32. Un jeudi soir blond, un jeudi soir brun

Le soleil était de sortie en ce premier jeudi du mois de mars. Si le printemps n'était pas encore là, les lycéens purent tout de même profiter d'un ciel bleu pendant leur pause déjeuner.

Du côté des S1, le cours de français du matin ne s'était pas bien passé. En cause, une énième dispute entre le professeur et son élève préféré. Dugérond cherchait à préparer de son mieux son troupeau d'adolescent pour l'oral du bac et en interrogeait donc un à chaque début de cours sur le commentaire qu'il avait donné en devoir lors de la classe précédente. L'exercice était noté. Cette fois-ci, c'était tombé sur Aaron. Le brunet avait eu la chance de tomber sur une lettre fameuse des liaisons dangereuses, où un certain Vicomte de Valmont écrivait une missive à une jeune femme sur une prétendue table qu'il considérait comme l'autel sacré de l'amour. À savoir, le cul d'une putain. L'ironie dont avait fait preuve l'auteur – et ce vers la fin du dix-huitième siècle – avait fortement plu à l'élève, qui s'était amusé à glisser lui aussi quelques sous-entendus coquins au milieu de sa démonstration :

« L'analogie est brillante par son effet à retardement. Le lecteur ne peut comprendre pleinement ce passage que s'il a lu la lettre précédente, numérotée 47 et adressée à la Marquise de Merteuil. La phrase en elle-même ne trahit que la passion. Mais au regard de l'intention, elle prend un tout autre sens, rendant le lecteur complice de Valmont. Sans le lecteur, sans le rôle qu'il joue par sa lecture, cette lettre n'est qu'une simple déclaration d'amour. À cause du lecteur, elle en devient le symbole même de la manipulation et dévoile toute la suffisance du personnage. De simple spectateur, nous devenons acteur, notre présence est nécessaire, sans quoi, le texte perd de son sens. Même si nous n'agissons pas, que nous sourions ou nous offusquions, nous sommes tous des Merteuil. Et si je devais vous en apporter la preuve de cette implication malgré nous, je vous dirais que c'est sur l'autel sacré de l'humour que je me suis moi-même forcé à rédiger ce commentaire pour mieux comprendre l'intention de Choderlos de Laclos. Comme dirait l'auteur lui-même, Pardonnez, je vous en supplie, le délire que j'éprouve, mais en même temps, pourquoi n'y aurait-il qu'en science qu'on se taperait des expérimentations pour mieux saisir un concept ? J'ai appris une chose : écrire sur une table molle et vallonnée, ce n'est pas des plus pratiques, et cela déforme l'écriture. Surtout quand la table bouge... »

Jetant en illustration un regard sombre à un certain blondinet qui s'était fait tout petit derrière son bureau, le jeune lycéen réussit à provoquer l'hilarité de sa classe et l'ire de son professeur. Le français, c'était quelque chose de sérieux et certainement pas un outil propice à la plaisanterie. Sur ce point, le brunet afficha son opposition. Ce texte, cette phrase, cette ironie subtile de Laclos était la preuve même que la langue était un outil de dérision. Sans sous-texte, clin d'œil et sous-entendu, on perdait la majorité du sens. C'était là d'ailleurs la différence fondamentale entre le Français et les aboiements d'un chien ou d'un professeur, tellement premier degré ! Si Choderlos de Laclos avait souhaité faire rire jaune ses lecteurs, alors il fallait au moins sourire, sans quoi l'analyse devenait destructrice de sens.

Forcément, il se fichait bien de ce qu'il racontait, mais avancer des idées farfelues avec l'assurance d'un homme politique lui plaisait. Ce n'était pas le fond mais bel et bien le combat qui l'animait. Plus Dugérond cherchait à répondre de manière argumentée, plus il s'enfonçait. Plus il élevait la voix pour faire taire son jeune adversaire qui avait l'outrecuidance de lui tenir tête, plus il se décrédibilisait aux yeux d'une classe complètement acquise au brunet. Au moins, pendant qu'Aaron foutait le bordel, personne ne travaillait. Kilian pouvait tranquillement jouer avec sa gomme et ses stylos en grommelant que c'était la dernière fois qu'il baissait son froc pour aider son petit ami à faire ses devoirs.

