29. Gueule de bois
Avant même que Kilian n'eut le temps de se saisir de son téléphone, sa partenaire d'un soir avait quitté les lieux. Une seule chose était certaine : il n'avait pas rêvé, son cauchemar était bien réel. Transpirant à grosses gouttes, l'adolescent se jeta sur son t-shirt et remonta son caleçon. Son entrejambe lui faisait mal. La souillure le brulait. La sensation même de ses vêtements collés à la chose infâme le dégoutait. Et le pire, c'était qu'il n'y était pour rien.
Ce qui venait de se passer était de l'ordre de l'irréel. Son crâne lui faisait tellement mal qu'il devait se forcer pour contenir l'envie violente qu'il avait de l'écraser contre le mur. Dans sa tête, des petites voix criaient dans tous les sens. Il les chassa en se mettant lui-même une gifle puis déboula dans les escaliers à toute vitesse. En bas, un brunet énervé et inquiet l'attendait. Tirant nerveusement sur le col entrouvert de sa chemise opaline, Aaron semblait focalisé sur son téléphone auquel personne ne voulait répondre. Entendant enfin le blondin débouler, il l'invectiva sévèrement :
« Putain, Kil, tu foutais quoi ? Ça fait dix minutes que je te cherche partout ! Préviens quand tu disparais ! »
Sans même regarder son interlocuteur, Kilian l'agrippa par le bras et le traîna derrière lui, poussant sans leur prêter attention les autres invités qui se trouvaient sur son passage. Il avait chaud, il brulait, il suffoquait presque. Il avait besoin de sortir. Tout de suite. C'était ça où se mettre à crier en plein milieu du salon. Sa seule préoccupation était de se jeter sous une douche brulante pour récurer et punir son corps dégueulasse. Il devait souffrir physiquement pour ne pas succomber moralement. Il avait besoin de masquer ses hurlements dans l'intimité d'une salle ou personne ne le verrait chialer.
« On rentre ! »
Incrédule devant la détermination totale de son petit ami à foutre le camp comme un voleur, Aaron éleva la voix :
« Eh, tu t'calmes, oui ? Déjà, tu m'expliques pourquoi t'as disparu et pourquoi j'te retrouve en mode pile électrique ! Ensuite, si tu veux rentrer, t'es gentil, tu dis déjà aux revoir aux autres, et ensuite, on y va tranquillement. »
Essayant tant bien que mal de contenir les larmes qui lui montaient aux yeux, Kilian grinça des dents. Malgré son intelligence supérieure à la moyenne, Aaron avait parfois du mal à comprendre des choses pourtant évidentes. L'attrapant par le col, le blondinet laissa exploser sa fureur avant de tourner les talons, de claquer la porte et de s'enfuir, seul, dans la nuit sombre.
« J'suis décoiffé, complètement débraillé, à moitié bourré... tu veux quoi, que je te fasse un dessin ? J'étais en haut parce que j'avais besoin de dormir ! Et j'suis redescendu parce que je suis un abruti ! Un abruti avec qui tu n'aurais jamais dû sortir, un abruti qui passe son temps à faire des conneries et à te rendre malheureux ! Ça fait des mois que tu gardes pour toi ce qui te fait mal pour pas m'affliger, et moi... et moi... j'suis qu'une merde ! Plutôt que de te remonter le moral, de te soutenir, j'ai été odieux avec toi ! Une véritable saloperie. J'mérite pas que tu m'aimes, j'mérite que personne m'aime. J'suis pire qu'une pute, alors arrête de t'accrocher comme si je pouvais te rendre heureux ! Tout ce que j'arrive à te faire, c'est du mal ! Alors dis au revoir aux autres si tu veux, mais moi j'me casse et j'vais pleurer dans mon lit ! Bonne nuit ! »
Médusé, Aaron resta aussi silencieux que le reste de l'assistance. Quelle mouche venait de piquer son petit ami ? Certes, tout n'était pas rose entre eux depuis janvier, mais les vacances les avaient rapprochés. Plusieurs fois, même, Kilian s'était endormi la tête posée dans le creux de son épaule. Si ce n'était pas la première fois que son ange aux cheveux dorés piquait une crise, pleurait et sortait des énormités plus grosses que lui, jamais il n'avait été aussi violent dans l'autoflagellation. D'habitude, avec une mauvaise foi évidente, c'était le reste du monde qu'il tenait pour responsable de ses malheurs et de sa mauvaise humeur. Là, entre ses larmes et ses grimaces se devinait très clairement une profonde culpabilité que le brunet, fatigué et un peu enivré, était incapable de comprendre. Alors que son blondinet avait déjà quitté les lieux depuis plusieurs secondes, il n'arriva à murmurer qu'un seul et unique mot. Son prénom.
