27. Penser au futur
« Arrête de gigoter et baisse la tête ! Dans cette scène, t'es censé être au bord de l'épuisement après d'horribles sévices, j'aimerai bien que ça ressorte dans ta pose. Déjà que je vais devoir imaginer le reste de la composition parce que Koa ne voulait pas participer à la séance en se frottant à toi comme dans le roman parce que môssieur ne voulait pas poser à poil, j'aimerais bien que tu ne me rendes pas la tâche trop compliquée et que tu y mettes un peu du tien. Et ne me regarde pas comme ça avec un air malheureux pour m'attendrir, c'est Aaron qui a insisté pour que j'illustre ce passage en particulier. Si t'es pas content, vois directement avec l'auteur ! »
Suspendu par les poignets dans une position particulièrement humiliante au milieu du petit atelier de Gabriel, Kilian se demandait vraiment ce qu'il foutait là. Encore, l'huile de massage sur le torse et les cuisses pour faire briller son corps et ressortir ses jeunes muscles, c'était classe et cela le mettait en valeur. Mais le reste... Avec les cordelettes qui le maintenaient en place les bras écartés, il ne pouvait même pas fuir. Tout comme son alter-ego dans l'univers littéraire de son petit ami, son corps nu était à la merci de tous les sévices possibles et inimaginables. Plus il se trémoussait pour calmer quelques crampes et démangeaisons, plus il se sentait appartenir à l'artiste qui le reproduisait sur papier. Quel idiot il avait été, aussi, d'accepter de poser pour cette scène sans même lire le passage concerné. Quand Aaron le lui avait passé le matin-même, il l'avait regardé en diagonale puis était reparti bouder dans la cour en compagnie de Martin dans le seul but d'énerver l'auteur. Mais quand Gabriel lui avait intimé de passer la soirée avec lui pour quelques dessins, il avait préféré obéir sans discuter. De toute manière, son coach lui avait interdit l'accès à la salle d'armes jusqu'au vendredi pour qu'il laisse reposer une petite inflammation qu'il se trainait depuis une semaine. Désœuvré, Kilian préférait de loin servi d'esclave à l'art plutôt que de supporter une soirée entière le regard du jeune brun dont il était amoureux et avec qui il ne causait plus guère. Dès son arrivée, il s'était retrouvé pendu par les poignets sans même comprendre pourquoi. Si d'ordinaire il aimait plutôt que Gabriel lui impose de prendre des positions bizarres – c'était moins monotone et plus sportif que de poser allongé sur le clic-clac –, là, il se demandait quand même où il était tombé. Les liens qui l'entravaient et les explications vagues et étranges de Gabriel ne l'aidait pas à comprendre. Timidement pour ne pas brusquer son dessinateur, il releva la tête et l'interrogea à voix basse :
« Dis Gaby, c'est censé représenter quoi, la scène ? Comme t'as parlé de Koa qui devait se frotter sur moi, ça me fait un peu flipper. C'est que... euh... j'ai pas encore tout lu, en fait, tu vois... »
« Rien, c'est Aaron qui se venge sur ton avatar à défaut de pouvoir te rentrer dedans, c'est de la catharsis ou un truc comme ça », répondit le châtain sans même lever le nez de son pupitre. « Le seul truc à comprendre, c'est que tu prends super cher en virtuel car ton idiot de petit ami n'est pas foutu d'affronter ton regard dans le monde réel. Bon, maintenant, baisse la tête, t'es censé être mourant j'te rappelle. C'est pas comme si à ce moment-là précisément, t'en étais à ton premier Splatos dans les fesses... »
Déglutissant, Kilian maudit intérieurement le foireux brun qui avait provoqué cette situation. C'était frustrant de voir qu'après deux ans, Aaron était encore capable de manipuler son monde pour arriver à ses fins. Et Gabriel était sans doute le plus vicieux de tous les complices, à manœuvrer dans l'ombre pour que les plans de son chéri se réalisent tous sans encombre. À chaque fois, Kilian se faisait avoir. Là, si Aaron voulait qu'il se sente humilié, c'était parfaitement réussi. Et lui, plutôt que de réfléchir, il s'était laissé faire en souriant avec son éternelle candeur, sans même réaliser que la place d'un jeune sportif comme lui n'était certainement pas d'être attaché la nouille à l'air au milieu d'une toute petite pièce d'un tout petit duplex bobo. Non, c'était vraiment énervant.
