ou pas ? »

Le visage fermé et marqué par une réflexion profonde, le brunet hocha la tête.

« Il n'avait pas besoin de me le dire pour que je devine. J'ai énoncé plusieurs hypothèses devant lui et j'ai observé ses réactions. Tu sais, quand j'étais en primaire, j'm'en prenais plein la gueule. C'est au collège que j'ai changé. Je sais aussi bien comment se comportent les tortionnaires que leurs victimes, c'est l'avantage d'avoir joué les deux rôles... Ce gosse, c'est un comédien, mais un mauvais... Maintenant, la question que tu dois te poser, c'est si tu es prêt à perdre son estime pour le sauver. Il faut en parler à ses parents et le sortir de ce collège avant qu'il ne lui arrive malheur. Par contre, ne compte pas sur moi pour t'accompagner dans un plan débile. Tu m'as demandé de sonder le gamin pour avoir mon avis, tu l'as. Maintenant, c'est entre tes mains, mais hors de question de le suivre en cachette et de jouer aux cow-boys pour que tu puisses l'aider sans trahir ta parole, j'suis pas Gabriel... »

Perdu, le blondinet mit plusieurs heures à trouver le sommeil. Ses lèvres rouges posées sur la peau opaline du brunet laissèrent s'échapper un léger souffle chaud, un dernier soupir. Dans son agitation, il ne remarqua même pas que ce dernier discutait par texto sur son téléphone. Toute la nuit, Kilian la passa à réfléchir à ce qu'il devait faire.

Certains mots l'avaient perturbé. Devant son petit-déjeuner, il lâcha une nouvelle salve de question auxquelles Aaron répondit de manière particulièrement évasive.

« Pourquoi t'as dit que t'étais pas Gaby ? Tu me passes le Nutella ? »

« Tiens. Et du quoi tu parles ? Le lait s'teuplait... »

« Hier soir, tu m'as dit que tu n'étais pas Gabriel. Ça, ça va, j'avais remarqué. Mais j'aimerais comprendre ce que tu voulais dire par là... »

« Le lait d'abord... », grogna le brun.

« Tiens. Alors ? »

« Je sais plus... C'est simplement que Gabriel est un mec qui supporte encore moins l'injustice que moi, c'est dire si ça lui hérisse les poils. Sauf que lui, il a toujours des idées loufoques pour régler les problèmes, alors que je suis plus terre à terre... Je vais à l'essentiel, je maximise mon efficacité et je calcule tout. Lui, faut toujours que ça soit perché, même si c'est inutile, simplement pour la beauté du geste. Après, j'admets qu'il est efficace. Ce n'est pas pour rien que je lui ai demandé de veiller sur toi l'année dernière. Il reste du multivitaminé ? »

Après avoir tendu le pack de jus de fruit à son petit ami, le blondinet avala d'un coup sec son chocolat chaud. L'horloge de son téléphone indiquait très clairement que ce n'était plus une heure pour être en boxer, mais au moins en jean et en t-shirt.

Toute la journée, Kilian la passa à retourner dans sa tête les mots d'Aaron. Il avait comme une étrange impression de les comprendre de travers, et pourtant... C'était le premier jeudi du mois d'avril, et comme tous les jeudis, son sens du sacrifice le poussa à s'allonger nu sur un clic-clac pour la grandeur de l'art. Comme tous les jeudis depuis des mois, Gabriel semblait particulièrement mou du genou. Ce qui ne rentrait pas du tout, mais alors pas du tout dans le plan du blondin.

« Tu te souviens de Benjamin ? Tu l'avais vu à ma dernière compète. C'est le gamin qui... »

« Te fatigue pas, Nicolas. Ton mec m'a déjà tout raconté, André. Et franchement, j'm'en tamponne le coquillard, Édouard. Tu peux te mettre sur le flanc, Fernand ? Merci, Jean-Louis... »

Surpris et choqué qu'Aaron ait osé parler de son protégé dans son dos sans lui demander l'autorisation, Kilian oublia de bouder à cause des surnoms débiles dont il se voyait affublé, premier avril oblige. C'était dire à quel point il était en colère. Pourtant, le fait que Gabriel soit déjà au fait de toute l'histoire représentait un certain avantage en termes d'économie de salive. Il pouvait aller à l'essentiel :