Cléo, lui, laissait son regard se perdre à travers la fenêtre sans penser à rien d'autre qu'aux rayons de soleil qui se reflétaient dans la vitre. Depuis la veille, il n'avait songé à rien. Dans un état de parfaite léthargie, il attendait son heure. Aaron lui avait donné rendez-vous ce soir même après les cours, en terrain neutre dans un appartement qui appartenait à un oncle et qui n'était occupé que de temps en temps, quand le propriétaire venait dans la région. Le brunet possédait un double des clés, au cas-où, pour pouvoir relever le courrier et arroser les plantes. C'était un service qu'il avait accepté de rendre sans trop discuter, en échange d'un chauffeur pour le conduire près de sa mère certains week-ends. Officiellement, ils devaient simplement discuter. En réalité, Cléo n'avait strictement rien à dire, mais cela n'était en rien un problème. Sa décisions – il ne savait plus trop si elle était bien la sienne ou non, d'ailleurs – était prise.

Le cours s'était terminé avec Aaron et son professeur dans le bureau du CPE, pour une petite mise au point nécessaire. L'arrogance était un tort moral qui justifiait bien un trois sur vingt et quelques heures de colle. Musquet refusa d'en donner au brunet pour si peu – lui aussi trouvait cela plutôt amusant –, mais lui passa tout de même un savon pour la forme, histoire de contenter Dugérond. Du coup, Kilian se retrouva à nouveau seul à l'heure du repas. Ne faisant pas Latin, il avait trois bonnes heures à tenir avant de retourner en classe. Il lui fallait quelqu'un à coller au plus vite, histoire de ne pas trop s'ennuyer. Il avait l'embarra du choix, mais comme l'avant-veille, il jeta son dévolu sur Camille. Depuis qu'il s'était bouffé le nez avec son ex-petite-amie-mais-toujours-meilleure-amie Margot, l'élève de seconde affichait un air triste au bout des narines. Pour le blondinet, il était impensable de ne pas lui remonter le moral ! Il avait une arme qui marchait toujours du tonnerre : raconter des anecdotes stupides sur lui et Aaron en engloutissant son déjeuner. Et là, il en avait des bonnes. Tout comme quelques confidences.

« Hier, il a passé tout le cours de sport dans la lune, il s'est pris trois ballons dans la tronche, j'ai dû l'engueuler devant les autres, ça a surpris tout le monde ! Nan mais rigole pas, les gens ont pas l'habitude ! Et le soir, alors que je rentrais de l'escrime, il s'excitait tout seul sur son ordi qui bug. Du coup, on s'est mis au français à pas d'heure, juste avant de se coucher, j'comprenais rien au texte, ça l'faisait marrer. Puis on s'est endormi tout de suite. C'est chiant, ça fait une plombe qu'on s'est pas fait un vrai câlin, mais en même temps, j'ai pas envie qu'on baise comme ça pour le principe, pour dire que tout est redevenu normal. J'veux que ça soit un moment de folie où on se pardonne vraiment l'un l'autre pour toutes les saloperies qu'on s'est envoyées à la tronche, que ça soit explosif ! T'as jamais couché, toi ? »

Sortie de nulle part, la question fit reculer Camille de quelques centimètres. Sa sexualité était moins un problème à ses yeux que son genre. Mal intégré dans sa classe, regardé bizarrement par les autres, il avait déjà dû mal à s'accepter tel qu'il était lui-même. Alors faire l'amour... Avec qui, en plus ? Une fille ? Il ne savait pas s'il en avait envie. Un mec ? Il devrait alors supporter son propre corps qui le dégoutait, son manque de formes et la protubérance inutile qu'il se trimbalait au fond du slip et qui rendait désagréable le port des dentelles si douces qu'il aimait avoir sur lui. Dans ses paroles tout comme dans son regard triste transparaissaient un certain dégoût. Même son pull jaune canari trop grand pour lui dans lequel il se planquait n'arrivait pas à cacher cette réalité. Avant même qu'il ne s'en rende compte, une larme perla sous sa paupière. Réalisant cette humidité soudaine qui trahissait ses sentiments, il s'emporta face à son interlocuteur qui le regardait avec un air presque stupide, la bouche pleine de brownie.