« Détache-moi, j'en ai marre et j'ai mal aux jambes. J'suis trop con, j'aurais dû aller m'entrainer au lieu de poser pour son stupide roman... D'habitude, J.P, il en a rien à foutre que j'ai mal, surtout avant une compétition... C'est louche ça, je suis sûr que c'est encore un coup d'Aaron pour m'empêcher de gagner dimanche... C'est bien son style, il veut que je sois triste et malheureux, pour qu'à la fin, je me jette dans ses bras pour qu'il me réconforte... C'est un vicieux, c'est comme ça qu'il m'a dragué quand on était en troisième... »
Étonné par l'inattendu réalisme dont faisait preuve Kilian, Gabriel se leva et s'en approcha pour défaire ses liens. Forcément, le blondinet aux traits d'enfant ne pouvait s'empêcher de voir les choses de manière négative, mais il y avait tout de même une certaine finesse dans son raisonnement. Peut-être passer pour un idiot était plus commode que de montrer qu'il réfléchissait, ce qui était profondément attendrissant même s'il se trompait souvent.
Se saisissant des poignets du bel adolescent pour le retenir avant qu'il ne se laisse tomber au sol, Gabriel l'enlaça par surprise et le plaqua à son torse. Rouge d'étonnement, Kilian se laissa faire, sans même chercher à comprendre. Doucement, son camarade écarta d'un mouvement léger des doigts les mèches de cheveux dorés qui lui tombaient sur ses yeux verts puis fondit sur ses lèvres et les goba à pleine bouche. Immobile, paralysé, les joues écarlates et le front brulant, le blondinet se fit la réflexion que Gabriel embrassait divinement bien, comme s'il se bonifiait avec le temps, avant de prendre conscience de ce qu'il était en train de subir et de repousser son assaillant d'un coup sec des paumes. Dans la précipitation, ce fut lui qui chuta lourdement sur les fesses, laissant l'artiste le scruter avec un regard tendre. Ne comprenant ni ce qui venait de se passer, ni l'origine des larmes qui lui coulaient sur les joues, Kilian explosa en sanglot :
« Salaud ! Pourquoi t'as fait ça, putain ? Je... je suis amoureux moi ! J'ai Aaron... il est dans ma vie ! Il est toute ma vie... Ses câlins me manquent... Je l'aime putain, j'en ai marre qu'on soit fâchés, mais c'est sa faute... Et j'suis pas amoureux de toi. En plus, t'es un putain d'hétéro ! Arrête de me tenter, c'est mal... Pourquoi tu me fais ça ? »
S'approchant de ce pauvre lionceau à la mine défaite, Gabriel lui posa la main sur la tête et lui caressa le cuir chevelu avec une étrange délicatesse. Un sourire s'affichait sur son visage. Un rire tendre s'échappait de sa bouche. Le blond tremblait. Le châtain semblait simplement s'amuser.