« Tu veux pas m'aider ? Chouchou veut pas se bouger les fesses, mais moi, j'veux pas laisser tomber Benji. J'suis pommé Gaby, j'te jure. J'te demande pas grand-chose, simplement des conseils... Tu ferais quoi, toi ? »

Posant un regard triste alternativement sur sa toile et sur son modèle, le littéraire laissa un blanc s'installer pendant plusieurs secondes avant de répondre. Son air taciturne avait comme enveloppé son atelier de sa lourdeur. Pour le coup, il faisait vraiment sa tête des mauvais jours, ce qui était particulièrement insupportable.

« J'en sais rien, Fabien. Et j'suis un peu fatigué José, alors arrête de gigoter quand t'es nu, Manu, c'est chiant, Lilian. »

Incrédule face à cette réaction puérile qui ne ressemblait pas du tout à son artiste personnel, Kilian se leva et l'attrapa par les épaules. Il avait comme une furieuse envie de le secouer et de lui hurler dessus, ce qu'il fit, d'ailleurs, sans trop réfléchir une larme à l'œil.

« PUTAIN, GABY ! C'EST SÉRIEUX, MERDE ! »

Étonné par la violence de cette réaction, le châtain resta interdit pendant quelques instants. Qu'y pouvait-il si, depuis des semaines et des semaines, son moral connaissait des hauts et des bas sans qu'il ne puisse rien y faire ? Et pourquoi c'était à Kilian, de toujours pleurer ? Pourquoi lui aussi n'avait-il pas le droit de chialer ? Lui, l'artiste soi-disant omnipotent d'après les murmures de ses camarades, mais réduit à une putain d'impuissance qui étreignait son inspiration et sa créativité depuis qu'il avait réalisé à quel point il avait passé son temps à se surestimer ? Ah, voilà, les larmes lui venaient aussi. Et il n'y avait rien qu'il ne puisse faire contre ça. Comme il n'y avait rien qu'il avait pu faire ces derniers temps pour se relever après la plus mémorable de toutes ses gamelles. Même si son trait était toujours aussi fin, il ne croyait simplement plus en son art. Ses pauses n'y avaient rien changé, reprendre un rythme créatif normal non plus. Même en mettant toujours un petit supplément d'âme à ce qu'il dessinait et en s'appliquant sur toutes les esquisses qu'il pouvait produire, la magie qui le caractérisait ne voulait plus revenir. Sans doute n'était-elle qu'une chimère qui s'était évaporée avec le reste dans le rose d'une salle de classe.

« T'es vraiment têtu comme une mule... Ursule. Ou comme un âne... Kili... »

Mais avant même que l'artiste n'ait eu le temps de terminer son ultime blague, les mains de son modèle avaient glissé de son col vers ses joues. Ses yeux humides complètement écarquillés, Gabriel assista, impuissant, au mouvement de tête du blondinet et au léger effleurement de leurs lèvres. Les paupières closes et brillante, le blondinet maintint le contact jusqu'à ce que le besoin de respirer le pousse à reculer. Complètement interloqué, le châtain lui demanda des explications :

« Mais.... Tu me fais quoi, là ? C'est quoi ce délire ? ELVIRE ! »

Tout aussi surprit que son camarade par ce qui venait de se produire, Kilian trébucha et se rétama les fesses par terre. Il avait comme, qui dirait, un tout petit peu oublié de réfléchir... Et pourtant, il ne regrettait pas. Gêné, il tâcha de se justifier en se grattant l'arrière du crâne :

« Bah, t'avais fait ça avec moi quand j'allais pas bien, l'année dernière. C'est magique, non ? Ça n'a pas marché ? Zut, désolé... j'pensais... »

Les yeux écarquillés, Gabriel dévisagea son modèle. À défaut d'un électrochoc, il venait tout de même de se prendre un petit coup de jus. Lui restaient deux possibilités : étrangler séance tenante cet imbécile de blondinet et faire disparaitre le corps dans le sanibroyeur – décision compliquée pouvant entrainer des effets secondaires non désirés comme la haine éternelle d'un brun – ou simplement le renvoyer chez lui avec un coup de pied au derrière. Finalement, ce fut cette solution qui fut retenue, au plus grand dam de Kilian. Parce que du coup, il n'avait pas eu sa part de pizza hebdomadaire...

