3. Nouvelles têtes, nouvelles histoires

« Merci de vous assoir en silence le temps que je vous distribue vos carnets, votre emploi du temps et le règlement du lycée. Vous êtes en première, vous serez agréables de vous comporter comme des adultes. »

Monsieur Dugerond avait beau taper du poing sur la table, ses élèves restaient toujours aussi dissipés, comme si son autorité s'était amoindrie au fur et à mesure que ses cheveux perdaient de leur couleur. Les jeunes n'étaient plus ce qu'ils étaient. Au début de sa carrière, pas un seul lycéen n'aurait jamais osé contrevenir à la moindre de ses demandes. À l'époque, on savait respecter ceux qui possédaient le savoir et qui avaient la bonté de bien vouloir le dispenser. Pourtant, au fil du temps, il avait dû apprendre à élever la voix. Et plus il s'égosillait, moins les générations successives semblaient l'écouter. En résultait une désillusion profonde qui accompagnait la perte du feu sacré. Même si ses compétences d'enseignant n'étaient remises en cause par personne, son mauvais caractère et ses plaintes incessantes avaient poussé l'administration à lui jouer un mauvais tour, à savoir lui confier la responsabilité d'une des deux premières scientifiques du lycée au nom de la préparation d'un bac français bien trop souvent délaissé par les matheux. Vraiment, Dugerond détestait ces élèves plus intéressés par les équations que par la prose et sachant bien mieux définir une mole qu'une métonymie. Mais ce qui l'insupportait encore plus, c'était bien ceux qui se croyaient libres de n'en faire qu'à leur tête sans le moindre respect pour rien, comme ces deux adolescents trainant dans les couloirs au lieu de se dépêcher de rejoindre leur table.

Se faire engueuler ne posait pas vraiment de problème à Kilian : il en avait l'habitude. Tout était question d'équilibre. Quand il méritait ses réprimandes, il les prenait plutôt bien. Et là, laissant tomber ses deux fesses sur sa chaise au fond de la classe sous les cris d'un adulte un peu à fleur de peau, il ne put s'empêcher de sourire un peu honteusement en repensant à ce qui avait causé son retard. Peu après l'appel, lui et Aaron s'étaient mis à courir pour rattraper le reste du groupe, avant de malencontreusement tomber l'un sur l'autre contre un mur. Comble du hasard, les doigts du blondinet avaient glissés sous le t-shirt du brun. Tels des aimants, ses lèvres s'étaient vu attirer par la bouche de son petit ami. Pris au piège de cette douce humidité mentholée – goût du chewing-gum qu'Aaron mâchonnait sur le chemin du lycée –, Kilian avait préféré laisser faire la nature plutôt que de trop se débattre. De quelques secondes, leur retard passa à plus d'une minute. En entrant en classe alors que tous leurs camarades découvraient en pleurant leur emploi du temps, ils avaient dès lors reçu un des plus stupides savons qu'un enseignant n'avait jamais osé leur passer.

« Un problème de sens de l'orientation ? Vous vous êtes perdus, jeunes hommes ? Pour votre gouverne, sachez que le bureau du CPE est un étage plus bas, et que vos chances d'y finir si vous osez à nouveau me faire perdre mon temps sont particulièrement élevées. Et je vous conseille de faire attention à l'avenir, deux garçons qui trainassent ensemble, vous n'imaginez pas tous les bruits de couloirs que cela pourrait engendrer ! »

Après avoir éclaté de rire, Aaron se retourna vers Kilian, le plaqua sur une table sans ménagement pour l'élève qui s'y était installé et rejoua en public la scène qui avait causé leur égarement. Ainsi, si certaines personnes avaient envie de causer, elles avaient quelque chose d'intéressant à se dire. Si le professeur manqua de s'étrangler devant cette scène perturbatrice et impromptue, la majorité de la classe se leva pour applaudir, autant pour le symbole d'une génération en soif de liberté que pour la tête rouge et déconfite du pauvre vieux coincé qui était censé leur faire la classe tout au long de l'année. Et quand Dugerond hurla à ses élèves d'arrêter immédiatement, le brunet ne put s'empêcher de lui répondre, fidèle à ses habitudes, laissant un Kilian aux joues toutes rouges toussoter pour reprendre son souffle.