« Quoi ? Tu t'imagines quand même pas que tu m'intéresses ? Fais-toi greffer des nichons et on en reparle ! Non, c'était juste pour voir si tu réagirais comme dans son roman... si tu avais lu, t'aurais toute de suite compris la référence. Par contre, je suis sûr qu'Aaron sera aux anges quand je lui répéterais ce que tu viens de me dire. Et pour dimanche, t'as presque tout bon, sauf qu'il veut que tu gagnes et pas l'inverse, c'est pour ça qu'il a demandé à ce que tu te reposes. Il m'a même demandé de te faire un massage, c'est te dire s'il a une totale confiance en mon hétérosexualité ! Allez, arrête de chouiner et allonge-toi sur le ventre, on a une petite demi-heure avant l'arrivée des pizzas. J'suis plus doué que tu ne le crois pour ces choses-là ! »
Traîné de force sur le clic-clac, Kilian laissa en silence le châtain manipuler son dos et ses membres, se faisant à chaque mouvement la réflexion que si son camarade ne finissait pas peintre ou violoniste, il pourrait embrasser sans problème une carrière de kinésithérapeute. Jamais ses omoplates de blondinet n'avaient été aussi bien traitées que ce soir-là. Ronronnant de plaisir, il s'abandonna complètement entre les mains expertes de son camarade. Après avoir reproduit son corps sur papier autant de fois, c'était comme si Gabriel le connaissait par cœur. Mieux encore, l'artiste lui récita à haute voix le nom de tous les muscles et os qu'il manipulait et lui expliqua comment les toucher, caresser et manœuvrer pour les remettre en place. À force d'étudier l'anatomie humaine pour ses croquis, il était devenu un véritable expert et déplaçait ses doigts sur le corps de son modèle comme un pianiste prodige sur son piano. Peut-être aussi le fait d'avoir passé ses mois de novembre et décembre à draguer et sortir avec une étudiante en ostéopathie pour se changer les idées l'avait aidé à acquérir une certaine compétence en la matière. Toujours est-il que ses gestes exquis firent un bien fou au jeune escrimeur. Tous, sauf la petite claque qu'il lui mit sur le postérieur au moment où le livreur sonna à la porte avec le dîner encartonné et qui fit lâcher à Kilian un petit piaillement surpris et honteux.
« Aie ! Pas les fesses-euh, c'est réservé à chouchou, les fesses... »
Lorsque Kilian poussa la porte de sa chambre plus d'une heure plus tard, Aaron dormait déjà, ou faisait tout du moins parfaitement semblant. Sans même faire attention, le blondin lui déposa un baiser sur le front et lui chuchota un « merci » à l'oreille avant de se rendre sous la douche pour nettoyer son corps de toute l'huile que Gabriel avait exagérément utilisée ce soir-là. Adossé au mur carrelé, il soupira. Une nouvelle larme coula sur sa joue et se mélangea au jet d'eau qui coulait sur son torse.
Il était encore trop tôt pour envisager un cessez-le-feu.
Le lendemain, après avoir passé toute une partie de la journée à remonter le moral de Camille qui déprimait, Kilian fila dès la fin des cours à la salle d'armes. Le vendredi, c'était le jour où les collégiens s'entrainaient. Même si sa présence se justifiait principalement par ses échéances sportives, il aimait bien assister J.P dans la gestion de la séance. Après tout, s'il ne devenait pas un grand champion, il pouvait au moins espérer un jour se rendre utile dans un club. Le contact avec les gamins lui plaisait vraiment, autant pour la fierté qu'il ressentait à être leur modèle que pour les rires et les bons moments qu'il pouvait passer en leur compagnie. Et puis surtout, c'était le jour ou Benjamin venait. Enfin, quand il arrivait à le motiver. Malheureusement, ce soir-là, le pré-ado ne pointa pas le bout de son nez, au plus grand désarroi de l'adolescent et à la colère du jeune Alex – particulièrement possessif dès qu'il était question de Benjamin – qui en profita pour passer ses nerfs en hurlant sur son aîné.
