36. L'enfer, c'est les autres
« Tu crois que c'est notre faute ? »
Choqué par les révélations de Manon, Kilian passa son après-midi à regarder le ciel par la fenêtre avant de se ridiculiser devant les petits jeunes à l'escrime. Son esprit embrumé ne lui obéissait plus vraiment, et même Alex et Benjamin arrivèrent à lui mettre des touches gratuites alors qu'il essayait de leur enseigner l'art de la riposte.
Une fois rentré chez lui, il se mit immédiatement à ses devoirs, oubliant qu'il avait tout le week-end pour cela, puis se serra à la poitrine d'Aaron, en admirant sa capacité à se détacher des évènements de la vie réelle pour écrire ses histoires. Le brunet fourmillait d'idées, suffisamment pour poser les bases de plusieurs chapitres en quelques jours à peine. Cela n'empêchait pas le blondinet de culpabiliser.
Bien sûr, il trouvait les sentiments de Cléo pour sa sœur parfaitement infects. C'était de l'inceste et rien d'autre, le signe de graves troubles mentaux. Cléo était malade. Sa manière de s'offrir à d'autres pour de l'argent ? Une dégénérescence et la marque d'un esprit pervers et vicieux ! Tout ce que Manon avait pu raconter au bord des larmes pour justifier son comportement avait eu l'exact effet inverse. Elle avait révélé à tous sa véritable nature. Tout ce que cette histoire pouvait inspirer à Kilian, c'était le dégoût.
Enfin, c'était ce qu'il aurait préféré ressentir, plutôt que cette foutue compassion. Devant ce que Cléo avait vécu – la perte de ses parents, la compréhension de sa différence et le comportement autodestructeur de sa sœur – le blondinet avait développé une énorme empathie. Finalement, il y avait plus de choses qui les rapprochaient qu'il ne l'aurait cru... Le poids du regard des autres, la difficulté d'assumer ses sentiments, la bêtise qui les caractérisait tous deux et qui les poussaient à toujours faire les pires choix, le destin qui s'acharnait... La principale différence entre eux tenait en peu de chose, simplement à un destin en tout point plus ignoble pour celui qui possédait des yeux gris-bleuté au milieu de son visage que pour celui qui les avait verts.
Kilian trouvait cela injuste. Cléo, méritait de rire, de connaitre l'amour, de se faire des amis et de s'amuser. Il ne les avait pas choisis d'avoir des sentiments confus, pas plus que Kilian n'avait décidé de tomber raide dingue d'Aaron. Et aller jusqu'à se vendre par dégout de soi-même, c'était tellement ignoble que le blondin avait envie de chialer. Ça, c'était bien une idée de con. Il pouvait en attester, il l'avait eue ! Sauf que lui, il avait autour de son cou et de son ventre les bras d'un garçon qui l'aimait suffisamment pour l'empêcher de faire n'importe quoi.
« Non, ce n'est pas notre faute, Kili. Ce qui est fait est fait et on ne peut rien y changer. Sa sœur est un mur, il a fait le choix de lui rentrer dedans à pleine vitesse. Il s'est servi de nous autant qu'on s'est servi de lui. Il savait ce qu'il faisait. »
Pragmatique, Aaron préférait passer ses doigts dans la douce tignasse de son petit ami plutôt que de culpabiliser. Bien sûr, il ne pouvait que regretter son refus d'admettre ce qu'il avait pourtant compris des semaines plus tôt. Cela l'avait rendu complice de l'autodestruction de Cléo. Et alors ? Il s'en foutait. C'était ainsi, il était trop tard pour changer quoi que ce soit. À ses yeux, un seul être importait et il le serrait dans ses bras. C'était tout. C'était bien assez.
Cette explication n'empêcha pas Kilian de continuer à se frotter le visage au rythme de l'apparition de ses larmes.
« Manon a dit qu'au début, il voulait qu'on devienne ami. Moi, à chaque fois qu'il me parlait, qu'il me provoquait et qu'il faisait chier les autres comme Cam, j'croyais que c'était parce que ça l'amusait, qu'c'était encore un connard comme les autres. Mais en fait, il voulait juste qu'on lui tende la main. Il nous a envoyé plein de signes, et nous... et moi... Putain, ça fait chier. À côté de ça, il... il est génial ! Il a de l'esprit, de l'humour, une vraie tolérance pour la différence... C'est pas juste. J'veux qu'on l'aide, on peut pas le laisser se détruire comme ça... »
Attendri par cette touchante déclaration si fidèle à l'esprit de son petit ami, Aaron sourit et lui déposa un baiser dans le cou, puis éteignit la lumière de la table de nuit.