« Ki... Ki... Kilian... »
Heureusement – sans quoi l'adolescent aux cheveux noirs serait bien resté quelques heures droit comme un piquet à bégayer –, Gabriel l'attrapa par le cou et le ramena à la raison :
« Cours-lui après, abruti ! Je m'occupe de dire au revoir pour vous... »
Comprenant l'urgence, Aaron se jeta à la poursuite de son petit ami. Il n'arriva à le rejoindre qu'à quelques mètres de leur logement seulement. Les fesses posées sur le trottoir, Kilian avait craqué avant d'atteindre son but. Les larmes avaient fini par inonder son visage et l'empêchaient d'avancer. Son désespoir était le seul bruit, avec le ronflement de quelques voitures qui s'étaient perdues, à même de réveiller les oiseaux endormis qui nichaient dans les arbres de son jardin. Si seulement elles avaient été moins rares, peut-être aurait-il pu se jeter sous leurs roues. Mais avant même qu'il n'ait le temps d'y songer, le jeune brun qui partageait sa vie l'avait enlacé par le cou et serré fermement contre son torse. Un murmure s'échappa de son gosier :
« Qu'est-ce qu'il y Kil ? Qu'est-ce qui s'est passé ? Tu peux tout me dire, tu le sais, tout... »
Incapable d'arrêter le flot de peine qui dégoulinait sur son t-shirt froissé, l'adolescent aux yeux verts baragouina sa réponse. En fait, il ne savait même pas. Ce n'était pas clair. La seule chose dont il était sûr, c'était qu'il avait fait quelque chose de mal.
« Je... je crois... que j'ai couché avec Cléa... »
Aaron passa son dimanche à se promener avec les chiens entre le parc et le bois qui jouxtaient sa petite ville. Sous le choc de la révélation à laquelle il n'avait tout d'abord pas voulu croire, il avait fini par préférer fuir la réalité. Les yeux de Kilian ne mentaient pas. Malgré ses paroles confuses et son incapacité à expliquer clairement ce qui s'était passé, les tremblements de la voix du blondinet prouvaient ses dires. Aussi ignoble la vérité pouvait-elle être, Aaron pouvait la lire dans son regard. Et il ne se sentait pas capable de l'affronter. Une seule question lui avait traversé l'esprit, et elle était restée sans réelle réponse.
« Pourquoi t'aurais fait ça ? C'est impossible, je... Pas avec elle ? Pas avec une fille ? Pas toi ? Tu délires, t'as dû rêver ! »
« J'sais pas Aaron... je sais vraiment pas, j'te jure... J'arrive pas à comprendre moi-même. Avant que je réalise, c'était fait. J'ai rien pigé... J'te mérite pas, j'te mérite trop pas ! »
Les yeux collés à ses poignets, ces mots avaient été les seuls que Kilian avait réussi à sortir avant de péniblement rejoindre sa salle de bain puis son lit.
Son dimanche, le blondinet le passa enfermé dans sa chambre. Tout comme Aaron, il avait besoin d'être seul. L'alcool s'étant évaporé de son sang, ses facultés de raisonnements étaient petit à petit revenues. Il avait toujours aussi honte de ce qu'il avait fait et ressentait un profond dégoût pour son corps et surtout pour le machin qui lui pendouillait entre les jambes et dont il était persuadé que c'était le diable lui-même qui le lui avait greffé à cet endroit-là. Cependant, un nouveau sentiment s'était emparé de lui. La colère. Contre sa propre personne, déjà, pour avoir été aussi stupide et faible comme à chaque fois qu'un peu d'alcool passait sous son nez, mais aussi et surtout contre la fille qui, profitant de son état d'ivresse avancé, l'avait pris pour son sextoy. Il n'y avait qu'un mot pour décrire ce que Cléa avait fait. Un mot sale qu'il croyait réservé aux actes infâmes que seuls certains hommes pouvaient commettre. Que cela soit une représentante de la gent féminine qui s'empare de cette réalité, et qu'il en soit la victime le détruisait. La honte de s'être fait violer par une lycéenne était au-dessus de tout. Son honneur lui imposait de cacher au fond de son cœur cette réalité. Il préférait de loin se considérer lui-même coupable.