« Nan mais faut pas croire, ce sont des travaux pratiques, vous devriez nous encourager. Le blond, là, il est pas très bon en littérature, alors j'essaie de lui donner le goût de la lecture par des exemples concrets. Présentement, on refaisait À la recherche du temps perdu, de Proust. Je jouais Charlus, et lui Jupien, la différence d'âge en moins. Et ce soir, on commence l'étude de l'œuvre du Marquis de Sade ! Nan mais ne vous moquez pas, le pauvre n'a pas encore compris que je lui réservais le rôle de Justine ! »

Les rires nourris de l'assistance connurent comme échos l'air gêné de Kilian, particulièrement mécontent d'être comparé à une fille alors qu'il était né garçon et qu'il en était fier et satisfait. En plus, il était bien trop jeune pour lire Sade, son chéri le lui avait même interdit, au cas où il y prenait goût. Du coup, il n'avait même pas saisi la référence, de quoi le faire bouder un peu plus. De son côté, Dugerond, tout autant énervé par l'arrogance de son jeune élève que par son éloquence, ne cacha pas sa colère. Ça, s'il y avait bien une chose qu'il détestait plus que les fouteurs de merde, c'était bien les jeunes qui avaient la prétention d'y connaitre quelque chose en littérature et qui avaient l'inconscience de venir l'attaquer sur son propre terrain. Alors quand il tombait sur un spécimen mêlant ces deux « qualités », il n'avait qu'un seul désir : lui faire passer une très mauvaise année.

Finalement, toute la classe avait profité de la distraction pour s'agiter. Pourtant, au milieu de ce qui semblait être devenu un véritable foutoir, un élève restait là, la bouche bée. En arrivant dans ce lycée un peu sélect, le pauvre ne s'attendait pas à se retrouver aux premières loges d'un tel spectacle. La table que les deux insoumis avaient choisis pour se rouler un patin, c'était la sienne. L'échange de salive passionné d'un petit blond et de son amoureux s'était déroulé juste sous son nez. Mais ce qui l'avait complètement happé, ce n'était pas tant la scène irréaliste que le regard vert émeraude d'un des deux protagonistes. Plaqué et immobilisé au niveau des poignets sur le bureau pendant que son petit ami faisait le tour du propriétaire de son palet, le blondinet avait détourné ses iris vers la gauche, découvrant par la même occasion ce nouvel élève à qui il n'avait jamais été présenté et lui adressant simplement un clignement répété des yeux qui semblait vouloir dire « désolé, je n'y suis pour rien, je suis la simple victime d'un amour fou et irraisonné ! »

