25. « Qu'est-ce que nous sommes ? »

Kilian ne pensait à rien. Vraiment à rien. Ce n'était pas comme d'habitude où il faisait exprès de ne pas trop réfléchir pour honorer sa couleur de cheveux. Non, là, son esprit était tout simplement vide. Janvier commençait à peine, le soleil se cachait derrière quelques nuages gris, les gens marchaient dans les rues sans but et lui, il avait envie de chialer, tout simplement. Les arbres nus, la boue dans le caniveau, les clodos à mendier une simple petite pièce, le bruit des voitures, l'agressivité du vent... Le paysage était triste, les gens aussi, lui encore plus.

En trainant des pieds jusqu'au bus, puis du bus jusqu'à au parc jouxtant son domicile, il ne se posa pas la moindre question. Il connaissait son chemin par cœur. Il n'avait pas besoin de réfléchir pour avancer. Cela faisait seize ans et demi qu'il vivait dans la région. Seize ans et demi à en chier, à en prendre plein la tronche, à se casser la gueule par terre et à essayer de se relever. C'était étrange, comme si au bout d'un moment, la douleur laissait sa place à une laide indifférence. L'accoutumance à la peine était pire que tout. S'habituer à avoir mal était une sorte de malédiction qui remplaçait les larmes par des rires. Assis sur un banc, sans même comprendre pourquoi ses baskets l'avaient mené dans cet endroit qu'il affectionnait tant au lieu de le ramener à la maison, Kilian sourit, puis laissa ses zygomatiques faire tout le travail, devant le regard effaré des passantes.

Certaines vieilles qui promenaient toujours leurs caniches à cette heure-là, – qu'il pleuve, vente ou neige, – le connaissaient bien. À cause de lui, elles avaient souvent plaqué leurs doigts ridés et tordus sur les yeux de leurs animaux adorés. Leurs toutous ne pouvaient quand même pas assister à certains échanges salivaires immoraux ! Et puis, avec le temps, elles s'étaient habituées à cet adolescent aux cheveux clairs et à son besoin d'afficher son affection en public. Il était devenu comme la pelouse, la fontaine et les quelques pissenlits que la municipalité avait planté pour égayer les lieux : un élément du décor, une partie du paysage, la normalité, joyeuse et colorée. Leur haine de cet amour, elles le réservaient alors pour l'isoloir. Seules face à elles-mêmes, elles pouvaient glisser dans l'enveloppe puis dans l'urne la preuve matérielle de tout leur dégoût face à un bonheur qu'on ne leur avait jamais vraiment expliqué. Mais devant ces doux baisers, ces échanges de regards complices, ces gestes aimants, cet excès de gentillesse et cette tendresse se dessinant sur des lèvres plaquées, elles avaient préféré se taire pour mieux observer. C'est vrai qu'ils étaient mignons, ces deux-là...

Voir le blond rire aux éclats, seul, n'était pas chose commune. Plusieurs de ces grands-mères sans descendance s'en étonnèrent. Pour sûr, cette attitude inhabituelle nourrirait leurs conversations autour du thé et des imbouffables petits gâteaux secs bon marché achetés à l'hyper du coin, pendant le tournoi de belote chez Jeannine, juste avant le loto à la salle des fêtes communale du lundi soir, à dix-sept heures. Ça, elles en parleraient sans aucun doute. Cela serait même surement leur principal sujet de conversation, devant les derniers reportages du JT de treize heures du gentil monsieur de la première chaine. « Le petit homosexuel, mais si Gisèle, tu sais, le fils Juhel, celui qui a eu bien des misères avec ses parents et avec son frère à l'hôpital... Oh oui, une bien laide histoire... Eh bien, il était tout triste ce samedi, il se baladait tout seul en pleurant dans le parc... On aurait dit qu'il ne s'en rendait même pas compte... »

Elles ne pensaient pas si bien dire. Alors qu'il croyait être tout simplement devenu aussi fou qu'un personnage de comics américain refoulant son désir pour une chauve-souris en collants noirs en massacrant des innocents, il n'avait pas senti ses larmes couler sur ses joues et se mêler à un foutu crachin hivernal qui recouvrait le bitume de son humidité. Seul un cri de colère et ses poings serrés à côtés de ses cuisses lui firent percevoir une vérité rassurante : il avait bel et bien mal.