Ce n'était pas la première fois qu'il ressentait ce sentiment de haine envers quelqu'un qui lui avait fait du mal, mais c'était la première qu'il se sentait intérieurement aussi sale que la personne qui l'avait offensé. Il en venait même à souhaiter qu'Aaron le déteste et le punisse pour lui permettre d'expier cette foutue soirée à jamais gravée dans son esprit. Se demandant comment l'alter-ego romanesque de son petit ami châtierait un blondinet coupable d'un tel crime, Kilian passa une partie de la journée sur sa tablette à lire et à relire encore les derniers chapitres que son petit copain avait mis en ligne. Peut-être, aux détours des blagues et cris du cœur, découvrirait-il de bonnes idées de châtiments à s'infliger. Si, en effet, le personnage le plus classe du roman ne manquait pas d'imagination en la matière – ce qui était souvent plus drôle que méchant –, ce furent d'autres éléments qui surprirent l'adolescent, notamment les déclarations d'amour distillées discrètement ici et là ainsi que la violence des coups que recevait un certain personnage, comme si l'auteur avait compris des vérités que personne ne voulait dire.
Tel un zombi, Kilian se rendit le lendemain matin au lycée en marchant d'un pas lent et nonchalant. Aaron avait passé la soirée à travailler sur son récit, comme si leur conversation en pleine rue n'avait jamais eu lieu. Si la vérité n'avait pas été aussi ignoble, le blondinet aurait presque pu trouver cela caustique. Non seulement, son brunet ne l'avait pas rejeté comme il aurait dû le faire, mais en plus il ne lui avait pas fait le moindre reproche ni posé la moindre question. Kilian le savait, cela n'était que reculer pour mieux sauter. La discussion était inévitable. Leur couple ne pouvait tout simplement pas avancer sans.
En attendant, personne ne devait savoir. La vie devait continuer comme si de rien n'était, avec ses hauts, ses bas et ses camarades de classe furieux qui t'agrippent par le col et qui te fracassent violemment contre le mur.
« La vérité Kilian, c'est vrai qu't'as baisé ma sœur ? C'est vraiment vrai ? Attention pour ta gueule, je te conseille de faire attention à ce que tu me réponds ! »
Ah ça, c'était bien sa veine, songea l'adolescent aux yeux verts. Non heureuse d'avoir abusé de lui dans un moment de délire, cette connasse de Cléa s'en était vanté auprès de son frère ! Si ce n'était pas là la parfaite définition de grosse poufiasse de merde, Kilian ne savait pas qui d'autre pourrait se prévaloir du terme. Si ce n'était sa propre mère. Et encore, cette dernière faisait des efforts pour changer.
Le pire dans tout cela, c'était sans doute la tête de Cléo. il avait une telle froideur dans le regard, qu'il en devenait inquiétant. Non seulement, ses lèvres écarlates tremblotaient au même rythme que ses poings serrés, mais son regard gris bleuté se colorait d'un rouge sang particulièrement violent. Son teint pâle et fantomatique rappelait la mort, celle qu'il avait sans doute dû envisager entre la douche et le petit déjeuner.