« Dors. On verra lundi s'il s'est remis du choc, ensuite on avisera. Te pourris pas le week-end à penser à ça. L'important, c'est nous deux. »
Malgré ces recommandations, Kilian vécut un début de nuit plutôt agité. Le stress emmagasiné depuis plusieurs jours lui avait contracté la vessie. Sur le coup des deux heures du matin, n'en pouvant plus, il enjamba maladroitement Aaron pour se rendre aux toilettes, réveillant malencontreusement son cher et tendre. Étonné par la lumière, le faible bruit qui provenait de la salle de bain et l'absence d'un corps blond à serrer contre lui pour se rendormir, le brunet se traina en dehors de la chambre. Fidèle à lui-même, il envoya une petite provocation à la figure de son petit ami.
« Bah alors, tu pisses comme une gonzesse maintenant ? C'est super rare que tu te lèves la nuit ! »
En guise de réponse de la part du prince Kilian assis sur son trône, Aaron se prit le rouleau de papier toilette en plein visage.
« Et alors quoi ? J'ai pas le droit d'être ta gonzesse ? Putain, j'te jure, si tu continues à me faire chier, j'vire lesbien ! »
Alors qu'Aaron, mort de rire, était retourné se cacher sous les draps, son blondinet le rejoignit plusieurs minutes plus tard après un brin de toilette et se montra particulièrement câlin. Il venait simplement de prendre conscience de la bêtise qu'il venait de dire et qu'il tenait à corriger.
« Nan mais c'est stupide en fait. Si j'étais une fille, je serais hétéro à cause de toi ! D'ailleurs, vu qu'on en parle... »
Accompagnant ses mots d'un baiser, l'adolescent se retourna et se positionna à quatre pattes, les fesses le plus en évidence possible juste sous le nez de son petit ami. Ce qui était pratique avec la pénombre, c'est qu'elle cachait aussi bien les formes son postérieur que le rouge intense de ses joues. Incrédule, le brunet s'exclama :
« Hein ? Tu veux quand même pas que... »
« Si ! », murmura le blondin en cachant ses yeux dans un coussin, avant de justifier sa demande. « Ça va, ça fait deux mois, j'en peux plus ! M'oblige pas à te demander un truc pareil à deux heures du mat, fais le juste ! Fais-le tous les jours ! »
Surpris par ce souhait sincère mais touché par ce qu'il représentait, le brunet entreprit, sans discuter, de choyez par tous les moyens à sa disposition l'offrande de son ange. Du bout des lèvres, il l'embrassa. De l'extrémité des doigts, il le massa, provoquant un grand nombre de petits râles de plaisir entremêlés à de douillets piaillements. Sa longue pénitence touchait enfin à sa fin. Malgré les semaines, il n'avait pas oublié les gestes que son blondinet préférait, ni où se situait ses points les plus sensibles. Quand enfin son tendre agneau fut prêt et parfaitement relaxé, la poitrine collée à ce dos lisse qu'il adorait tant, Aaron lui déclama sa passion de tout son être au rythme de son souffle et d'une petite musique qui se jouait toute seule dans sa tête. L'heure n'avait aucune importance. Le reste du monde non plus. L'accident avec Cléo trouvait une parenthèse dans laquelle se faire oublier. Seuls comptaient les tremblements dont ces deux corps s'étaient trop longtemps privés et les soupirs de plaisir que Kilian pouvait lâcher en sentant son homme jouer ses meilleures gammes sur sa peau. De ses doigts agiles de pianiste, Aaron accompagna chaque va-et-vient de caresses s'étendant du visage aux cuisses, en passant par les lèvres, la bouche, le torse, le ventre, les hanches, le nombril et l'intriguant tressaillement de l'entrejambe de son partenaire. Complètement soumis à la virtuosité de son amant, Kilian oublia son vœu de se retenir et sentit le premier une intense chaleur envahir puis quitter son corps. Aaron le suivit quelques instants plus tard en se serrant à lui de toute son énergie jusqu'à ce que ses dernières forces l'aient quitté. Épuisé, le blondinet lâcha un simple murmure :
« T'es quand même vachement meilleur que moi ! »
Après cet instant nocturne, ce fut un week-end coupé du monde que les deux adolescents passèrent en amoureux, sans répondre à aucun mail ni SMS et sans voir personne d'autre que leurs chiens, Cédric et François. Ils avaient trop de chose à se dire et à échanger. Durant ces deux jours, Aaron écrivit beaucoup et Kilian l'observa de longues heures avec des yeux pétillants. Entre eux, c'était comme si tout était arrangé et pardonné. Plus rien ne semblait pouvoir perturber leur bonheur.