« T'es chiant avec tes questions ! Qui voudrait se taper une nana coincée dans le corps d'un mec ? Même si je me travesti, à poil, j'vais pas pouvoir leurrer grand monde comme je t'ai leurré cet été ! Et j'ai plus envie de jouer au garçon modèle et de sortir avec des filles, c'est pas ce dont j'ai envie... J'vois pas qui voudrait coucher avec moi ! »

« Bah, ch'ais pas, euh... moi ? Enfin, pas avec toi là comme ça, mais je sors déjà avec un garçon, donc les corps masculins, ça me dérange pas trop, hein ! »

Autant touché que frustré par cette réponse, Camille plongea son visage entre ses mains. Kilian était adorable, mais ça restait Kilian...

« Et tu coucherais avec moi si j'étais une vraie fille ? Non, vu qu't'es pédé ! »

Sans se démonter, le blondinet rétorqua aussitôt.

« P'têt, j'en sais rien, j'm'en fous. J'préfère sans doute les mecs, c'est vrai, et alors ? Pour moi, c'est stupide de te qualifier de fille ou de garçon, t'es les deux. Et c'est génial parce que du coup, tu peux choisir ce que tu veux être ! Mais j'apprécie autant le toi fille que le toi garçon, parce qu'au final, ça reste toujours toi, ton sourire, ton air gêné, ta douceur... Dis, si t'en veux plus, j'peux finir ton dessert ? J'ai fait trop de sport hier, faut que je bouffe... Et sinon, ça te dirait de trainer avec moi ce soir pour te changer les idées ? Destination surprise, ça va être fun, y aura des pizzas ! »

Alors que son camarade avalait son deuxième brownie, Camille hocha timidement la tête. Ce que Kilian venait de lui dire était adorable, suffisamment pour accéder à son énigmatique demande.

Après les cours, l'élève de seconde attendit son ami à la sortie puis le suivit jusqu'à un étrange duplex près du centre-ville. Un châtain qu'il avait souvent aperçu dans la cour leur ouvrit. Ce dernier écarquilla grands ses yeux bleu maya et s'exclama presque aussitôt sur un ton enjoué :

« Cool ! Entrez, j'vais chercher le lait et les cookies ! »

Immédiatement, Camille réalisa à qui il avait à faire, à savoir le fameux Gabriel dont Kilian lui avait souvent parlé et qui passait son temps à le dessiner dans des tenues provocantes. Enfin, tenues... quand il y en avait.

« Nan, sérieux là... Je... je...»

« T'es pas obligé de poser... », coupa le blondinet avec une voix douce en le tirant par la main. « Par contre, ça me ferait plaisir que tu regardes. Après, c'est toi qui vois, comment tu le sens. Moi, ça me fait toujours un bien fou. Quand je pose comme ça, j'pense plus à rien, j'suis moi-même, j'm'accepte. Et ça a pas toujours été facile, j'en ai chié avant de m'accepter ... »

Surpris par l'assurance de son camarade, Camille grimpa la bouche close jusqu'au petit atelier. Des pinceaux trempaient dans un vieux pot à yaourt rempli d'eau croupie, des toiles et des feuilles vierges étaient entassées dans un coin, des dessins épinglés aux murs et, au milieu de la pièce, un clic-clac recouvert d'un drap blanc attendait qu'un ange y pose son derrière. Sans même prendre le temps de réfléchir, Kilian le déplia, jeta en boule ses fringues sur le sol et s'allongea en écartant les bras, la nouille à l'air. Faisant semblant de nager sur le dos dans un océan invisible, il héla le seconde en rigolant lui-même devant l'étendue de sa bêtise :

« Allez, viens, elle est trop bonne ! »