Quelques minutes plus tard, alors que le calme était enfin revenu et que Kilian et son petit ami s'étaient vus séparés, l'un au fond de la classe et l'autre au premier rang, après un sermon en bonne et due forme, le professeur proposa à chaque élève de faire une très courte présentation avant de les libérer. Si tous avaient rouspété, pas un n'eut le courage de s'y opposer. Aaron prit la parole dans les premiers et commença par s'excuser pour son comportement un peu exagéré. Sans grande conviction, il prétendit que la joie d'être de retour dans la région après son exil savoyard lui avait fait oublier ses bonnes manières. Puis, avec une belle dose de suffisance, il expliqua avoir fait le choix de la première S car ses très bonnes notes lui ouvraient toutes les voies. Enfin, il parla un petit peu de la rédaction de son premier roman qu'il venait à peine de commencer, chose qui lui tenait à cœur. À côté de câliner des petits blonds et de lutter contre l'injustice, l'écriture était une de ses grandes passions. En guise d'encouragements, le professeur offrit à l'adolescent un bon pour deux heures de colle pour le samedi suivant pendant lesquelles il aurait tout loisir à disserter sur les notions de respect, de décence et d'éducation. Ainsi venait-il habilement clôturer l'incident qui n'avait que trop perturbé le quart d'heure précédent. Recroquevillé dans son coin et bien heureux de ne pas avoir subi la même punition, Kilian soupira de soulagement. Au moins, même si Aaron le réveillait en se levant, il pourrait trainer au lit. Jetant un coup d'œil rapide à son emploi du temps, il grimaça. Point positif, ses jeudis – cinq heures de cours pour lui et sept pour son chéri à cause du latin – et ses vendredis étaient plutôt légers et lui permettaient de commencer à neuf heures sans sortir trop tard – ce qui était parfait autant pour aller poser chez Gabriel que pour s'entrainer à l'escrime –. Par contre, il en vint immédiatement à détester ses futurs lundis et mardis et leurs huit heures de souffrance. Non, c'était vraiment injuste ! Encore une fois, l'Union Européenne avait failli dans sa mission de protéger les intérêts des jeunes fainéants, préférant se courber devant le diktat des politicards bienpensants qui, eux, l'avaient déjà, leur bac, et ne voyaient donc pas le problème fondamental dans ce qui s'apparentait à une légalisation de la torture envers et contre toute une génération meurtrie. Amusé par l'air un peu dépité du blondinet, son voisin de table lui posa la main sur l'épaule et lui indiqua que, le lundi, ils ne sortiraient qu'une semaine sur deux à dix-huit heures, et donc que les choses n'étaient pas si terribles que cela.

Alors que c'était à présent au tour d'une jeune fille nommée Manon de se présenter – parfaitement quelconque avec ses longs cheveux châtain bouclés, elle avait a minima la qualité de sembler tout à fait sympathique –, Kilian connut un de ses fameux bugs, un de ceux l'empêchant de s'exprimer autrement qu'avec des « beuh » et autres « ghh ». En cause, le sourire charmeur de l'adolescent qui venait de l'effleurer. Sans prêter la moindre attention à ce que pouvait bien raconter la demoiselle, le blondinet se mit à dévisager l'inconnu. Un coup d'œil discret sur son carnet de liaison lui apprit son nom : Jérôme Nikolik. Quelques échanges discrets indiquèrent ses origines – croates – et son tempérament, à savoir plutôt cordial.

Plus âgé que la moyenne de sa classe, le jeune homme était plutôt beau gosse et particulièrement viril. Rasé de près – ce qui indiquait qu'il avait atteint un stade particulièrement avancé de sa puberté – Jérôme avait choisi de couper très court ses cheveux châtain foncé, ce qui lui donnait un véritable air de mauvais garçon. L'impression était rehaussée par une mâchoire rectangulaire et par une carrure de jeune lutteur grec. En bref, un mec, un vrai, musclé et sans doute tatoué, du genre à faire frissonner les belles demoiselles... et certains adolescents de sexe masculin à l'esprit très ouvert.

Jusqu'à présent, Kilian avait craqué principalement pour les personnalités fortes et sur les bruns ténébreux – il en avait d'ailleurs un à la maison. Le physique étant secondaire, il ne s'était jamais vraiment poser la question sur son genre de garçons. Après tout, c'était le coup de foudre qu'il avait eu pour Aaron en troisième qui lui avait fait comprendre qu'il existait d'autres voies dans la vie que celles qu'on étudiait en SVT. À part quelques rares exceptions, il ne s'était pas vraiment senti excité ou intéressé plus que cela par des inconnus. Mais en même temps, il était rare qu'il tombe sur le sosie juvénile d'Héraclès en plein milieu du lycée. Là, très clairement, la bave qui lui remplissait la bouche ne s'était pas retrouvée là par hasard. Ce Jérôme, il le trouvait beau.