« Putain, il fait chier, j'lui ai filé mon numéro la semaine dernière, il aurait pu prévenir. J'te jure Kil, il a intérêt à venir te voir à la compète dimanche, tout le club sera là pour te soutenir ! Si ce p'tit con sèche ça aussi, promis j'lui fais la gueule ! »
Heureusement, Alex n'eut pas à mettre à exécution ses menaces. Malgré son air sombre et taciturne et poussé par ses parents, Benjamin vint assister au triomphe de son idole. Se tenant les hanches et baissant la tête à chaque fois qu'Alex le regardait – c'est-à-dire tout le long de l'après-midi –, il ne s'enflammait que lorsque Kilian était en piste, hurlant des encouragements fleuris censés motiver son champion et déstabiliser ses adversaires. À ses côtés, Aaron s'égosillait lui aussi pour prouver que, malgré les apparences et les rumeurs, il restait bien le plus fidèle et déterminé supporter du garçon qui partageait son lit et qui fuyait ses bras. En pleine compétition de hurlement, le brunet accrocha pour rire le pré-ado par le cou dans l'idée de le faire taire. Entendant un léger cri de gêne, il perçut à ce moment-là une étrange vérité qui le poussa à immédiatement lâcher son étreinte. Un échange de regards plus tard, leur rivalité put reprendre son cours normal. Juste au-dessus, Martin et Gabriel soupirèrent avec l'impression d'avoir déjà vu le film des dizaines de fois et de connaitre par avance sa conclusion. Heureusement, ils pouvaient passer le temps en discutant du comportement des autres spectateurs de leur petit groupe – presque plus intéressant que les taules que Kilian foutait à ses adversaires – ainsi que des filles, sujet toujours passionnant. Là où le châtain se plaignait de ses expériences avec des demoiselles plus âgées que lui qui ne le comblaient pas, le rouquin se lamentait de ne pas vraiment en avoir déjà eu. À son plus grand désarroi, caresser les seins de Yun-ah à travers le soutient gorge ne comptait même pas comme un préliminaire. Dans le public, on comptait enfin Sandra qui était venu filmer le triomphe de Kilian pour Cédric et J.P. Accompagné d'un étrange monsieur que personne ne connaissait mais qui semblait avoir son importance, il assistait avec attention aux matchs de son poulain.
En fin de compte, le plus surprenant sur le podium fut la place de Pierre, seulement troisième après avoir perdu en demi contre le blond de service. Leur match, épique, avait été bien plus tendu et serré que la finale, remportée sans le moindre problème par Kilian contre un certain Manuel. D'ordinaire habitué aux places d'honneur, ce dernier avait réalisé l'exploit de sortir premier de sa poule en volant le point décisif à Pierre à l'arrachée, quinze à quatorze, reléguant son adversaire dans la même moitié de tableau que celui que tout le monde craignait, statut que Kilian n'avait pas usurpé.
Si le métal doré que le blondin croqua à pleine dents pour la photo souvenir avait bon goût, il ne put en dire autant des lèvres d'Aaron qu'il esquiva volontairement au moment de passer devant les gradins. Cette attitude provoqua la colère du brunet qui le suivit jusque dans les vestiaires. Sans se démonter, mais en pleurant quand même, Kilian assuma sa décision de se passer du baiser dévolu au vainqueur, quand bien même il en était le premier malheureux. Posant tour à tour son index sur sa poitrine puis sur celle de son camarade, il exprima clairement les raisons de ce choix :
« J'ai dit pas de bisous ni de sexe jusqu'à nouvel ordre, j'ai pas changé d'avis. C'est pas MA victoire qui va me faire oublier TES mensonges. »
Blessé de se sentir rejeté alors qu'il avait rêvé que ce moment puisse l'aider à faire la paix, Aaron attrapa son petit ami par le bras et serra fort, plus qu'il ne le pensait. Ce baiser, il le lui fallait. C'était une promesse entre eux deux. Un à chaque victoire jusqu'à l'or olympique. Il n'était pas question de la rompre. La symbolique était bien trop violente, trop douloureuse.
« Me touche pas, abruti ! », cria Kilian en se dégageant d'un coup sec, les lèvres tremblantes. « Tu me fais mal en plus, et j'aime pas quand tu me fais mal ! »
« J'suis ton mec, tu peux pas me demander de ne pas te toucher ! », s'emporta immédiatement le brun.
