35. Moi, Cléo

J'ai mal au crâne. Ailleurs aussi. Partout en fait. Ma gorge est sèche et mes yeux sont humides. Mes jambes sont raides. Mes bras sont flasques. Ma poitrine me brule. Je me déteste. Au moins aussi fort que je l'aime. J'veux mourir.

Au moins, l'infirmerie est calme. Je ne saigne plus. Après avoir été projeté contre une table par ma sœur, on m'a trainé ici. Je me suis allongé avec une compresse derrière la tête. Et maintenant, j'attends. Quoi ? Je ne le sais pas. Les autres doivent parler dans mon dos. Je les comprends. À leur place, j'aurais fait pareil. Les rumeurs sur mon compte, j'en ai essuyé un paquet, et certaines étaient justifiées. Là, tout le monde doit me trouver dégueulasse. Les insultes doivent pleuvoir. Ils ont tellement raison...

En me laissant ici, Manon chialait. Elle, c'est la seule à vraiment me comprendre. Forcément, elle est triste. Triste et furieuse. Elle m'a promis d'aller parler à Kilian et à son groupe. Pour leur dire quoi ? La vérité ? Elle la connait, elle peut tout leur raconter, mais cela n'a plus d'importance. La seule personne qui n'aurait jamais dû savoir sait, à présent. Plus de mensonges. Je préférerai mourir que de devoir affronter son regard à nouveau. J'ai tout gâché, comme toujours. Pourquoi j'ai fait ça ? Pourquoi bordel ? Et pourquoi j'ai tant aimé ces trois secondes qui viennent de ruiner ma vie et de tout foutre en l'air ? Pourquoi je pleure ?

Pourquoi je l'aime ?

Cette histoire a commencé il y a longtemps, dans le ventre de notre mère. De cette époque, je n'ai pas de grands souvenirs, si ce n'est une présence rassurante à côté de moi. Je n'étais pas seul. J'étais bien. On était bien. Il parait même qu'on l'était tellement, collé l'un à l'autre, qu'on ne voulait pas sortir. Cette anecdote à fait les joies des repas de famille, mais sur le moment, maman ne rigolait pas. Les médecins ont dû provoquer l'accouchement, et elle en a gardé des séquelles physiques jusqu'au bout. La première œuvre de Cléa s'est ainsi réalisée dans le sang et la chair. Et nous vîmes ensemble la lumière du jour. Deux beaux petits jumeaux dizygotes qui, pourtant, semblaient provenir d'une même cellule. Certes, physiquement, nous n'avons pas grand-chose à voir. J'ai les cheveux noirs et elle plutôt châtain, quand elle ne se les teint pas de toutes les couleurs. Mes yeux ont une belle teinte gris bleuté là où les siens sont marron clair. Mon visage est fin, le sien légèrement plus arrondi. Ma mâchoire est celle de ma mère, Cléa ressemble à notre père. Même au niveau du caractère, nous sommes complètement différents. Je suis calme et posé, appliqué, minutieux, consciencieux... Elle, elle se moque de tout et de tout le monde. Elle ne vit que pour faire de nouvelles expériences et ne se sent bien que dans le fouillis et le chaos.

Pourtant, les premières années de notre vie, nous étions inséparables. Certains disent que c'est principalement ma faute. Peut-être que je recherchais cette proximité connue dans le ventre de maman. J'étais l'ombre de ma sœur, toujours collé à elle, toujours à lui faire des câlins et des bisous et à la suivre aveuglement dans ses bêtises. Et des bêtises, elle en a fait, Cléa. Au primaire, elle entrainait même toujours notre meilleure amie avec nous ! Nous étions infernaux. Nous étions heureux.

Manon, je l'ai rencontré au CP. C'était la première fois que j'étais séparé de ma sœur. Nos parents ne voulaient pas qu'on soit dans la même classe. Ils voulaient qu'on ait chacun notre propre vie. Je leur en ai voulu. J'étais malheureux. Les premiers jours, je pleurnichai sur ma table, provoquant l'incompréhension de ma maitresse. Manon était ma voisine de table. Pour me rassurer, elle me dit des choses gentilles et me proposa de jouer avec elle dans la cours. Déjà à l'époque, je n'étais pas sûr d'en mériter autant.