Pris d'un excès de rage, Kilian repoussa violemment son camarade et hurla à son tour, faisant se tourner vers lui tous les regards du couloir. Peut-être, s'il avait pu réfléchir, ne se serait-il pas permis de tenir de tels propos. Mais l'heure était malheureusement plus à l'explosion qu'à la réflexion. Il avait lui aussi sa vérité. Bêtement, il la laissa s'échapper de sa gorge rugueuse et endolorie par un week-end de lamentations et de pleurs :
« C'est elle qui m'a baisé, connard ! T'avais pas encore compris que j'étais passif comme mec ? Tu crois que j'peux me lever comme ça et niquer une meuf ? Tu crois que j'en suis capable ? J'suis une fiotte ! UNE FIOTTE ! C'est pas compliqué à comprendre, putain ! Alors quoi ? Il est jaloux le Cléo ? Sa sœur lui a volé le blondinet ? D'ailleurs, c'est étonnant que ça ne soit pas toi qui m'aies baisé, tiens. Si j'avais dû parier, j'aurais plutôt misé sur ta pine ! Alors maintenant, foutez-moi la paix et arrêter de jouer avec moi ! J'voulais passer une bonne année de première, c'était tout ce que je demandais ! J'baise avec qui j'veux, et celui que je veux, c'est Aaron, et personne d'autre ! »
Lâchant le blondin, Cléo le dévisagea en titubant. Kilian venait de lui mettre une droite verbale plutôt déstabilisante. En échange de quoi, le Panda jugea bon de lui en coller une gauche, plus physique celle-là, accompagnée de quelques hurlements :
« Ferme ta gueule ! T'as rien pigé connard ! Rien du tout ! Elle l'avait jamais fait avec un mec ! Elle méritait mieux que ça ! »
Mais avant que son poing n'atteigne le visage de son camarade de classe, il percuta la paume d'Aaron qui s'était interposé. Droit et fier, l'adolescent aux yeux sombres fusilla du regard le jeune névrosé.
« Tu le touches, tu meurs. À partir de maintenant, si quelqu'un effleure un seul de ses cheveux, j'le détruis. Et j'vais même commencer par ta sœur. Enfin, dès que je l'aurais trouvée. »
« Elle est juste derrière toi ! Et lâche mon imbécile de frère, il est fin comme un coton-tige, tu risquerais de le blesser... Cléo, casse-toi. »
Cette entrée remarquée de Cléa laissa tout le couloir interdit. Blanc comme un linge, Kilian se colla contre le mur. Ainsi, l'hydre qui l'avait dévoré tout cru se tenait juste à côté de lui, avec comme garde rapprochée plusieurs de ses « amis », à savoir un rouquin débile qui s'en prenait à ceux qui avaient la même couleur de cheveux que lui et que Martin détestait plus que tout, un homophobe latent qui faisait copain-copain avec Cléo en public avant de le lyncher dans son dos et une pouf stupide que Cléa méprisait et qui, pourtant, lui collait toujours aux basques. Une belle brochette d'andouilles sans grand intérêts.
De son côté, affichant un regard de rébellion dans un corps de soumission, Cléo baissa la tête et traça sa route les poings fermés, lâchant juste en direction de sa sœur un « traitresse » bien senti auquel cette dernière répondit par un rire violent. Une fois débarrassée de son frangin, elle se tourna vers Aaron, l'invectiva avec une certaine fraicheur et lui tendit un morceau de papier chiffonné.
« Alors, ton p'tit copain t'as raconté comment je l'ai fait jouir ? J'avoue que pour moi, un mec, c'était une première expérience intéressante. Enfin, si on peut traiter Kilian de mec. Franchement, en le suçant, j'avais l'impression d'être encore lesbienne ! »
Sans répondre, Aaron inspira et expira plusieurs fois en contractant et décontractant ses poings en rythme, puis se saisit de la feuille sur laquelle figurait la reproduction parfaite d'une scène qu'il aurait préféré ne jamais voir. La prenant comme un deuxième coup de poignard en plein ventre, il la plia et la déchira plusieurs fois jusqu'à ce que le nombre de morceaux soit trop important pour que quiconque puisse en reconstituer le puzzle, au plus grand désarroi de l'adolescente si fière de son œuvre.