« Ouais bah on n'est pas marié ensemble, à ce que j'sache ! »
Après avoir retenu son souffle quelques secondes, Aaron vit sa respiration se saccader et son rythme cardiaque s'accélérer. Sans réfléchir, il cria de manière spontanée la première chose qui lui passa par la tête :
« Ouais, bah ça, ça peut s'arranger ! »
Bouche bée, le corps complètement immobile, Kilian le dévisagea. Cette simple phrase lâchée de manière innocente lui avait fait le même effet qu'un uppercut en pleine poire et l'avait laissé K.O debout. Tout ce qu'il réussit à faire fur de murmurer une question naïve avec une voix bien plus faible, naïve et timide que celle qu'il venait d'utiliser quelques instants auparavant.
« Tu... tu veux vraiment m'épouser ? Pour de vrai ? »
Prenant conscience de ce qu'il venait de dire, Aaron vit son visage passer par toutes les couleurs, du blanc au rose pour finir sur un rouge intense qui l'imprégna jusqu'aux oreilles. Sans doute parce qu'il crevait de chaud et avait besoin d'air – il lui fallait une excuse –, il détourna le regard et se lança vers la sortie. Accroché au montant de la porte du vestiaire, il répondit tout de même à voix basse à cette stupide question :
« Forcément, vu que je suis un abruti, et qu'il faut vraiment être un abruti pour t'aimer ! Mais on en reparlera quand on sera majeur, si d'ici là, tu te décides à arrêter de me faire la tronche... »
Sous le choc d'une des plus belles déclarations d'amour de toute sa vie, Kilian passa le reste de la journée perdue dans ses pensées à culpabiliser pour ce foutu baiser manqué et à s'interroger sur la stupidité de son comportement en totale contradiction avec ses sentiments. Ces deux semaines de tirage de tronche, parfaitement justifiées, lui avait fait plus de mal que de bien et rappelé à quel point il tenait au guignol qui s'amusait à prendre son cœur pour une balle de tennis. Pourtant, même s'il le voulait, il ne trouvait pas la force de lui pardonner. La rancœur était encore trop fraiche. Du coup, trop préoccupé pour se concentrer, ce ne fut que d'une oreille qu'il écouta la proposition enjouée que lui fit le responsable de l'équipe junior de la Fédération Française d'Escrime, l'homme qui avait accompagné J.P toute la journée.
« Jean-Pierre ne m'avait pas menti, tu as vraiment le potentiel de faire de belles choses. Pour ta carrière, tu pourrais rejoindre un de nos deux pôles jeunes Fleuret, on prend des premières, des terminales et des étudiants. Certes, ce n'est pas la porte à côté, mais cela te permettrait d'évoluer dans un environnement compétitif, avec les meilleurs. Enfin, tu peux aussi continuer en club, mais dans ce cas-là, je te conseillerai de suivre une formation en sport-étude sur Paris, c'est là que tu auras le plus de chance de te faire remarquer par les instances de sélection. »
La réponse de Kilian avait été immédiate. « J'vais d'abord passer mon bac ici ! Mais oui, oui, je veux... ». À ses yeux, il était hors de question de s'éloigner de la région lyonnaise en terminale, tout du moins pas tant que son frère se serait pas pleinement remis de son accident. De plus, il voulait profiter un maximum de sa vie de lycéen aux côtés d'Aaron avant d'envisager le pire, une éventuelle nouvelle séparation pour leur couple. Et puis, l'éventualité d'un jour rejoindre l'équipe de France était un rêve qu'il ne s'était presque jamais autorisé à faire, à cause notamment de ses résultats toujours trop moyens aux nationales de juillet.
Pourtant, il avait passé un réel cap depuis quelques mois. Sa rivalité avec Pierre et leurs nombreux entrainements communs lui avaient permis de progresser d'une manière impressionnante. Et là, un officiel lui proposait d'intégrer un pôle France ! Il lui fallut bien quelques jours avant de prendre conscience que cette offre avait bien plus de valeur que toutes les médailles qu'il avait amassées jusqu'à présent. Son talent, son travail et ses efforts étaient reconnus. Une place dans l'élite lui était offerte. Il touchait son objectif du bout des doigts. Mais il ne pouvait pas le saisir sans le soutien de ceux qu'il aimait.