Il fait froid. Pourtant, l'infirmerie est bien chauffée... Je me sens tellement fatigué... Las. Je pleure encore...

On était heureux à cette époque. En CE1, Manon s'est retrouvée dans la classe de Cléa. J'étais à nouveau seul, mais je le vivais mieux. On se retrouvait toujours tous les trois pendant la récréation. À la maison, maman préparait de bons petits plats et papa travaillait souvent tard le soir, mais passait ses week-ends à s'occuper de nous. Jusqu'à la fin du CM2, nous vivions dans le bonheur. Et puis un soir, nos parents nous ont déposés chez Manon, pour y passer la nuit, promettant de venir nous rechercher le lendemain.

Ils ne sont jamais revenus.

Un bête accident de la route, comme il n'en arrive qu'aux autres. Le chauffard, lui, a survécu, malgré ses deux grammes dans le sang. Un miracle, parait-il. Parce qu'il avait un très bon avocat qui a mis en avant sa détresse affective pour émouvoir les jurés, il n'a été condamné qu'à une faible peine de prison. Deux enfants qui chialent parce qu'on leur a pris leurs parents n'étaient sans doute pas assez poignants pour que ce connard croupisse toute sa vie en cage ou crève étouffé dans sa pisse et son vomi. Avec Cléa, on s'est promis un jour de le tuer, si un cancer du foie ne l'emporte pas avant. Non, cela ne serait que justice, une justice dont on nous a privés à l'aube de notre adolescence.

C'est à ce moment-là que nos chemins ont commencé à vraiment se séparer. Quelque chose avait changé. Tous les deux, nous fûmes placés chez notre oncle, le frère de papa. Un type bien, vraiment. Il avait déjà un enfant plus âgé que nous. Avec lui, nous n'avons jamais manqué de rien. Il a toujours souhaité nous donner toutes nos chances. C'est sans doute pour cela qu'il travaille autant. Avec nous à sa charge, séparé de sa femme et devant lui verser une pension, il n'a jamais eu d'autre choix que de se retrousser les manches. On lui doit tout. Pourtant, nous n'avons jamais été proches de lui, à cause de ses nombreuses absences. Entre nous nourrir et nous aimer, il a su faire le choix le plus pragmatique. Un type bien.

Au collège, Cléa et moi nous sommes retrouvés dans un public de seconde zone. Heureusement, nous pouvions toujours voir Manon les soirs et les week-ends. C'était notre bouée de sauvetage dans l'océan tumultueux dans lequel nous passions notre temps à boire la tasse. Très vite, des petites racailles sans intérêt ont appris notre condition d'orphelins et se sont mis à se moquer de nous, gratuitement et méchamment. Pendant des vacances, Cléa s'est rapprochée du filleul de notre oncle qui passait quelques jours avec nous, Adrien. Un garçon brillant qui lui a expliqué comment il faisait pour se faire respecter, à base de manipulations et de coups foireux.

Adrien... Je n'ai jamais su si je devais l'apprécier ou le détester. Il faisait partie de ma famille. Il était presque ma seule famille, à l'époque. Cléa l'aimait bien. Elle ne pouvait pas se tromper. Moi, j'étais plus proche de Manon. C'est dans ses bras qu'en sixième et cinquième, je pleurais presque tous les soirs quand j'allais chez elle faire mes devoirs. Elle n'habitait pas loin de chez mon oncle. Elle m'a littéralement sauvé en devenant ma confidente. Je lui disais tout, ou presque. Il n'y avait qu'une seule chose que je préférais garder pour moi.

Je tremble, j'ai froid... Pourquoi j'ai fait ça ? Pourquoi j'ai été aussi stupide ?