« T'abuses, ce dessin, je l'ai fait hier pour que tu puisses illustrer ton roman ! Je ne sais pas si c'était ton p'tit copain ou la bière que je me suis servi à dix heures du mat, mais j'étais particulièrement inspirée ! J'ai même passé l'après-midi à faire le portrait du chien de mon oncle, tu veux voir ? Bon, tu m'excuseras pour les couleurs, je suis moins académique que ton pote Gabriel ! Mais c'est sans doute parce que j'ai plus de talent de lui. C'est marrant, dans ton groupe de copains, on dirait que vous tirez tous la tronche, alors que moi, je ne me suis jamais sentie aussi bien de toute ma vie... »
Tout en parlant, Cléa avait laissé sa main s'approcher de la joue du brunet, jusqu'à la caresser d'une manière particulièrement provocante. En réponse, Aaron avait rapidement saisi son poignet et l'avait serré de toutes ses forces. Entre les deux, un jeu de regard d'une extrême tension se créa. Cléa serrait les dents, Aaron se mordait la langue, ni l'un ni l'autre ne voulait céder. En fin de compte, l'adolescente craqua la première en dégageant son bras, ce qui déclencha une réplique immédiate chez son camarade :
« Je pensais que tu étais une conasse. En fait, t'es une salope. Tu me diras, ça ne change pas grand-chose. »
Il n'en fallait pas plus pour déclencher une rixe entre Aaron et les autres affreux. Heureusement, Monsieur Musquet, le CPE, put intervenir pour rétablir le calme dans le couloir juste avant que cela ne dégénère. Gabriel s'était à point nommé précipité dans son bureau pour le prévenir. Satisfait d'avoir évité un véritable bain de sang scolaire, le châtain posa sa main sur l'épaule de son camarade aux cheveux noirs en plein murmure d'une bien étrange sentence :
« Vengeance... j'écrirais ton nom sur sa peau... »
S'ensuivit un passage de nerfs en bonne et due forme sur le pauvre artiste qui avait cru bien faire. Tour à tour, Aaron lui reprocha d'être intervenu avant qu'il n'ait pu laver l'honneur de son mec, de ne pas avoir surveillé ce dernier lors de la fête du samedi et d'avoir laissé toute cette merde arriver. Frustré, Gabriel tourna les talons en rappelant qu'il ne s'appelait pas Clark Kent, qu'il était fondamentalement non violent et qu'il n'était pas responsable de ce que Kilian faisait de son cul en dehors de ses heures de garde le jeudi soir. Piteux, le blondinet baissa la tête. Dieu qu'il s'en voulait. Et avec Aaron qui le regardait avec des yeux sombres, c'était sûr et certain, une méchante soufflante l'attendait. Mais à sa grande surprise, ce ne fut pas pour sa faute qu'il fut engueulé par un brunet au bord des larmes, mais pour tout autre chose.
« Ne dis plus jamais que tu es une fiotte comme ça, tu m'entends ? Ce n'est pas vrai, pas du tout même ! C'est pas d'une fiotte dont je suis tombé amoureux, mais d'un garçon, et j'te laisserai pas nier cette vérité ! T'es tout à fait capable de dominer au pieu, c'est simplement qu't'oses pas parce que t'es trop gentil ! Mais je t'interdis de te dévaloriser comme ça devant les autres ! C'est pas parce que j'ai toujours été actif que t'es moins mec que moi... t'as pas le droit de penser ça ! »
Sur le chemin qui le menait vers chez Benjamin – il devait lui donner un cours puis le garder ce soir pour cause d'absence parentale –, le blondinet repensa à son étrange matinée et à son horrible week-end. Il se sentait coupable comme jamais et ne désirait que deux choses : se venger de Cléa et faire le nécessaire pour qu'Aaron le punisse en lui faisant subir un affront aussi grave que celui dont il était à l'origine. Dans sa tête, il en vint même à imaginer que les deux puissent être réalisées en même temps. Il en rigola quelques secondes avant de sonner chez les Mercier.
Après quelques secondes d'attente, Elsa lui ouvrit et le remercia de s'être montré disponible pour s'occuper de son fils.
« Benjamin vient de rentrer du collège, il s'est immédiatement enfermé dans sa chambre. Ce gosse va me rendre dingue. J'ai préparé du chou-fleur dans le frigo, tu pourras réchauffer ça avec une tranche de jambon... N'oublie pas de lui faire prendre son bain, et merci encore de bien vouloir le garder, tu n'imagines pas à quel point tu nous sauves ! »
Filant directement dans la cuisine pour voir quel désastre culinaire l'attendait, Kilian se fit la réflexion que son protégé avait au moins une bonne raison de faire la tronche à ses vieux. Pauvre gosse, pourquoi ils le torturaient avec des légumes mal préparés ? C'était presque du sadisme !