C'était sans compter sur les autres.
« L'enfer, c'est les autres ! Qui peut m'expliquer le sens de cette phrase ? »
Étudier une pièce de théâtre de Sartre dans le huis-clos d'une classe de cours, c'est une définition plutôt correcte de l'enfer, d'autant plus quand le professeur est le diable en personne. Pourtant, si la majorité des élèves était plutôt d'accord avec la définition d'Aaron, cela n'était pas le cas de ce bon vieux Monsieur Dugérond.
À peine les cours avaient-ils repris le lundi que Kilian s'était rappelé pourquoi il préférait de loin l'escrime au français. Malheureusement, l'un était noté au bac et pas l'autre. Enfin, en fin de première en tout cas ! En terminale, l'adolescent aux yeux verts tenait bien à présenter l'option, histoire de grappiller quelques points. Avec son niveau, il pouvait très facilement obtenir les onze alloués à la performance et en grappiller sept ou huit sur la maitrise technique et l'entretien. Il s'en réjouissait d'avance. Mais en attendant, c'était la langue de Molière qu'il devait passer en juin. Et ça, c'était déprimant. Tout autant que la tronche que tirait un de ses camarades.
Forcément, devant un texte pseudo-philosophique du champion de France de fumage de pipe, catégorie binoclard tringlant de la Beauvoir – une formulation poétique issue de l'esprit fertile d'Aaron –, il était normal que Kilian se sente plus concerné par le comportement destructeur de Cléo que par les mots qui se succédaient sans le moindre sens sur sa feuille et dans la bouche de son professeur.
Dès les premières heures de cours, il avait appris par Jérôme que le garçon aux yeux gris-bleuté avait passé le week-end chez Manon. L'incident avec sa sœur fut classé sans suite par l'administration. L'adolescent avait insisté pour imposer sa version, celle où il avait malencontreusement trébuché sans que Cléa ne le touche. Personne n'était dupe, mais nul ne voulait remettre de l'huile sur le feu.
Le mauvais caractère du frêle Panda insupportait Kilian. Alors qu'il était venu s'assoir à côté de lui pour s'excuser sans bien savoir de quoi et s'enquérir de ses nouvelles, ce dernier avait détourné le regard.
« T'y es pour rien si je suis une merde. Fous-moi la paix. »
Toute la journée, Cléo s'était comporté de manière sèche et désagréable avec les autres, comme si se faire haïr était la seule solution qu'il avait trouvée pour se punir. Il ne voulait parler sincèrement de ce qu'il pouvait ressentir avec personne, préférant multiplier les remarques désagréables, notamment envers les filles. Cela lui valut une gifle de la part de Yun-ah et des menaces de la part de Martin. Face à cela, il n'avait rien trouvé de mieux que de rigoler aux éclats en répétant inlassablement la même phrase.
« Vous me trouvez détestable, hein ? »
Plus Cléo cherchait à se rendre haïssable, plus Kilian ressentait de l'empathie. La vérité évidente lui apparut sur le chemin qui le ramenait de chez Benjamin après leur cour du lundi : il ne pourrait pas être heureux avec Aaron tant que des gens allaient mal autour de lui. C'était impossible. Sa réaction au malheur et à la détresse d'autrui était presque viscérale et lui nouait toujours les intestins. Il le savait, c'était sa foutue ultra-sensibilité qu'il se trimbalait depuis l'adolescence qui était la cause de tout ça. Aussi étrange cela pouvait paraître, il n'avait pas choisi d'être gentil. Même s'il pouvait se comporter comme une véritable raclure quand des ordures s'en prenaient à ceux qu'il appréciait, rien ne pouvait l'empêcher de voir le bien partout où il se nichait, et de souffrir pour les autres dès que cela lui semblait justifié.