Le collège est passé vite. Plus cela allait, plus je voulais jouer au fils de bonne famille, bon chic bon genre, commençant à réclamer à mon oncle des vêtements de marque pour en mettre plein la vue à ceux qui me faisaient chier. Il s'est saigné pour moi, considérant sans doute que je noyais mon chagrin dans les fringues. Ma sœur, elle, a commencé à avoir d'étranges fréquentations. Plutôt que de combattre les vermines qui nous faisaient chier, elle a suivi les conseils d'Adrien et est devenue leur amie, voire leur leader. C'était dans sa nature un peu folle. Sa crise d'adolescence, elle l'a faite en rayant des voitures et en trainant avec des petites frappes en plein apprentissage de leur future condition de parias de la société. Sa tristesse, elle l'a exprimée en peignant sur les murs – elle était douée et l'est toujours – et en enfilant des jeans troués au niveau des genoux. Par affection ou par lâcheté, notre oncle l'a laissée faire. Quand au tout début, je me mis à protester en la voyant récolter heures de colle et mots dans le carnet alors que je me battais pour être exemplaire et ramener des notes correctes, il m'expliqua qu'il fallait qu'elle trouve sa voie et que nous étions fondamentalement différents. Alors je me suis résigné. Je l'aimais trop pour comprendre que cette affection que j'avais pour elle m'aveuglait. Déjà à l'époque, appliquant les méthodes d'Adrien, elle me menait par le bout du nez. Plus que jamais, dans la cour du collège, j'étais une ombre, la sienne, l'outil de ses coups les plus foireux. J'assurais ses arrières en menaçant subtilement tous ceux qui voulaient la faire choir du piédestal sur lequel elle s'était hissée, en faisant le guet lors de ses escapades et en lui servant d'alibi à chaque fois qu'on l'accusait. Le soir, en récompense, elle me laissait parfois dormir avec elle et même plus rarement passer mon bras autour de ses hanches. Cela me rendait heureux

En quatrième, elle s'est inscrite dans une petite école d'art en activité extra-scolaire, et a laissé éclater son talent. Elle avait un don inné. Je me suis mis à l'admirer. La seule chose que j'avais pour moi, c'était une gueule d'ange qui faisait craquer les filles et qui attendrissait les adultes. Elle, elle avait un truc au fond des tripes. Une vision, une idée de ce que devait être la vie et de ce représentaient les couleurs. Ayant trouvé ce dans quoi elle pouvait briller, elle désira qu'on l'admire. J'étais son premier fan, mais ce n'était pas suffisant. Elle voulait transcender l'art et les règles, aller toujours plus loin et s'affranchir des contraintes pour mieux exprimer la boule qui lui nouait les entrailles depuis le départ de nos parents.

C'est peut-être là en fin d'année que tout a basculé, quand certaines de ses relations peu recommandables lui ont tendu pour la première fois l'objet qui creuserait un fossé infranchissable entre nous. Elle a tiré une taffe, puis deux, puis est devenue accroc. L'herbe la faisait rire. Les autres merdes encore plus. Sous l'effet de la drogue, elle voyait des couleurs nouvelles. Elle pouvait créer sans entrave, dessiner les chimères qui peuplaient son esprit et extérioriser ses peurs. S'empoisonner la rendait heureuse, et moi, quand je rentrais et que je la voyais hilare et à moitié défoncée, je devenais fou et je partais en courant me réfugier dans les bras de Manon. Elle partageait mon inquiétude. Nous rentrions en troisième, nous n'étions que des gamins, et ma sœur passait ses journées à rigoler en insultant les profs avec sa bande d'imbéciles derrière elle, et ses soirées à créer sous l'effet d'une saloperie dont elle ne pouvait plus se passer.

« Ça m'aide, Cléo... ça m'aide... Quand je fume, je vois papa et maman... »