Pourtant, alors que son air passait d'ahuri à niaiseux, une voix cassée d'une hauteur proche de celles des Altos attira son attention. Un jeune garçon venait de se lever à son tour. Kilian le reconnut immédiatement, il s'agissait de l'élève sur la table duquel il avait procédé à son échange de salive inopiné avec Aaron un peu plus tôt. Assez sèchement, l'adolescent se recoiffa d'un coup de tête puis se présenta.

« Cléo Clébert, quinze ans, j'ai choisi la filière S principalement pour les maths. Sinon, comme je viens d'arriver dans ce lycée, à part Manon qui s'est présentée tout à l'heure et qui est une bonne amie, je ne connais personne ici, j'espère donc que vous me ferez bon accueil. »

À peine avait-il prononcé le dernier mot de sa phrase que l'adolescent s'était rassis. À la différence de Jérôme, Cléo n'était pas un modèle de virilité, mais il sortait du lot par une sorte de finesse qui se retrouvait dans chacun de ses gestes et de ses vêtements. Parfait exemple du type « minet bon chic bon genre », il était tiré à quatre épingles. Sa petite chemise gris foncé, son pantalon noir et sa veste d'été lui donnaient un look de jeune premier. Quelque chose en lui intriguait vraiment Kilian. Son visage. Sans qu'il ne sache pourquoi et depuis qu'il avait croisé son regard de manière inopinée quelques minutes plutôt, le blondinet ne pouvait s'empêcher de penser à son pote Gabriel, même si ces deux-là ne se ressemblaient pas trop. Gaby avait les cheveux châtains là où ceux de Cléo étaient d'un noir aussi profond que ceux d'Aaron. Ses yeux, magnifiques et envoutants au demeurant, étaient gris bleuté. Il était vrai que leur forme rappelait l'artiste, tout comme la structure de sa coiffure, faite d'une certaine déstructuration ordonnée et de mèches recouvrant les oreilles qui pointaient en une infinité de pics vers l'avant. Pour le reste, Cléo possédait un visage ovale parfaitement imberbe et des lèvres fines et ondulées dont le bout courbait naturellement vers le ciel, du genre de celles qu'on embrasserait sans ménagement ni considération de sexe pour le simple plaisir de passer un bon moment. Sa carrure, par contre, était plutôt fine et maigre, ce qui semblait trahir un manque d'activité physique, mais qui participait à lui donner cette allure précieuse loin d'être désagréable.

Alors que les présentations se poursuivaient petit à petit jusqu'à Kilian, Aaron dévisagea à son tour ses nouveaux camarades. Même s'il s'en voulait un peu d'avoir causé un accident dès le premier jour, il dégustait chaque instant. Le simple fait de voir son lionceau s'agiter dans son milieu naturel le comblait de joie. Même s'il savait que l'idée était très mauvaise pour leur concentration mutuelle, il n'avait qu'une seule hâte : pouvoir s'assoir à ses côtés dès les premières véritables heures de cours et lui caresser la cuisse tout en résolvant quelques équations. Pour le reste, il n'était pas mécontent de sa classe, dont les principaux protagonistes semblaient tous plutôt sympathiques. Jérôme, surtout, bien plus coincé que ce que son physique pouvait laisser supposer. Lorsque ce dernier prit la parole, il eut bien du mal à aligner plus de trois mots sans bégayer, mais dès qu'il commença à parler de son grand-père qui était son modèle dans la vie, ses yeux semblèrent s'illuminer. Il avait tout du type bien et droit.