Voir Kilian nu pour de vrai ne laissa pas Camille indifférent. Sa beauté naturelle rayonnait avec une intensité d'autant plus forte que sa peau apparaissait au grand jour. Cela laissa l'adolescent aux trais féminins sans voix. Assis sur un petit tabouret, il observa silencieusement la scène en grignotant un biscuit que Gabriel lui avait tendu. Ce qui était exceptionnel, ce n'était pas tant la légèreté du blondin que son application à la tâche. Certaines positions que l'artiste lui demandait de tenir semblaient douloureuses et demandaient des torsions toutes sauf naturelles. Pourtant, sans ressentir la moindre gêne, Kilian s'exécutait toujours, laissant son partenaire le manipuler à sa guise pour le modeler tel qu'il l'entendait. Particulièrement pédagogue, Gabriel expliqua tout du long de la scène ce qu'il faisait et pourquoi.

« Là, on bosse sur un passage du roman d'Aaron. Kil se bat avec son fleuret, c'est pour ça qu'il en a laissé un vieux ici comme accessoire, ça aide. On utilise aussi des vieilles fringues. Dans l'histoire, sa combinaison se désagrège toujours presque totalement pendant les combats, mais il reste toujours des morceaux de tissus. On a eu un mal de chien à trouver comment faire tenir des bouts de t-shirt et de calbut découpés comme s'ils étaient collés à la peau sans que ça se casse la gueule. Au début, j'avais foutu de la colle, c'était horrible, Kil en avait plein partout, obligé de passer trois plombes dans la salle de bain pour que ça parte, il était vert. Maintenant, on utilise une sorte de scotch super adhésif, ça passe crème. Bon, ça fait aussi un peu épilation au passage, mais hein, c'est pas comme s'il était poilu, hein le blond ? »

« Gaby, putain, ta gueule ! », le coupa, un peu gêné, le concerné. « Pas devant Cam, quoi... »

Enfin, après plus d'une heure de souffrance, le blondin fut autorisé à s'avachir sur le clic-clac dans la position qui lui convenait histoire de décontracter ses muscles. Ce fut le moment que choisit l'artiste pour faire une étrange proposition à son invité du jour.

« Au fait, tu dois être au courant, mais Aaron s'est inspiré de toi pour un personnage. Ça ne te dérange pas si je fais des croquis de ton visage et de ta silhouette ? »

À ces mots, Camille tourna son regard vers Kilian. Le blondinet l'invita à le rejoindre avec un air naïf et sincère en tapotant le drap à ses côtés. Le jeune lycéen s'était fait avoir comme un bleu. Il soupira. Dieu qu'il détestait ça ! Pourtant, dans l'intimité de cette petite pièce où il crevait de chaud, il se sentait bien, comme protégé, comme si personne ne pouvait le juger. Ou en tout cas, personne ne le voulait. Alors, calmement, il se leva et s'étira, puis enleva son lourd pull jaune qui tomba à ses pieds, puis en fit de même avec son t-shirt, puis déboutonna son jean slim qui se retrouva à ses mollets.

« Tu mets des culottes ? »

En guise de réponse à sa question qui enfonçait des portes ouvertes, Kilian se ramassa le sous-vêtement en question dans la figure. Avant même qu'il l'enlève de son visage, son camarade s'était blotti à ses côtés, recroquevillé comme un faon. Cette présence douce fit rougir le blondin. C'était la première fois qu'il voyait Camille nu. L'adolescent était encore plus merveilleusement beau que d'habitude. Son corps tremblant était parfaitement épilé, ne laissant qu'un simple carré à l'endroit où cela se justifiait le plus. Son ventre, semblable à celui de certaines femmes dans des pubs pour yaourts, était lisse et affichait un nombril ovale, refermé sur lui-même. Sa poitrine très légèrement courbée se terminait en deux adorables tétons crème. Du cou aux mollets, en passant par les cuisses, les bras, les mains et les fesses, tout dans le corps de Camille n'était que finesse. Seuls quelques grains de beauté dans le dos, rares, venaient casser la blancheur monochrome tirant vers le rose de son épiderme. D'apparence presque enfantine, son organisme était pourtant profondément adolescent. Il brillait d'une intense féminité. Un simple élément, que Kilian trouvait fort à son goût malgré sa discrétion et sa timidité, venait rappeler à tous que Camille était bien un garçon. Il fallut au blondinet de grands efforts pour empêcher son propre corps de trahir par un afflux sanguin non contrôlé son ressentit. Camille était putain de super beau.