Que pouvais-je lui répondre ? Je n'avais pas cette chance, moi. Je savais que nos parents étaient partis à tout jamais ! Tous les jours, je la voyais s'éloigner. Alors, pour ne pas la perdre, j'ai essayé de la suivre. J'ai partagé un de ses pétards. J'ai découvert cette sensation de bouche pâteuse. J'ai compris l'inhibition que l'herbe pouvait procurer. Les sens qui s'échauffent, la tête qui tourne, le cœur qui bat, les verrous qui sautent... Cette sensation de se sentir bien alors qu'on est profondément mal. Cette manière de rire quand on a envie de chialer. Ces émotions qui sortent alors qu'on les a toujours refrénées. Ces sentiments qui s'expriment, enfin, alors qu'on les a toujours refoulés. Alors que, sous l'effet de mon premier cône, je l'embrassais, elle n'a rien fait, rien dit, rien prononcé. C'était la faute de l'herbe, rien de plus. Nous en avons convenu tous les deux, il n'y avait rien d'autre à dire. Après ce jour-là, pourtant, nous n'avons plus jamais dormi ensemble, et je n'ai plus jamais retouché à la moindre substance illicite. Mais cela n'a rien changé au magma qui me dévorait intérieurement. Je voulais la suivre, elle s'est éloignée de moi. Comprenant mon impuissance, Manon m'a emboité le pas. Puisque Cléa se fermait à moi, peut-être notre meilleure amie avait-elle plus de chance de lui faire prendre conscience de ce qu'elle faisait.

Je n'imaginais pas à quel point. Et quand je l'ai découvert, lors de la soirée organisée pour fêter la fin du brevet, j'ai beaucoup pleuré.

Les voir s'embrasser, se caresser et flirter a été pour moi une véritable déchirure. Désireuse de toujours plus briser les codes, ma sœur n'avait jamais caché son goût pour les filles. De très mauvaises expériences sentimentales avec des mecs au collège l'avaient décidée à se tourner vers un sexe qui ne lui ferait jamais de mal. Ses sentiments, Manon les partageait depuis toujours. Seul avec mon verre de jus d'orange serré dans mes mains, je ravalai salive et fierté. Rien n'aurait pu me faire plus mal. Je réalisai la vérité la plus puante de toute mon existence. J'étais de loin pire que ma sœur, plus perturbé et instable qu'elle. Elle n'était qu'une jeune fille innocente. Je n'étais qu'un monstre égoïste voulant la posséder. Ce soir-là, dans un moment de solitude, je m'autorisai enfin à penser à elle à la force de ma poigne, entre deux hurlements. Jamais je ne me suis autant dégouté que ce jour où, pour la première fois, j'admis mes putains de sentiments, ma foutue névrose, ma maladie, ma perversion, ma folie.

Dès le début de la seconde, pour faire plaisir à sa petite copine avec qui elle essayait tout sans jamais aller trop loin, Cléa promit de diminuer sa consommation, à défaut de totalement l'arrêter. Incapable de s'en tenir à ce qu'elle avait décidé, elle replongea plusieurs fois en cachette à tester des substances toujours plus fortes et nocives.

N'en pouvant plus d'assister impuissant à cette histoire dont je n'étais qu'un figurant, je me confiai à Manon et lui avouai, en larmes, ma jalousie.

Oui, j'étais jaloux. Jaloux que la personne la plus importante à mes yeux ne m'aime pas comme je l'aimais. Et je lui ai dit, avec ces mots. Elle me répondit avec un air gêné.

« Je suis désolé Cléo, je ne savais pas que tu étais amoureux de moi... »

Sa méprise m'amusa un dixième de seconde, avant que je m'effondre dans ses bras et que je ne lui relève la vérité.

« C'est pas d'elle dont je suis jaloux ! C'est de toi... »

Manon aurait pu, aurait dû, même, me rejeter. Comment peut-on trouver normal pour un adolescent d'aimer et désirer sa propre sœur ? N'y a-t-il pas des lois pour mettre en prison des gens comme moi ? Des hôpitaux pour les interner ? Des abattoirs pour les égorger avant qu'ils ne commettent l'irréparable ? Je voulais mourir. Mourir pour ne plus avoir à me regarder dans une glace. Mourir pour ne plus être ce boulet accroché au mollet de Cléa. Manon me l'interdit.

Plutôt que de me juger, elle me passa la main dans le dos, m'embrassa le front et me remercia de lui avoir confié la vérité. Et ce fut tout. Plus jamais nous n'évoquâmes ce sujet. Elle avait tout simplement fait le choix d'accepter cette foutue vérité. Par pudeur et pour me protéger, elle ne me raconta plus rien de son intimité avec ma sœur, mais continua à me parler, m'écouter et me soutenir comme depuis toujours, comme si de rien n'était. Certains la trouvent effacées, d'autres la jugent inutiles. Cette fille est simplement la plus merveilleuse que je n'aie jamais rencontrée. Sa gentillesse m'a sauvé la vie.