Quand enfin Dugerond libéra les fauves, Kilian agrippa son petit ami par le col et le tira en toute hâte vers la grande cour intérieure, avec l'espoir de très vite croiser Martin et Gabriel. Le blondin voulait absolument leur demander comment cela s'était passé pour eux, maintenant qu'ils n'étaient plus dans la même classe. Le rouquin se montra loquasse et parla de toutes ces filles qui n'arrivaient pas aux chevilles de sa petite copine coréenne. Le châtain, lui, semblait un peu plus éteint. Assis sur quelques marches, son carnet à dessin sur les genoux, il multipliait les croquis d'une adolescente vêtue d'une longue chemise à carreau aux différentes teintes de bleu. Elle dansait au milieu de la cour, il semblait la victime d'un étrange charme. Devant l'ubuesque de la situation et un peu jaloux de ne pas être le centre de l'attention, Kilian s'avachit sur son camarade et le sermonna. C'était lui et personne d'autre, son modèle attitré, et il entendait bien le rester. La réponse un peu agacée que lui fit l'artiste provoqua chez le concerné un léger rougissement au niveau des joues.

« Des modèles attitrées, j'en ai plein, et souvent, j'les saute. Même si c'est vrai que t'es mon seul mec modèle. Enfin, j't'ai sauté quand même... Mais j'préfère tout de même sauter mes modèles féminin.»

Le douloureux épisode était encore bien présent dans la tête de Kilian. Il datait de novembre de l'année passée. Après une dispute avec son père, l'adolescent s'était réfugié chez son dessinateur préféré puis l'avait supplié de remplir un rôle auquel ce dernier ne se destinait pas. L'absence d'Aaron, toujours prisonnier en Suisse, avait été un déclencheur. Cette infidélité, le brun l'avait acceptée sans broncher. Ce jour-là, Gabriel avait pris la moins mauvaise solution. En acceptant de combler un blondinet en détresse, il l'avait empêché de songer au pire. Fin de l'histoire.

En attendant, alors que Kilian, vexé de la remarque, commençait à afficher sa mine des mauvais jours, le CPE Monsieur Musquet s'était jeté sur la danseuse étoile improvisée pour un léger rappel au règlement. Plutôt grande pour une fille, elle semblait athlétique et barrée. Ses cheveux courts étaient teints de toutes les couleurs, ce qui était contraire aux usages dans le lycée Voltaire, chose dont elle semblait allègrement se moquer. Du vert, du rouge, du jaune, du bleu, il y en avait pour tous les goûts, et cela lui donnait un air particulièrement déjanté. Elle l'était, d'ailleurs, comme le confirma Gabriel un peu désabusé.

« Elle est dans ma classe. Au moment de se présenter, elle a commencé à chanter. Elle a choisi la section L comme moi pour l'option art plastique. Elle prétend être complètement cinglée et ne reculer devant rien quand elle a une idée en tête. Je pense qu'elle est folle d'ailleurs, mais pas comme moi, plus du style névrosé, j'sais pas, j'arrive pas à l'expliquer... »

Sa propre folie, Gabriel l'avait souvent revendiquée. Elle lui permettait de sourire sous les coups et de toujours se relever. Lorsqu'il habitait encore Paris, en quatrième et en troisième, elle lui avait permis de réaliser quelques miracles, comme aider à se mettre en couple un riche héritier fan de handball et un jeune magrébin mal dans sa peau, s'imposer comme un peintre officiel de la butte Montmartre aux côtés d'un vieux Monsieur qui lui avait servi de mentor, ou tout simplement d'obtenir sa première expérience sexuelle entre les cuisses d'une étudiante plus âgée que lui d'au moins cinq ans qu'il avait choisie comme modèle. Oui, Gabriel était fou, mais dans le sens noble du terme. Sa folie lui permettait de reproduire le chant des oiseaux à l'aide de son violon et de coucher sur papier toutes les couleurs que ses yeux percevaient et que le reste du monde ignorait. Elle le rendait magnifique.

Dès que Musquet eut fini de réprimander la jeune fille, celle-ci se vit rejoindre par un jeune garçon que Kilian avait déjà bien repéré. Cléo. Les voir l'un à côté de l'autre, c'était l'opposition de deux mondes, malgré une certaine ressemblance troublante au niveau du visage qu'ils avaient tous les deux particulièrement ovale, presque triangulaire. Mais le plus troublant, ce fut de voir le garçon enlacer l'adolescente par la taille avant de lui murmurer quelques mots à l'oreille et de lui déposer le plus délicat des baisers sur la joue, avec une tendresse que même Aaron et Kilian affichaient peu en public. La scène, étrangement poignante, laissa muet la troupe d'observateurs.