Il voulait rendre le sourire à Cléo, tout comme il voulait entendre Benjamin rire et voir Camille bien dans sa peau. C'était aussi simple que cela. Il ne pouvait pas se contenter d'un bonheur égoïste dans les bras de son brun, quand bien même c'était sa priorité. Cela n'était pas suffisant pour le rendre pleinement heureux. Il n'y avait aucun accomplissement. C'était égoïste et il en avait conscience, mais il avait besoin que les choses aillent bien autour de lui. Si l'enfer, c'était les autres, alors il serait l'émissaire du paradis pour apporter un peu de joie dans leur vie. S'imaginer résoudre tous les problèmes autour de lui le rendait même plutôt fier.
Son seul problème était simple, mais de taille : il n'était ni Aaron, ni Gabriel. Vouloir régler les problèmes de ses camarades était une intention louable. Y arriver, c'était une autre paire de manche.
Alors, le mardi pendant la pause déjeuner, il ne lâcha pas son artiste préféré d'une semelle. Il voulait trois choses : une signature sur un papier, des conseils et un coup de main. Si sa première requête fut rapidement satisfaite, il dût argumenter pour les suivantes :
« Quand t'étais au collège à Paris, tu faisais toujours des trucs hyper cools pour faire réfléchir les autres ! Quand tu m'en parlais sur Skype en te marrant et tout, j'étais subjugué, moi... Sérieux, ça fait combien de temps que t'as pas fait une super connerie ? »
Le regard vide perdu entre une tranche de pain et une compote, le châtain soupira une partie de l'air qu'il avait dans les poumons. Ce que disait Kilian était vrai. Il était comme ça, avant. Il avait ce talent en lui, cette capacité de voir des couleurs que les autres ignoraient, de trouver des solutions inédites et d'imaginer des raisons d'espérer. Son art était une combinaison de son violon, de ses dessins et de ses idées. Il s'amusait à briller comme la pleine lune dans un ciel étoilé.
Et pourtant, la première s'était accompagnée d'une certaine lassitude. Là encore, posant ses yeux sur la table d'à côté de laquelle une certaine fille déjeunait avec quelques amis, il avait du mal à comprendre ce qui clochait. Cela faisait déjà plus de trois mois qu'il l'observait ainsi. Trois mois qu'il faisait semblant. Trois mois que tout l'ennuyait, qu'il ne trouvait de motivation à rien et qu'il se forçait à faire ce que, d'ordinaire, il adorait. Trois mois qu'il avait renoncé.
« GABY ! J'te parles putain ! J'ai besoin de toi, moi ! J'sais pas, donne-moi des idées au moins... »
Débarrassant son plateau à peine entamé, le châtain se leva en soupirant.
« Excuse-moi, Kil, là, j'vois pas... J'connais pas assez Cléo. C'est sa sœur que j'me tape en cours, tu sais... »
Frustré, Kilian passa l'après-midi à grommeler avant de filer s'entrainer à l'escrime puis de rentrer en courant embrasser son brun.
Après diner, constatant l'air abattu de son petit ami, Aaron lui demanda naïvement des explications. En réponse, le blondin lui balança ses plus beaux yeux de chat en lui tendant une feuille repliée.
« On m'a diagnostiqué plusieurs maladies graves, à savoir la maladie d'amour, la blondeur et l'aarophilie ! C'est très dangereux, il parait que ça attaque directement les neurones ! Mais ça va hein, on m'a prescrit un médicament à prendre deux fois par jour par voie orale ou rectale ! Mon médecin a été très clair ! Sans ça, je pourrais souffrir d'une grave dépression aggravée ! Ce qui sémantiquement est gravissime, vu que c'est grave aggravé. »
Étonné et presque incrédule devant ce gloubiboulga de grand n'importe quoi, le brunet se saisit du morceau de papier avant de laisser son front tomber sur la table. L'essence du médicament avait beau ne pas être claire, il en était la seringue. Ce qui était parfaitement ridicule.