Pourtant, j'avais tellement honte et tellement mal que je cherchai à tout prix une façon de me punir. Je devais écraser mes sentiments. Mes démons étaient bien plus vicieux que ceux de ma sœur. Quitte à vivre dans le péché, autant y plonger de manière absolue. Cléa appréciait les filles ? Je ne pouvais lui répondre qu'en m'intéressant aux garçons. C'était la meilleure arme que j'avais pour ne pas penser à elle. Elle dépensait tout son fric dans des saloperies qui la détruisaient ? Je dépenserais le mien dans des apparats destinés à soigner mon apparence. Cette passion des fringues et accessoires hors de prix devint une obsession. Ne pouvant plus demander à mon oncle de payer pour mes lubies, je me mis en quête de mon propre financement. Après un peu de temps sur internet à lire blogs et forums, je découvris comment mêler l'utile à l'agréable. Comment me punir tout en y gagnant quelque chose. Je n'étais plus mignon, j'étais devenu beau et désirable. J'avais un corps fin et doux taillé pour le plaisir, pour en donner. Prenant déjà soin de moi, j'allai dans des instituts pour parfaire mon apparence, puis je postai quelques annonces avec photo en mentant sur mon âge et en insistant sur le mot « vénal ».

Être escort m'apportait quelque chose que je n'avais jamais connu avant. Je me sentais puissant et désiré. Je jouais avec mes fréquentations en vidant leur portefeuille dans les magasins. J'étais un pervers qui profitait de la perversion d'autrui. Je découvrais un monde fait pour moi. J'étais une poupée que des vieux salauds obsédés et ne supportant plus leur bonne femme s'amusaient à habiller. Je devins même la passion de certains d'entre eux.

Toujours, pourtant, j'imposais mes règles. Rien de physique au premier rendez-vous. Il fallait me gâter pour me mériter, me pourrir avant de me remplir. Puis, si le plan me plaisait et si les cadeaux étaient à la hauteur, j'acceptais de me faire caresser et manipuler. Les doigts gras et sales qui parcouraient ma peau me faisaient trembler, mais le bonheur qui se dégageait du regard de ces connards m'excitait. Ils adoraient les efforts que je faisais pour me rajeunir. À certains, j'avouai que je n'étais qu'un simple lycéen. Tous firent semblant de ne pas voir. Ils aimaient trop dévorer ma verge, l'écraser sous leur poigne et stimuler du bout des doigts ma prostate pour s'enquérir de la moralité ou de la légalité de nos relations. Souiller mon ventre de leur perversion gluante était tout ce qu'ils désiraient. Je m'amusais à le leur refuser.

Enfin, à ceux que j'appréciais vraiment et qui me le rendaient bien, j'offris tout de même mes mains, ma bouche et mon visage. Très vite, je développai mon propre style, devenant même plutôt bon. Malgré ce goût qui me filait la nausée, cette odeur qui me donnait envie de vomir et cette déchéance qui me rappelait que je n'étais rien, je me suis toujours exercé avec passion, celle du travail bien fait. Au moins, même dans la décadence la plus absolue, j'étais fidèle à ma propre personnalité. Mes meilleurs clients pouvaient faire ce qu'ils voulaient de ma mâchoire. Certains n'attendaient même pas que je sois descendu de leur voiture pour exiger que je les contente. Les uns appréciaient ma douceur et ma capacité à laisser ma langue voyager sur toutes les zones érogènes, d'autres préféraient mon obéissance, mon respect du rythme imposé par leurs mains et la manière dont je me léchais les lèvres en montrant mon gosier vide après avoir terminé mon affaire.