« C'est sa sœur ! », murmura une voix dans leur dos. « Et mon ex, au passage. »

Se retournant, Kilian et Aaron reconnurent une camarade de leur classe, Manon. Avec un sourire triste et nostalgique, la jeune fille aux cheveux bouclés leur expliqua qu'ils étaient de faux jumeaux et qu'elles les connaissaient depuis l'enfance. Malgré une histoire familiale compliquée, ces deux-là avaient grandi de manière presque fusionnelle, toujours collés l'un à l'autre. Cléo était plutôt chétif et réservé. Sa sœur, Cléa de son prénom, était vigoureuse et énergique. Là où Cléo était très respectueux des règles, Cléa adorait s'en affranchir. Si l'un préférait souffrir de ses névroses en silence, l'autre avait ce besoin de les exprimer, parfois avec violence. C'était souvent elle qui menait le duo, et quand elle s'y mettait, elle pouvait tout obtenir de la part de son frère qui préférait adopter une position plus soumise et obéissante malgré un immense côté possessif. Même dans leurs surnoms on retrouvait ce mélange d'attraction et d'opposition. O et A quand il s'agissait de les nommer par des lettres, Panda et Grizzly quand il fallait anthropomorphiser des plantigrades. Les cheveux noirs, la peau blanche et la douceur du garçon justifiait sans problème cette appellation ; le côté sauvage de sa sœur collait parfaitement à son propre sobriquet. Et si Manon aimait Cléo comme un frère, ce qu'elle avait fini par ressentir pour Cléa avait été d'un tout autre registre. En seconde, elles avaient pris la décision de faire un bout de chemin ensemble, ce qui avait provoqué la jalousie du Panda et l'avait poussé à faire ses propres expériences de son côté, pas toujours très orthodoxes. Un trop gros nombre de disputes à cause d'un sujet trop sérieux avait cependant rapidement mis fin à leur couple.

Sans que ses auditeurs ne sachent très bien pourquoi, Manon était partie dans ces longues explications, ne s'arrêtant que de temps en temps pour reprendre sa respiration. Dans ses yeux, on pouvait voir autant de tendresse que de peine, comme si les cicatrices d'une rupture trop précoce n'étaient pas encore refermées. Au moins, ses paroles et attitudes transpiraient de sincérité, ce qui était bien là le plus important. Et si le blondinet avait tout écouté bien sagement la tête posée sur les genoux de son artiste attitré, ce dernier et le brun du groupe n'avaient pu s'empêcher de noter quelques mots, l'un sur son carnet, l'autre sur son téléphone.

En début d'après-midi, de retour en leur demeure après un déjeuner dans un haut lieu de la gastronomie américaine au service subtilement inexistant et à la nourriture délicieusement grasse, Aaron et Kilian vaquèrent chacun à leurs activités. Se jetant sur son ordinateur portable, le brunet se lança dans la rédaction d'un nouveau chapitre des aventures de son héros aux cheveux d'or et au divin postérieur. Des idées, il en avait plein la tête, et il ne pouvait attendre avant d'en exploiter certaines. Définitivement, sa nouvelle classe lui plaisait. Le simple fait que Kilian y soit changeait absolument tout par rapport à l'année précédente. Tout juste avant de s'y mettre prit-il le temps d'envoyer un SMS à un certain Justin pour lui souhaiter une bonne rentrée et s'assurer qu'il allait bien. Il était hors de question de couper les ponts avec ce jeune camarade qu'il avait laissé derrière lui au moment de rentrer en France. Pas avant de le savoir casé au bras d'une belle demoiselle en tout cas. En attendant, les messages parfois un peu maternels pleuvaient. De son côté de la frontière, le chaton – tel était son surnom – ne s'en offusquait pas et y répondait toujours avec plaisir.