Pendant tous le cours, Benjamin resta étrangement silencieux et studieux. Quand le blondin lui demanda comment s'était passée sa reprise et le gronda d'avoir séché l'escrime – sport qu'il adorait pourtant –, le pré-adolescent soupira simplement avant de quémander des explications sur un exercice pourtant à sa mesure. Ainsi se passa toute la séance jusqu'à l'heure du diner, précédé il est vrai d'une petite partie de Pro Evolution Soccer sur PlayStation qui vit le triomphe du plus jeune et l'humiliation du plus âgé.
Devant le micro-onde, Kilian décida de faire preuve d'un minimum d'humanité et jeta les choux-fleurs à la poubelle. Avec des pâtes dans le placard et des tomates, du basilic et d'autres bonnes choses dans le frigo, il y avait très clairement de quoi préparer une bonne Napolitaine maison ! Le secret de la recette, comme l'expliqua le blondinet à son élève, c'était de rajouter une pincée de sucre dans la sauce pour casser l'acidité, et de recouvrir le tout de parmesan plutôt que de gruyère. À table, Benjamin se régala et laissa un sourire réapparaitre sur son visage après une soirée complète de tirage de tronche. Entre autres sujets, les deux jeunes parlèrent de mangas, du roman d'Aaron et principalement de la manière dont le brunet s'inspirait de personnes qu'il connaissait pour écrire son histoire. À ce sujet, masquant à peine l'idée qu'il avait derrière la tête, Kilian demanda à Benjamin s'il avait jeté un œil certains passages qui le concernaient, ce à quoi le collégien répondit qu'il avait été sage et qu'il avait respecté l'interdiction qui lui avait été faite de lire ce roman immoral. D'ailleurs, il était bien trop jeune pour ces saloperies pleines de fornications et de machins gluants qui s'en prenaient sexuellement à son modèle. Quand le blondin lui demanda comment il avait eu connaissance de ces passages aussi précis s'il n'avait pas lu, le pré-ado rougit et admit qu'il avait peut-être, éventuellement, parcouru quelques pages. Mais rien de ce qui le concernait, ça, il le jurait !
« Lis ce passage, s'il te plait. Je ne sais pas pourquoi Aaron a écrit ça, on n'en a pas discuté ensemble, mais j'aimerai avoir ton avis... »
Obéissant, Benjamin se saisit du téléphone portable que lui tendait Kilian puis lu la fin du chapitre vingt-sept, tel que son aîné le lui avait demandé. Cachant un profond malaise au fond de ses yeux humides qu'il essuya du doigt, il rendit l'appareil au blondin en haussant les épaules.
« N'importe quoi ! C'est super exagéré ! Il doit pas m'aimer, j'vois qu'ça. »
Se grattant la joue, Kilian sourit à son protégé. Cette réaction était exactement celle qu'il avait imaginée. Et la suite se déroulerait simplement comme il l'avait prévu.
« On fait une partie ? Tu choisis le jeu et le perdant à un gage ! »
Voyant ici une bonne occasion de se payer la poire de son prof préféré, Benjamin accepta sans même réfléchir à l'éventualité d'une défaite. Les armes seraient le vieux PES, et celui qui marquait le moins de but se retrouverait à l'amende ! Si le pré-ado commença très bien le match d'une tête plongeante, le score final fut sans appel : 4-2 pour le blondinet.