Je ne m'interdisais qu'une seule chose : leur offrir ce qu'ils demandaient le plus. Par dignité ou par peur, ou simplement parce que je me considérais trop jeune, je refusais de me donner complètement. Je me dégoutais suffisamment comme cela. Je me sentais bien assez sale pour ne pas rajouter la honte au déshonneur. Ils pouvaient jouer avec leur doigt et mon intérieur autant qu'ils le désiraient, mais la porte restait définitivement close à leur foutu serpent de tentation. Je préférais garder cela pour quelqu'un dont je tomberais amoureux, si jamais un jour je craquais pour un garçon et qu'il partageait mes sentiments.

Ce dégout de moi-même que je ressentais à chaque fois me faisait du bien. J'avais l'impression d'expier mon désir dégueulasse pour ma sœur. Mon abandon était ma pénitence, le corps des hommes mon cilice. Le fric que je pouvais gagner me procurait un odieux plaisir coupable. Toute ma seconde, je l'ai ainsi passée à me comporter comme un moins que rien en laissant Cléa se détruire malgré les efforts de Manon. Certaines fois, je pouvais enchainer trois sorties dans la semaine. Il me suffisait de publier une annonce pour que les propositions tombent, et avec certains réguliers, je n'avais qu'à relever mes e-mails.

La seule chose étrange que je retins fut la douceur et la gentillesse de certains de mes partenaires, comparés à la méchanceté, à la suffisance et à la violence d'autres. Cela jouait dans mes caprices et mes exigences. Je n'en demandais pas trop à ceux qui me respectaient, j'exigeais tout de ceux qui me dégoutaient, allant jusqu'à ordonner qu'on me lèche les pieds avant d'accepter d'en faire de même et de me soumettre à leur « générosité ». Les plus dérangés ont dû me couvrir de pognons et d'étoffes avant d'obtenir de moi ce que j'offrais presque immédiatement à d'autres.

En fin d'année, notre oncle nous fit le plaisir de nous annoncer qu'il nous envoyait dans le même lycée que Manon. Voltaire proposait l'option Art que souhaitait suivre Cléa en première, et me donnait toutes mes chances en filière scientifique, eu égard à mon bon niveau.

Peu de choses auraient pu plus me satisfaire. C'était une nouvelle chance, un nouveau départ. Avec ma sœur, si notre proximité s'était évaporée au rythme de ses délires et de mes sorties, il restait toujours quelque chose. Savoir qu'elle sortirait enfin du cadre malsain dans lequel elle était plongée et qu'elle verrait moins certaines de ses connaissances malveillantes était une bouffée d'air. Profitant du début de l'été, je mis en pause mes activités lucratives, au plus grand désarroi de mes clients, surtout un qui me harcela pendant toutes les vacances dans l'espoir que je me donne à lui.

Ainsi se passèrent juillet et aout, avant qu'une grande dispute n'éclate entre Cléa et Manon juste avant la rentrée. Découvrant que ma sœur lui avait menti et se droguait de plus en plus souvent en utilisant des doses de plus en plus importantes, Manon décida à contrecœur de mettre fin à leur aventure, en espérant lui provoquer un électrochoc. S'ensuivit une discussion qui fit trembler les murs et dont personne ne sortit indemne. Furieuse d'être rejetée et incapable de comprendre que Manon faisait cela pour son bien, Cléa se retourna contre moi et m'insulta comme jamais auparavant. À ses yeux, tout était de ma faute. La mort de nos parents, son malaise, son dégoût de la vie, sa rupture... Je l'angoissais avec mes airs de premier de la classe. Je la dégoutais avec mes aventures rémunérées. Je l'offensais de ma présence. Ce qu'elle aurait pu, et dû, me reprocher, elle le garda pourtant au fond de sa gorge, avant de claquer la porte histoire de sortir prendre l'air et essayer de nouvelles choses. Je n'ignorai pas un seul instant ce qu'elle voulait dire par là. Cela m'a rendu fou de rage, contre elle et contre moi. J'avais le choix entre un couteau dans la cuisine et mon téléphone. Je choisis ce qui me ferait le plus de mal.

Dépité autant qu'abattu, je répondais au dernier SMS envoyé par l'homme qui me réclamait.