Laissant son amoureux travailler si ardemment, le blondinet décida de joindre l'utile à l'agréable en proposant à Mistral de l'accompagner jusqu'à l'escrime. Même s'il ne comprenait rien au charabia de l'humain personnel de son maitre, le chien d'Aaron aboya d'approbation dès qu'il vit la laisse. Mistral aimait beaucoup Kilian. L'adolescent le nourrissait, le caressait, jouait avec et redonnait le sourire à son propriétaire dès qu'il était triste, ce qui en faisait presque un frère de meute. La réciproque était tout aussi vraie. Cette présence canine rassurait le blondinet et lui faisait beaucoup de bien, même s'il n'en était pas le propriétaire. À de nombreuses reprises pendant l'enfance, il avait émis le souhait d'avoir un chien, son propre chien à lui, qu'il aimerait et chérirait plus que tout. Ce droit ne lui fut jamais accordé. Las, il avait fini par arrêter de réclamer, même si son regard trahissait toujours ses désirs profonds.

Au gymnase, Jean-Pierre, le maitre d'armes, râla en voyant l'animal pointer le bout de son museau dans sa salle d'entrainement. Outre cela, la séance se déroula sans encombre. Fleuret au poignet, Kilian avait toujours une classe folle. Dans sa génération, il était de loin le jouteur le plus talentueux du club et sans doute de la région, comme le prouvaient ses nombreuses médailles.

Le soir, de retour chez lui, le jeune sportif engloutit son repas avant de monter regarder une série en se vautrant sur son lit, la tête sur l'épaule d'Aaron. Quelques secondes à peine après la fin du générique, les deux adolescents se mirent à discuter des nouvelles têtes qu'ils venaient de rencontrer et avec lesquelles ils passeraient toute cette année. Sans tabou ni gène et avec la volonté assumée de provoquer son compagnon, Kilian expliqua qu'il trouvait Cléo craquant, mais que Jérôme était quand même largement au-dessus, et même carrément désirable :

« Il est super viril, il fait trop mature, physiquement ! Mais lui, mais quand il veut j'le turlute ! Il peut même me sauter, j'dirais pas non, hein ! Enfin que si t'es d'accord, parce que tu restes mon mec, quand même. »

Face à un tel cri du cœur, Aaron préféra pouffer. Il ne comprenait pas une seule seconde ce que son petit copain pouvait trouver à l'allure d'un tel bellâtre, aussi sympathique pouvait-il être.

« Mais t'as vraiment des goûts de chiotte, en fait ! Ça me fait peur. Tiens, ça se trouve, j'suis aussi moche que lui... avec sa tête toute carrée d'hétéro et son cou musclé là... Baaah, berk.»

Vexé qu'on remette en cause ses inclinaisons, Kilian se retourna vers l'autre côté du lit et se recroquevilla sur lui-même, dégageant par la même occasion la main du malotru de sa hanche, même si ce dernier ne semblait pas disposé à la lâcher. Énervé, il baragouina sa riposte.

« Ah ouais ? Et toi, tu craques pour quel genre de mecs, alors, môssieur Aaron qui a du goût ? »

Un immense sourire aux lèvres, le brunet tira son camarade par la main jusqu'à ce que celui-ci se retourne, puis le plaqua sur le sommier avant de s'autoriser quelques attouchements. Sans vraiment comprendre où tout cela pouvait les mener, Kilian se laissa tout de même faire, non sans murmurer à plusieurs reprises « réponds ! » à son amant qui se frottait contre son torse et sa joue en lui mordillant l'oreille.

« Mon genre de mecs ? Blonds aux yeux verts, avec des lèvres douces et généreuses, un nez trop mignon, un visage d'ange et un comportement de gamin, pourquoi ? »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top