« Qu'est-ce que tu te fous de ma gueule ? C'est pas une ordonnance, c'est un mot que t'as écrit et que tu as fait signer par Gabriel ! »
« Yep ! », repris fièrement le blondinet. « C'est mon médecin traitant. J'suis en consultation chez lui tous les jeudis soirs. Et il dit que je suis trop chiant, que c'est même pour ça qu'il a signé. Du coup, faut vite que je me soigne ! Tu viens ? »
Plus amusé qu'autre chose, Aaron se laissa trainer jusqu'à la chambre afin d'offrir sa médecine au grand malade. Puis, une fois l'administration du remède terminée, l'infirmier osa demander à son patient adoré d'où lui venait cette nouvelle exigence, même si, à titre personnel, il acceptait tout à fait de se sacrifier et de donner un peu de sa personne pour la science. Les yeux clos, les paupières humides et les doigts posés délicatement sur le ventre de son homme, Kilian répondit de la manière la plus franche et sincère possible :
« J'veux en profiter un max ! De toi, de nous... J'veux plus qu'on soit jamais fâchés. J'veux que tu me donnes de la force et du courage pour tout ce que j'ai à faire... »
Malheureusement, malgré les dons en nature d'Aaron à sa personne, toute la semaine, le blondinet ne put que constater son impuissance.
Cléa n'avait plus la moindre retenue à fumer et picoler avant et après les cours. Vu son état délétère, certains enseignants en vinrent même à se demander si elle ne se débrouillait pas pour tirer sur ses cigarettes préférées pendant les pauses, à l'abri des regards indiscrets. Quand ses amis lui demandaient de parler de son frère, elle répondait avec une froide cruauté qu'elle préférait se considérer comme fille unique depuis que toute sa famille était morte dans un accident de voiture, et ce même quand Cléo pouvait l'entendre. Pire que de ne plus l'écouter, elle s'était mise à l'ignorer totalement, comme s'il n'existait plus ou n'avait jamais existé. Sa méchanceté était proportionnelle à sa consommation. Jamais elle n'avait été aussi acide. Ses camarades et amis, à commencer par Manon, ne pouvaient rien faire d'autre que la regarder se détruire de loin. Personne n'avait la force de lui faire ouvrir les yeux.
Le summum fut sans doute atteint le jeudi, quand elle fut retrouvée inconsciente dans une salle. Choqué, Gabriel annula sa séance avec Kilian. Mais celui qui réagit le plus mal fut naturellement Cléo.
Après plusieurs jours à simplement se comporter comme un con avec les autres et à s'auto flageller en public, l'adolescent entra dans une profonde et violente déprime. Si apprendre la nouvelle overdose de psychotropes et d'alcool de sa sœur par des messages rapportés le rendit fou, entendre par la bouche de l'infirmière qu'elle refusait de le voir le rendit méchant, au point de menacer de la main la pauvre employée.
« C'EST MA SŒUR ! »
Devant sa fureur, il fallut non moins de trois professeurs pour le maitriser, dont Monsieur Dugérond, prof de français de son état qui reçut une mandale accidentelle sur le visage ainsi que quelques insultes qui, elles, lui étaient tout à fait destinées.
Convoqué dans le bureau de monsieur Musquet, l'adolescent se vit immédiatement renvoyé pendant trois jours, et ce sans autre forme de procès. Cléo n'échappa au conseil de discipline et à l'exclusion définitive que grâce à ses excuses sincères et à la crise de larmes qui inondèrent le bureau du CPE, plus compréhensif sur ce sujet tendu que n'importe quel autre adulte de tout le lycée.
« Rentre-chez toi et repose-toi plusieurs jours, tu es surmené. Nous avons contacté ton oncle au sujet de ta sœur, on comprend tous le problème, mais on est impuissant... Tant qu'on ne la surprend pas à fumer ou se piquer dans l'établissement, nous ne pouvons rien faire. Et même si on la prenait sur le vif, nous n'avons qu'un arsenal répressif à lui opposer, alors qu'elle a surtout besoin d'être accompagnée. »
Sincèrement bouleversé par ce qui venait de se passer, Kilian attendit son camarade à la sortie du lycée. Il voulait lui parler.
« Mais merde ! Arrête de jouer au con ! On peut t'aider ! Je peux, moi ! »
Cléo n'en avait aucune envie. Pointant son index sur la poitrine du blondinet, l'adolescent aux yeux gris bleu grogna son total désaccord à ce sujet. Ses yeux étaient injectés d'un mélange de sang et de pleurs.
« J'ai tout perdu ! Tu piges ? Sans elle, j'ai plus rien ! PLUS RIEN ! Casse-toi Kilian. J't'en supplie, casse-toi... À part rajouter de la merde là où il y en a déjà plein, tu sers à que dalle... J'te jure, cherche pas à m'aider ou tu vas le regretter... »
Blessé, le lionceau en oublia de rugir. Dieu qu'il se sentait inutile. Pas même toute la gentillesse et prévenance d'Aaron à son égard ne réussirent à lui redonner le sourire. Leur couple étonnait d'ailleurs tout le monde. Là où le brunet fanfaronnait d'un bonheur retrouvé, le blondin préférait cogiter seul dans son coin.