« Si tu payes, tu pourras avoir tout ce que tu veux. »

Je ne sais même pas pourquoi j'ai écrit ça. Je ne sais toujours pas pourquoi je lui ai donné rendez-vous au coin d'une rue, ni même pourquoi je suis monté dans sa voiture. Je ne connaissais même pas son vrai prénom. Tout ce que je savais, c'est qu'il était cadre commercial dans une société dont le nom m'indifférait complètement, qu'il avait dans les quarante piges, qu'il était marié à une femme qu'il n'aimait plus et qu'il avait un enfant qu'il adorait. Sportif, poilu et beau gosse, il semblait tout droit sorti d'un film porno. Aux yeux de ses collègues et de ses amis, il apparaissait comme le bon père de famille et le mari aimant et fidèle, parfaitement hétéro depuis l'enfance. Derrière ces mensonges, il cachait habillement d'autres vérités : ses désirs se portaient bien plus vers les garçons que vers les femmes, surtout quand ces derniers étaient jeunes, innocents et soumis. J'étais son style. Il avait adoré me voir le gâter. Il en désirait plus. Profitant que sa femme soit encore en vacances, il m'amena chez lui après s'être arrêté à un distributeur. En trajet, nous discutâmes du tarif. Il me promit trois cents euros et des fringues, je réclamai plus. Finalement, il m'en offrit deux cents de mieux en échange de la promesse de me laisser entièrement faire. Dans le flou le plus absolu, j'acceptai, et me retrouvai nu, jeté sur son matelas, les mains attachées dans le dos. J'aurais voulu crier, ce qu'il avait entre les jambes m'en empêcha. Je n'étais pour lui qu'un morceau de viande qu'il avait payé au prix cher. Ce qu'il ordonnait, je le fis en retenant mes larmes et mon envie de vomir. Pour bien m'indiquer qu'il avait tous les droits, il me gifla et me cracha dessus. Cela faisait partie du deal et de ses fantasmes. Je m'en foutais. Je n'étais plus à moi, j'étais à lui. Mon âme était morte. C'était la première fois que je me sentais enfin en paix avec moi-même.

Après m'avoir bâillonné, il m'a préparé. Cela a duré de longues minutes. Il prenait son temps pour que je puisse le recevoir dans les meilleures conditions. Me voir pleurer l'excitait encore plus. Par politesse, il me demanda si je voulais qu'on s'arrête en attenant de moi un signe de la tête. Je ne bougeai pas. Il prit cela comme un non, puis commença son affaire.

C'était la première fois qu'un homme me pénétrait vraiment.

J'avais mal. Autant physiquement que moralement. J'étais un buffet sur lequel il se servait. Il était affamé. Variant les positions au gré de ses envies, il me mordilla le dos, les tétons et les oreilles en utilisant mes larmes comme aphrodisiaque. Sa violence dans les coups n'avait d'égal que le plaisir qu'il avait de me voir trembler. Puis à la fin, enlevant sa protection alors que je gisais sur son sommier les mains attachées dans le dos, il se rependit sur mon ventre dans un râle de jouissance avant d'y jeter un à un tous les billets qu'il m'avait promis. Il n'en manquait pas un.

Sur le chemin du retour, je m'arrêtai trois fois pour pleurer. Sa souillure toujours collée à moi me brulait. J'étais pire que tout. Jamais je n'étais tombé aussi bas. Dans les vitrines se reflétaient au niveau de mon visage les marques de ma déchéance. Au coin d'une rue, je donnai en souriant tout ce que je venais de gagner à un sans-abri. Là où je désirais me rendre, je n'en avais plus besoin.

Ma décision était prise. Le tabouret était en place, la corde aussi. Un simple appel de mon oncle changea la donne.

« Cléo, ta sœur a fait une overdose, elle a été emmenée par le S.A.M.U à l'hôpital. On se rejoint sur place ! »

C'était la toute fin de l'été. La rentrée commençait quelques jours plus tard à peine. C'était ma faute. Sans même prendre le temps de me laver où de me changer, je courus en direction du premier bus. Puis arrivant sur place, une infirmière me reçut. Ma sœur s'était essayée à des choses nouvelles, sous forme de cachet. Elle avait aussi bu. Beaucoup. Elle venait de recevoir un lavage d'estomac. Après plusieurs heures d'attente, je pus enfin la voir. Même dans cet état déplorable, elle était belle. Prenant conscience de ce qui s'était passé, elle accepta de me parler. Je lui racontai mon après-midi, elle me fit état de la sienne. Nous rigolâmes tous deux pour ne pas pleurer. Puis elle me parla de son rêve. Celui de devenir une grande artiste. La plus grande de toute. Tout était bon pour y arriver.