Puis la sonnette se fit entendre. Immédiatement, l'élève de seconde se jeta sur ses vêtements pour se couvrir le torse et le bassin. Laissant Gabriel ouvrir au livreur, il jeta un regard noir à Kilian, qui s'étirait calmement sur le clic-clac.

« Tu t'es bien foutu de ma gueule, toi ! Tu m'avais promis un truc fun, et là, mais putain j'ai honte ! J'arrive pas à croire c'que tu m'as fait faire ! »

« Nan, j't'avais promis des pizzas ! », rétorqua le lycéen aux yeux verts avec une extrême mauvaise foi. « Et là, elles nous attendent en bas, donc j'ai pas menti ! Et puis arrête, c'était cool, me dis pas que t'as pas trouvé ça agréable ! T'es resté quoi ? Une heure allongé à côté de moi ? J'suis sûr que t'as pensé que ça faisait que dix minutes, mais ça passe trop vite, c'est la preuve que t'étais bien ! »

Le visage écarlate, Camille détourna les yeux. Foutue véritée.

Les trois adolescents finirent leur soirée devant une quatre fromages et une bianca regina, la pizza préférée de Kilian. Présentant ses réalisations du jour à son convive, Gabriel l'invita à revenir quand il voulait, avec ou sans le boudeur de service aux cheveux blonds. En tout cas, il serait toujours le bienvenu. Camille admira chacun des dessins – souvent de simples crayonnés – sur lesquels se devinait ses peurs et ses tremblements. C'était la première fois qu'il avait la possibilité de se voir ainsi représenté. La dernière esquisse lui réservait même une surprise qui le fit profondément rougir.

« J'me suis dit, comme tu changes toujours de sexe dans le roman d'Aaron, fallait que je te fasse en mode fille complète ! J'ai simplement accentué les formes et viré le machin inutile au milieu, j'suis pas mécontent de moi. Bon, Kilian, arrête de baver et mange ta pizza, s'il te plait... »

Par curiosité, le blondin avait glissé sa tête par-dessus l'épaule de ses camarades. À ses yeux, cette ultime représentation était en effet des plus réussies. Ce fut même ce qu'il confia à sa manière d'un murmure gêné à Camille une fois dehors dans la rue.

« Pour ta question de ce midi, si t'étais une vraie fille, j'crois que tu rendrais pas mal de pédés hétéros ! »

À plus de vingt minutes de là, Aaron non plus n'avait pas passé la soirée seul. Arrivé le premier dans l'appartement de son oncle, il avait fait les cents pas entre la cuisine et le salon. Il n'arrivait pas à croire dans quoi il s'était embarqué. Comme un garçon aussi brillant que lui – il en avait encore fait la démonstration plus tôt ce matin-là en se payant son prof de français – pouvait-il prendre des décisions aussi stupides dès qu'il était question de l'honneur de Kilian ? Pourquoi se sentait-il toujours obligé de jouer les salauds quand son intelligence ne suffisait plus ? Il n'avait qu'une seule envie, fuir en Patagonie et élever des lamas. Là-bas, il en retrouverait forcément un avec un aussi mauvais caractère que le garçon dont il était tombé amoureux et qui lui faisait perdre la tête.

Pourtant, patiemment, il attendit son invité. Après tout, il ne l'avait convié que pour une discussion et rien d'autre. Il était temps qu'ils se parlent d'homme à homme pour mettre fin à leur stupide bisbille. Si Cléo ne se pointait pas, par peur ou lâcheté, alors le brunet triompherait de toute cette histoire sans même avoir eu à combattre. Au moment-même où il reprenait des couleurs face à cette éventualité, la sonnette retentit.