« Aaron, ce week-end, c'est le salon de l'Étudiant à la Halle Tony-Garnier. Martin y va avec son père, il m'a proposé. Je... j'aimerais que tu viennes avec moi. C'est important, l'année prochaine, il faudra faire des choix. S'il te plait... »
Cette demande, il lui avait fallu la répéter une bonne centaine de fois avant d'enfin réussir à la sortir à son petit ami le vendredi midi, juste après le cours d'Espagnol. L'avoir retenu par la manche en baissant la tête avait été une bonne idée. Elle lui avait permis de masquer ses sourcils dorés tremblotants sous quelques mèches de cheveux torsadées.
Sensible à cette demande, Aaron répondit par un léger smack sur le front. Pendant une heure, les deux adolescents discutèrent en oubliant de manger. Depuis le début de la crise que traversait leur couple, c'était la première fois qu'ils arrivaient à parler sans se faire de reproches, réussissant même à évoquer certains sujets sensibles sans crise de larmes. Rapidement, Kilian expliqua à son petit ami la proposition qui lui avait été faite et qui lui faisait autant plaisir que peur. Aaron, lui, évoqua principalement la maladie de sa mère et parla du fait qu'il était hors de question pour lui de faire sa terminale en Suisse mais que, selon l'évolution de la situation, il serait bien obligé de passer du temps – principalement week-ends et vacances – au chevet de sa génitrice. L'un et l'autre étaient sur la même longueur d'onde sur un point précis : ils voulaient rester ensemble à Voltaire jusqu'au bac. La suite était plus vague. Là où Aaron avait une idée derrière la tête concernant son avenir, Kilian, lui, était vraiment perdu. De l'escrime en sport étude, oui, mais... quoi comme études ?
« Connaissant ton caractère et vu ton projet, faudrait regarder du côté des écoles de commerce post-bac. C'est généraliste, pas trop compliqué à chopper et certaines proposent des filières spécifiques pour les sportifs avec horaires aménagés... le seul truc qui me fait chier, c'est que ça picole beaucoup là-bas, et je n'aime pas comment tu te comportes en soirée quand on ne te fixe pas de limites. En plus, je doute que tu sois assez mature dans un an et demi pour te gérer tout seul. L'idéal serait qu'on partage un appart en colocation et que je fasse mes études dans la même ville que toi. Au moins, je pourrais m'assurer que tu ne déconnes pas trop, que tu bosses, que tu bouffes équilibré et que tu aies une vie sexuelle épanouie. C'est important ça ! Dans les écoles de commerce, ça baise n'importe comment, alors que toi, il te faut de la stabilité dans la relation et du fun dans l'action. »
Silencieusement, Kilian avait écouté les conseils paternalistes du brunet. C'était vrai que, dans sa vie, Aaron s'était un peu emparé de ce rôle à mi-chemin entre le grand frère protecteur et l'amant, jouant autant le glaive que le bouclier. Cela ne datait pas de l'accident de Cédric, mais du jour de leur rencontre. Là encore, Aaron s'efforçait d'aborder les choses en pensant en priorité au bonheur de Kilian. Sur ce point précis, il était peut-être temps que le blondinet se montre tout aussi mature. Il le devait.
« Promets-moi de tout faire pour avoir Sciences-po et d'y aller si tu es pris. C'est ton rêve depuis le collège, jure-moi que tu ne foutras pas tout en l'air uniquement pour repasser mes caleçons ! »
Tendrement, Aaron acquiesça sous le tintement de la cloche qui annonçait la reprise des cours.
Le dimanche, accompagnés de Martin et Gabriel, le couple se retrouva à arpenter les allées du salon à la recherche d'informations et de rencontres. Le châtain s'était greffé au groupe plus pour la forme que par besoin d'informations. Son avenir, il le connaissait déjà : école d'art. Déjà, il pensait à ce qu'il mettrait dans son book pour son dossier. Enfin, avec son talent, la véritable question n'était pas de savoir quelle formation voudrait bien de lui, mais de laquelle lui voudrait.