« Putain, t'as triché ! Tout à l'heure, t'étais beaucoup plus mauvais ! »
« Non, tout à l'heure, je faisais exprès de mal jouer pour te mettre en confiance ! Tu crois quoi ? J'suis un dieu en jeux vidéo, et je suis un maitre en gage. J'ai tellement perdu de paris avec mon mec que maintenant, faut se lever tôt pour me piéger. Bon, pour ton gage... Tu as le choix, ou tu me dis la vérité sur ces bleus que tu as sur le corps, ou tu me les montres. »
Complètement bloqué dans sa respiration, Benjamin dévisagea le lycéen en tremblotant, tourna la tête de gauche à droite de manière frénétique puis lui cria qu'il était soit un taré qui s'imaginait des choses, soit un pervers qui voulait reluquer un gamin à poil ! Dans les deux cas, il pouvait aller se faire foutre. Calmement, Kilian répondit qu'à ce niveau-là, il avait déjà eu son compte et qu'il n'avait pas du tout l'intention de plaisanter. Ses sautes d'humeurs, son comportement depuis la rentrée, son silence, les séances d'escrime qui sautaient alors qu'il adorait ce sport, sa manie de s'habiller avec des vêtements amples, son extrême pudeur qui était apparue avant même son premier poil, la douleur qu'il ressentait dès qu'il chahutait un peu fort, son comportement gêné devant les mots d'Aaron... Kilian avait fini par comprendre ce qui n'allait pas chez Benjamin. Ou plutôt, il avait accepté une évidence qu'il avait jusqu'alors refusé de voir, par confort, peur ou hypocrisie.
« Tu préfères que j'en parle à ta mère et qu'elle t'envoie chez le médecin ? »
Apeuré, Benjamin baissa la tête. Ses cris se transformèrent en murmures, son regard foudroyant en larmes. Entre deux reniflements et frottements de la main sur le haut de ses joues rouges et irritées, il finit par déglutir et murmurer.
« Pas de questions, et pas un mot à personne ! Surtout pas à mes parents. Sinon, j'me tue ! Et ça sera ta faute ! »
« Promis. »
Quelques minutes plus tard, enfermé dans la salle de bain avec son modèle, le jeune pré-ado jeta ses vêtements sur le sol et s'assit au fond de sa baignoire, les genoux recroquevillés contre son torse et les bras serrés autour de ses tibias. Finalement, il avait accepté comme gage que Kilian reproduise une scène de sa tendre enfance. Plusieurs fois, entrant à peine au primaire, le blondin lui avait donné son bain. Sans un mot, ce dernier s'accouda à la baignoire, se saisit d'un gant, de savon et de la douchette. Le dos et les flancs de son élève étaient marqués par de nombreux hématomes, certains anciens et jaunâtre, d'autres beaucoup plus récents, du jour même. Tout ce que Benjamin accepta de dire au lycéen, alors que ce dernier ressentait chacun de ses tremblements au fur et à mesure qu'il lui lavait le dos, ce furent trois mots : « C'est mon problème. » Et tout ce que Kilian sut répondre fut un lourd et pesant silence.
Après avoir couché l'affreux, le blondin fit la vaisselle puis se posa dans le canapé. Il était sous le choc. La vérité était encore pire que ce qu'il avait pu présumer. Les coups reçus par Benjamin étaient répétés et violents. Son silence était particulièrement sourd. Et lui, bêtement, il avait promis de le partager et de ne pas en parler. C'était une véritable connerie. Il savait bien que Laurent et Elsa n'avaient rien à voir avec ces ecchymoses. Ce couple était bien incapable de lever la main sur leur gosse, aussi casse-pieds pouvait-il être. Alors qui donc faisait subir un tel calvaire à son petit protégé ? Protégé... Kilian trouvait le terme bien ridicule. Jusqu'à présent, il l'avait protégé de rien du tout, bien au contraire. Encore une bonne raison qu'il avait de se détester, après un bien pitoyable week-end. Entre sa promesse de garder le silence et son devoir de parler et de prévenir les personnes compétentes, il se retrouvait pris au piège. Il savait très bien ce qu'il devait faire, même si Benjamin le détestait pour cela. Pourtant, ce soir-là, prenant le billet que Laurent lui tendait, il resta silencieux. Il n'avait qu'une parole. Il se dégoutait.
Sur le chemin du retour, il envoya un simple SMS à la seule personne en qui il avait vraiment confiance. Une personne qui savait déjà. Qui avait déjà compris. Qui lui dirait quoi faire. Et qu'il n'osait même pas affronter en face alors qu'ils partageaient le même lit.
« Aaron, faut qu'on parle de Benjamin... et de nous aussi... »
La réponse, brève, fit vibrer son téléphone avant même qu'il n'ait le temps de le ranger son dans sa poche.
« Mercredi midi, après le cours de Français, salle 303 »
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