Déçu par l'échec de sa tentative de réveiller le tigre enfoui en Gabriel, l'adolescent aux yeux verts traina des pieds jusqu'à chez lui. Il était dans une impasse. Il n'avait plus qu'à escalader le mur. Mais les choses étant toujours plus simple à dire qu'à faire, ce fut sans le moindre plan qu'il se pointa à l'escrime le vendredi soir pour aider J.P à encadrer les plus jeunes. À sa plus grande joie, il aperçut Benjamin en train de s'entrainer avec Alex. Mais ce qui le surprit vraiment fut de voir Gabriel en train de dessiner sur un banc.

« Mais.... Tu... tu fais quoi, ici ? »

« Ça ne se voit pas ? », répondit le châtain en soufflant sans même relever son nez de son carnet de croquis. « Je suis en train de te soutenir dans tes délires. Aaron m'a prévenu que tu venais jouer les nounous le vendredi, donc bon, j'ai cédé et voilà. Mais ça a intérêt à être intéressant, parce que là, je sèche un entrainement de hand rien que pour ta gueule alors que demain, on joue un match important pour le championnat. Bon, en scelle Marcel. Toi tu t'occupes des gosses et moi, j'observe et je pense à un plan, Ferdinand... Putain, si ça continue, j'vais finir à court de prénom avant le fin de la semaine, Alcène. »

Se retenant de se jeter au cou de son artiste pour le remercier, Kilian masqua sa joie derrière son masque et s'en alla conseiller les plus jeunes sur leur position. À la fin de la soirée, alors que chacun rentrait chez soi, Gabriel traina le blondin jusqu'à un distributeur. Après avoir offert un coca rafraichissant à son camarade, le châtain lui exposa ses desseins en les illustrant par moult schémas inutiles mais cools, ce qui justifiait pleinement leur présence dans la conversation.

« Bon, d'après ton mec, Benjamin se fait très gravement emmerder par des imbéciles de son collège. Donc étape un, on cherche le nom des imbéciles en question. Étape deux, on leur fait passer l'envie de jouer aux cons, tu vas voir, ça va être marrant. Étape trois, on tire ton protégé par la peau des fesses pour qu'il dénonce ces baltringues et on lui cherche un établissement de repli au cas où son administration se montrerait trop chiante. J'ai connu ce genre de délires en troisième, j'avais un pote, Uriel, qui se faisait emmerder pour des conneries. Les petites frappes cul-bénies qui veulent faire leur loi, je sais comment les faire pisser dans leur froc. »

Hochant frénétiquement la tête à chaque nouvelle information, Kilian contracta ses lèvres, meilleurs moyens pour lui de ne pas interrompre son camarade avec des interventions loufoques. Dit comme ça par Gabriel, tout semblait super simple. C'était même impressionnant, en fait. L'artiste continua son exposé :

« Du coup, j'aurais besoin que tu sèches quelques cours, forcément. T'en fais pas, je trouverais une excuse pour le CPE. Il se tape ma mère, il peut bien fermer les yeux sur quelques absences. Et puis, il va aussi me falloir des fringues auxquelles tu ne tiens plus, ramène-les-moi lundi, et du chewing-gum. »

Même s'il ne comprenait pas du tout à quoi tout cela pouvait bien servir, Kilian nota avec application la liste du matériel sur son téléphone, avant de s'étrangler à l'écoute du dernier élément y figurant.

« J'aurais aussi besoin du p'tit, là, pour nous filler un coup de main, celui qui craque sur Benjamin. Alex, son prénom, c'est ça ? Il est sympa lui, mais encore plus transparent que toi à son âge. J'l'ai cramé tout à l'heure. Quand il a pigé que j'avais compris, il était tellement rouge que je suis sûr que s'il s'était caché dans un arbre, on aurait pu prendre ses couilles pour des cerises. He, Kil, ça va ? Tu fais une drôle de tête, là... »

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