De son côté, s'arrêtant à presque tous les stands, le rouquin se retrouva très rapidement surchargé de brochures. Son problème était fort simple : il n'avait aucune idée de ce qu'il voulait faire. Élève moyen en ES, il se fermait plus de portes qu'il ne s'en ouvrait. Seule certitude : la prépa, ce n'était définitivement pas pour lui. Du coup, entre licence de droit et DUT technique de commercialisation, son cœur balançait, même si les deux formations n'avaient strictement rien à voir. Enfin, ça, c'était avant de se retrouver en face d'une jeune étudiante en école de commerce qui le trouvait trop mignon avec ses taches de rousseur sur le nez. D'un seul coup, son intérêt pour les études longues se retrouva maximisé, à la plus grande joie de Kilian. Si son meilleur ami s'orientait dans la même voie que lui, ils pourraient bosser les concours ensemble et, pourquoi pas, finir dans le même établissement, perpétuant ainsi une tradition commencée au primaire. Il était même envisageable qu'ils puissent vivre ensemble, ce qui avait de quoi rassurer Aaron. Certes, niveau sexuel, ça serait assez craignos, mais aux niveaux jeux vidéo, là, ça serait l'éclate ! Et comme disait l'adage que le blondinet venait de massacrer « entre boire et conduire à un jeu de caisse, il faut choisir ! ».
Ainsi, les deux compères firent ensemble le tour des différents stands à la recherche de la perle rare. Étonnamment, ils en découvrirent plusieurs de qualité académique acceptable. Heureusement d'ailleurs que Michel avait anticipé la question et s'était renseigné sur les visas, grades et différentes accréditations en amont, sans quoi son fils aurait immédiatement signé pour la formation où il y avait les plus belles filles. Seul problème pour Kilian, la situation géographique de certains établissements.
« Donc vous, vous êtes le programme Bachelor d'une grande école et vous acceptez les sportifs de haut niveau ? C'est trop cool ça ! Et vous êtes situé où ? À Lille ? À LILLE ? Moi, aller à Lille ? Nan mais j'veux bien que je sois pas frileux, mais quand même... Lille, quoi... Hein ? C'est pas vraiment Lille, c'est Croix-Roubaix ? Viens Martin, on se casse. Nan nan, on se casse j'te dis, c'est forcément une arnaque. Une école sérieuse foutrait jamais ses locaux à Roubaix. Attends, tu sais où c'est, toi, Roubaix ? Non ? Bah voilà, c'est bien la preuve ! Viens, on va chercher un truc sur Paris, c'est là que va finir chouchou, de toutes manières ! »
Le regard amusé, Aaron n'avait pas manqué une miette du numéro de son blondinet préféré. Au fond, lui aussi rêvait de rejoindre la capitale en couple. C'était là que se situait l'établissement dont il rêvait, et c'était aussi la ville où Kilian pouvait le mieux s'épanouir dans son sport. Bien que non destinés à faire les mêmes études, ils pouvaient encore rêver à une vie commune. Enfin, si leur relation survivait à cette année de première. Dans tous les cas, pour son compte, sa décision était presque actée. Il profiterait de sa terminale pour préparer et passer le très sélectif concours de Sciences-Po Paris, école dans laquelle il irait quoi qu'il arrive en cas de succès. En cas d'échec, par contre, son avenir était un peu plus brumeux. Il lui faudrait sans doute dans ce cas choisir entre une licence dans une fac prestigieuse – ce qui lui permettrait de retenter sa chance quelques années plus tard – et un IEP de province, enterrant ainsi son rêve Parisien mais lui offrant tout de même une formation d'un niveau acceptable. À propos du lieu où il irait s'échouer dans un tel scénario, par contre, il n'en avait aucune idée. Plutôt que de se fixer un cap, il préférait largement se laisser au gré des courants provoqués par la petite tornade qui s'agitait juste sous ses yeux.
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