Habillé d'une chemise blanche, d'un petit gilet en laine, de chaussures cirées et d'un pantalon droit particulièrement classe, Cléo franchit le palier en baissant la tête. Ses cheveux mouillés tombaient dans tous les sens sur ses yeux. Le nez fixé au parquet, l'adolescent avait bien du mal à cacher ses tremblements. Ce n'était pas de l'effroi, mais plus de l'abandon et du dégout.

« J'te sers un truc à boire ? »

« Oui, de l'eau s'il te plait, un grand verre. »

Devant le plan de travail de la cuisine, le jeune lycéen avala à grande gorgée le liquide sans prononcer un seul mot, puis suivit Aaron dans le salon où il posa son manteau avant de s'assoir, la tête toujours basse. Dans ses yeux se lisait une certaine détermination. Son calme était angoissant, son silence encore plus. Son discret sourire en coin masquait des grimaces qu'il ne voulait pas montrer. De son côté, debout, Aaron tremblait tout aussi fort. Voir Cléo à sa merci lui donnait d'horribles pulsions de vengeance. Et pourtant, il ne se sentait pas capable de la cueillir.

« Y a une chambre ? »

Cette question du panda fit augmenter d'un coup les battements de cœur de son interlocuteur. C'était presque trop évident.

« Pourquoi, t'as sommeil ? »

« Non ! », ricana Cléo en croisant les mains. « C'est simplement plus pratique. J'me suis lavé chez moi juste avant de venir, t'as plus qu'à te servir. »

Choqué par cette légèreté, Aaron souffla violement du nez. Le pire, ce n'était pas d'imaginer la connerie qu'il allait faire, mais de constater son excitation devant la beauté naturelle de Cléo. Il était fin, presque maigre, mais élégant et doux de visage. Quand il contractait la bouche, ses lèvres devenaient minuscules et lui donnaient un air adorable. Quand au contraire il souriait, un sentiment de calme se dégageait de ses yeux bleu-gris. Et quand il restait impassible comme à l'instant, l'absence de sentiments faisait ressortir la clarté de sa peau sur laquelle aucune impureté ne semblait s'être jamais installée. Sa bouche rose en forme d'accolade donnait faim. Une faim qui justifiait pleinement le succès qu'il pouvait avoir auprès de certains jeunes et moins jeunes. Une faim que même Aaron commençait à ressentir. Cet air insouciant, il voulait le détruire. Une part de son esprit lui intimait de s'enfuir et d'aller rejoindre le garçon qu'il aimait. Une autre lui ordonnait de détruire Cléo.

« Pourquoi tu veux faire ça ? Pourquoi d'un seul coup ? Pourquoi tu te rends ? »

« Pour que tu puisses te venger... », répondit avec un calme olympien le garçon qui venait de signer sa totale reddition. « J'ai laissé Cléa faire des conneries, j'viens réparer ses torts parce que je l'aime. J'veux que ça lui serve de leçon, d'électrochoc. J'veux qu'elle comprenne ce que ça fait pour qu'elle s'arrête. Le seul truc que j'te demande, c'est de l'oublier après. Moi ça ira, j'suis prêt, c'est qu'du cul... Fais-toi plaisir. »

Alors qu'il parlait, Cléo avait déboutonné sa chemise et l'avait jetée sur le canapé, faisant apparaitre un ventre maigre et laiteux qui abritait un nombril en forme de bouton de rose. Faisant tomber son pantalon au sol par la même occasion, il afficha un boxer moulant gris d'une marque de luxe connue pour ses prix prohibitif. Ses mollets et ses cuisses étaient parfaitement glabres, épilés à la cire, tout comme l'ensemble de son bassin. Avant même qu'Aaron n'ait eu le temps de réagir, sa proie s'était agenouillée nue à ses pieds. D'un air parfaitement soumis, elle le regarda droit dans les yeux en tirant vers le bas une braguette qui ne lui résista pas trois secondes.