En larmes, je la suppliai de d'arrêter ses conneries. De diminuer l'herbe, de ne pas retomber dans le reste. Comme à Manon avant, elle m'en fit la promesse, à condition que j'accepte de redevenir l'ombre que j'étais au collège, son bras servant, son plus fidèle serviteur. J'acceptai, puis les médecins me demandèrent de la laisser se reposer.

En sortant dans la cour de l'hôpital, je me posai sur un banc pour réfléchir. J'avais deux résolutions à prendre : aider Cléa sur le chemin difficile qu'elle s'était choisie et me venger de ces porcs qui adoraient m'utiliser comme un sex-toy. Je devais être le plus odieux et capricieux possible avec eux, leur prendre le maximum de tunes tout en leur donnant un minimum de plaisir. Je voulais devenir le maitre du jeu. De mon jeu. J'avais même envie que cela se sache. Assumer cette part ignoble de moi me permettait de garder secrète celle pire que je voulais cacher.

C'est ce jour-là que je l'ai vu pour la première fois. Ce bel et étrange adolescent blond qui devait avoir mon âge. Il était accompagné d'un jeune brun tout aussi beau qui le suivait les mains dans les poches. Je les observai de loin. Rapidement, je découvris que le premier venait rendre visite à son frère qui sortait tout juste du coma après un accident de voiture. Le même drame que celui de mes parents, heureusement avec une issue plus favorable. Cela m'émut.

Qu'elle ne fut pas ma surprise de retrouver ces deux-là dans ma classe quelques jours plus tard, puis de constater qu'ils étaient en couple. J'ai tout de suite trouvé cela génial. Le blond m'attendrissait et me donnait envie de le câliner, le brun me faisait plus envie qu'aucun de mes clients avant. Tout leur entourage me semblait fascinant, jusqu'à ce jeune androgyne, Camille, à la beauté dingue, à même de me faire craquer. C'était la première fois que je ressentais un attrait réel et non motivé par l'argent pour des garçons. Avais-je changé ? Peut-être. En tout cas, je souhaitai devenir leur ami. J'en parlai à ma sœur, en lui indiquant que celui qui s'appelait Aaron avait un certain talent littéraire dont il avait fait état devant toute la classe. Elle me répondit en évoquant un châtain dans la sienne, Gabriel, dont le niveau en dessin était au-dessus de tout ce qu'elle avait pu imaginer. Rapidement, elle se mit à jalouser le talent et l'amitié qui unissait cette petite bande, d'autant plus que je m'y intéressais avec une naïve sincérité au lieu de me concentrer sur son propre bien. Puis son regard s'illumina. Puisque je voulais tant me rapprocher d'eux, alors elle m'y autorisait, à condition de lui obéir au doigt et à l'œil et de jouer le rôle de poudre à gratter dans leurs relations. Elle voulait s'amuser et être la meilleure. Il fallait que Gabriel la regarde, qu'Aaron la respecte et que Kilian la craigne et l'inspire. Tout s'est rapidement emballé. Elle m'a utilisé et m'a forcé à leur faire du mal. Voyant que j'étais incapable d'aller au bout, elle a porté elle-même le coup final. Mais malgré mes supplications et mon obéissance, jamais elle ne tint sa promesse de limiter sa consommation.

Elle est devenue folle. Presque autant que moi. J'ai craqué. Je l'aime. Alors qu'elle m'insultait après avoir payé pour elle le prix de ses offenses auprès d'Aaron – je le devais, tout était ma faute, je devais réparer mes erreurs et laver l'honneur de son couple –, la vérité est sortie toute seule de ma bouche.

Et là, j'ai froid.

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