Le vendredi fut le théâtre d'un certain nombre de médisances. Cléa en arrêt maladie et Cléo interdit de présence, les langues se délièrent. Tout le monde avait quelque chose à dire, une critique à formuler ou une saloperie à lâcher au sujet des jumeaux. Même Dugérond s'y mit, contestant la décision de l'administration de ne pas avoir interdit à l'élève turbulent de remettre les pieds au lycée.
« Des animaux comme ça n'ont pas besoin de cours mais de dressage, à défaut d'une bonne assistante sociale ! »
La réponse sèche d'Aaron, qui lui rappela qu'il n'était pas de son ressort de juger de la vie personnelle de ses élèves et encore moins de les insulter, fut applaudie par la classe et fit immédiatement regretter au professeur qu'on ne puisse pas non plus se séparer des insupportables donneurs de leçons.
Dépité par son impuissance totale, Kilian passa la fin de semaine entre son lit et la chambre d'hôpital de son frère, qui semblait aller mieux malgré des séquelles toujours présentes. Seule péripétie d'un week-end triste et calme, une micro-prise de bec dans le couple à cause du chapitre trente-cinq du roman d'Aaron, passage que dernier venait d'achever. Si le blondin trouvait cela toujours aussi drôle et délirant, il apprécia peu le portrait sévère fait d'Alia, la jeune tunisienne avec qui il était sorti quelques mois l'année précédente.
« Nan mais moi, ça me fait rire, j't'assure. Mais elle, si elle voit ça, elle va faire la tronche, et ça va encore me retomber sur la gueule ! D'ailleurs, ça fait presqu'un an qu'elle me fait la gueule... Ouais, nan, t'as raison, on s'en fout en fait. C'est son problème si elle n'a pas d'humour ! Bon, médicament ? »
Le lundi, Benjamin sécha son cours particulier pour cause de sortie avec ses parents. Ces derniers demandèrent à Kilian s'il voulait bien, pour compenser, rester plus longtemps la fois suivante. L'adolescent accepta sans même réfléchir. Son élève était et restait une de ses principales priorités.
Enfin, le mercredi matin, Cléo fit son grand retour à Voltaire, avec un petit changement de look qui ne laissa personne indifférent. Là où le gel dans les cheveux lui allait plutôt bien et mettait en valeur son front et ses yeux, son piercing au niveau de l'arcade sourcilière détonnait avec son habituel style bon chic bon genre. Mais le pire fut sans aucun doute son comportement.
Affichant une hypocrite sérénité devant les adultes, le lycéen se montra encore plus odieux que d'habitude avec les autres, allant même jusqu'à menacer des pires représailles le premier qui lui poserait la moindre question sur sa sœur. Comme si faire peser une ambiance étouffante dans sa classe ne suffisait pas, il s'en prit aussi à sa cible préférée. C'était, dans son cas, allier l'utile – faire bisquer un certain blondinet, le seul qui le collait encore et qui prétendait s'intéresser à lui malgré ses nombreuses mises en garde – à l'agréable. Alors que Camille et Kilian déjeunaient ensemble comme souvent le midi, Cléo avait enlacé dans le dos l'élève de seconde avant de frotter son nez dans le cou de sa victime désignée.
« T'es mignon toi, tu sais... Tu ressembles de plus en plus à un mec... »
Gêné et plus mal dans sa peau que jamais, Camille se laissa peloter devant un Kilian médusé par autant de connerie et de méchanceté gratuite.
« Cléo, si t'as un problème avec moi, dis-le en face. Mais s'teuplait, fous la paix à Cam ! Il n'a rien à voir dans tes délires. »
Plutôt que de répondre à son camarade, l'élève de première se lécha les babines de manière provocante puis plongea sur les lèvres de sa proie. Complètement sous le choc, Camille écarquilla les yeux tout en se faisant dérober un étrange baiser. Les mots que Cléo lui déposa au creux de l'oreille l'achevèrent.
« Accepte ce que tu es. T'es pas une fille dans un corps de garçon qui kifferait les mecs, t'es simplement un mec qui kiffe les mecs. Sors avec moi. »
Le regard de Cléo trahissait une sorte d'odieuse sincérité. L'enfer, c'était lui.
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