« Pourquoi tu t'épiles complètement ? »

« J'me considère comme un produit de luxe. Les belles fringues, c'est l'emballage et faut que l'intérieur soit à la hauteur de l'extérieur. J'cherche toujours à faire plaisir aux clients. C'est un truc qu'ils apprécient, c'est plus sympa pour les caresses. Enfin, t'excites pas, avec eux, ça va rarement plus loin. »

Une caresse, c'était justement ce qu'Aaron était en train de faire subir à la joue de son camarade. Le brunet avait envie de gerber. Et pourtant, il était vrai que, dans tous ses gestes, Cléo était d'une douceur exquise. Quand il utilisait sa bouche pour autre chose que parler, quand il fermait ainsi ses yeux pour se concentrer sur sa tâche, lorsqu'il posait délicatement ses mains sur les cuisses de celui qu'il avait décidé de combler, il s'approchait même d'une certaine perfection.

Respirant de plus en plus difficilement et braquant sa tête vers le plafond, Aaron explosa intérieurement puis agrippa la chevelure de son partenaire. Le rythme devait être le sien. C'était à lui de mener la danse. C'était sa vengeance, ses règles, sa violence. Tout de suite, Cléo accepta cette nouvelle donne. Laissant ses doigts tomber sur son flanc, il abandonnant sa gorge à son camarade de classe. Jouant autant avec son bassin qu'avec ses avants bras, le brunet dirigea la partie sans se soucier un seul instant de la douleur que pouvait ressentir celui qui la subissait, se moquant de ses toussotements, se gaussant de la couleur rouge que prenaient ses yeux humides et ses joues irrités et se désintéressant de ce qui coulait de ses lèvres jusqu'au parquet sur lequel il avait dû, à la fin, poser ses mains pour reprendre son souffle.

Puis après quelques minutes silencieuses, sans que l'un ni l'autre ne bouge, Cléo fit l'erreur de regarder à nouveau Aaron dans les yeux. De grosses larmes perlaient aux fonds d'eux. Être capté dans ce moment de faiblesse rendit le brunet furieux. Se saisissant d'une protection, il intima Cléo de la lui enfiler, ce que ce dernier fit sans discuter. Quelques secondes plus tard, le lycéen aux yeux clairs se retrouva compressé entre le mur froid et âpre d'un côté et Aaron de l'autre. L'extérieure de son ventre souffrait des griffures du revêtement, l'intérieur des assauts répétés de la bête déchainée qui dévoraient ses entrailles.

N'arrivant plus à tenir sur ses jambes, le panda s'abandonna à la panthère, à même le sol, dans une position humiliante permettant à Aaron de ne pas avoir à contempler son visage. Les deux pleuraient, sans bien savoir pourquoi. Ce n'était pas la honte qui avait déclenché leur larme, pas même la souffrance, physique pour l'un, morale pour l'autre. C'était le sentiment de vengeance qui les animait tous deux et qui les avait fait se rencontrer. Le pire pour Cléo, c'était qu'Aaron savait s'y prendre. Le pire pour Aaron, c'était que Cléo était d'une extrême légèreté lorsqu'il se laissait pénétrer. L'un dans la domination, l'autre dans l'acceptation, ils trouvaient un plaisir coupable qui les déchirait et les dégoutait. Cléo gémissait. Aaron chialait. Et tout s'arrêta comme tout avait commencé, à même le parquet, par un subtil mouvement de lèvres venant fermer la boucle et cette parenthèse.

Après cela, Aaron resta seul pendant plus d'une heure à pleurer. Il se haïssait comme jamais, arrivant à peine à réaliser ce qui venait de se passer et ce qu'il venait de faire. Sa vengeance avait un goût amer, celui de la honte et de la culpabilité.

Son camarade aux yeux gris bleuté, lui, s'était rhabillé en vitesse puis s'en était allé en titubant, comme plongé dans une nuit d'ivresse. À la différence de son partenaire d'un soir, il ne réalisait pas.

Cela n'était que la deuxième fois qu'il allait aussi loin avec un garçon.

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