Peut-être parce que la terre et le soleil étaient contre lui, ou tout simplement parce que l'hiver était sans pitié avec les hédonistes, le jour s'était couché et ce fut sous des trombes d'eau en pleine obscurité qu'il arriva enfin, gelé, jusqu'à son domicile. Sans un mot, il balança violemment ses chaussures contre le meuble, jeta son blouson par terre, attrapa son chien, le serra dans ses bras, lui déposa un long baiser sur la truffe – au plus grand étonnement de l'animal qui se laissa faire et qui y répondit par un coup de langue affectueux et sincère sur la joue – puis couru vers la salle de bain sans même saluer son père assis dans son fauteuil, ni même annoncer son retour à son petit ami qui travaillait dans la chambre. Face au miroir, il put confirmer à son visage rougit, à ses lèvres gercées, à ses pommettes d'habitude si douces et là complètement irritées et à ses lourdes poches sur les yeux que ce n'était pas que la pluie qui avait humidifié ses paupières. Alors, après avoir tourné les robinets à fond, il se réfugia sous la douche, dans laquelle il s'assit sous un jet violant qui lui brula les épaules. Plongeant ses yeux dans ses mains, il laissa l'eau bouillante le torturer et couvrir ses râles, ses petits cris et ses sanglots. Et alors que la vapeur l'avait isolé du reste du monde et l'étouffait même, sa première pensée de la journée lui vint enfin.

Aaron n'était vraiment qu'un idiot.

C'était peut-être ça, qui l'avait fait rire. Cette stupide conclusion qui s'imposait d'elle-même. Depuis le début, il aimait le roi des idiots, le prince des cons, l'empereur des imbéciles. Et lui, il était son fidèle sujet, son cerf et même parfois son bouffon. Mais il n'y pouvait rien et il n'avait pas envie de mener la moindre révolution dans son cœur. À même pas dix-sept ans, comment lutter contre l'ordre des choses ? Et pourquoi, d'ailleurs ? Des reproches, il en avait autant à faire à lui-même qu'au garçon dont il était tombé amoureux. Ce que Judith lui avait dit, après tout, il le savait déjà... il l'avait depuis bien longtemps deviné. Ce n'était même pas ça qui le mettait dans un tel état de rage et de colère. Quand bien même la nouvelle était violente, ce n'était pas elle qui l'avait laissé K.O debout et qui avait transformé son cerveau en marmelade. C'était quelque chose de plus vicieux, triste et intime à la fois. Une simple idée qui, pourtant, le faisait trembler. Aaron était un idiot. Simplement ça. Et lui, il ne pouvait rien faire d'autre que de pleurer, se mordre les poings pour ne pas crier, se recroqueviller les cuisses contre le ventre et les bras autour des tibias, s'étouffer dans sa propre peine et souffrir d'une foutue douche bien trop chaude mais qui, pourtant, était la seule chose qui lui permettait de rester conscient. Quand enfin il se résolut à couper l'eau, il offrit ses derniers sanglots à sa serviette, puis se jeta dans son lit sans manger ni même adresser un regard à quiconque. Tourné vers le mur, il baragouina à son amoureux qui s'inquiétait qu'il n'avait pas faim et qu'il avait simplement trop mal à la tête, puis s'endormit comme une masse. Comme lorsqu'il était enfant, le sommeil était encore ce qui lui permettait le mieux de lutter contre la douleur. Et c'était bien pour cela qu'il adorait à ce point dormir.

Le lendemain matin, après une nuit passée seul de son côté du matelas, Aaron se réveilla plus tôt que son ange toujours prisonnier des bras de Morphée. L'attitude de son petit blondinet l'effrayait. Pour lui, Kilian s'était simplement rendu chez Martin pour jouer toute l'après-midi. C'était la version qui lui avait été donnée puis confirmée par un rouquin des plus évasifs. Ce dernier avait simplement évoqué une bouffée de chaleur quand on lui avait demandé des explications, sans avoir trop l'air de savoir lui-même ce qui s'était passé. Et pour cause, il n'avait fait que mentir à la demande de son meilleur ami, malgré le léger pincement au cœur que cela lui provoquait.

Assis en tailleur dans le lit, Aaron soupira en observant les mèches dorées jetées sur la nuque de l'amour de sa vie. Une nouvelle année venait de commencer, et il savait qu'il ne pouvait plus reculer.

Sa confession, il avait pourtant prévu de la faire la veille. Il voulait tout lui expliquer, il savait que Kilian comprendrait à la fois son silence, son comportement et ses peurs. Et pourtant, l'occasion de discuter ne s'était malheureusement pas présentée. Encore une fois, pour la énième depuis septembre, il avait été incapable de vider son sac. Une telle impuissance le mettait en colère. Il détestait se sentir faible, il abhorrait ne pas avoir le contrôle de la situation, et pire, il s'exécrait lui-même. Ça, ce n'était pas nouveau, cette haine datait de l'enfance et l'avait poussé à se montrer souvent arrogant, pour ne pas afficher ses failles ni laisser d'accroches aux autres. Mais Kilian avait changé quelque chose à son comportement. Il lui avait offert le bonheur, l'amour et l'envie de se battre. En échange de quoi, lui l'avait fait pleurer, beaucoup, l'avait torturé moralement sans le vouloir et avait été la cause de ses plus grandes peines et inquiétudes.

Quel mal y avait-il à ne plus jamais vouloir reproduire cela ? Était-ce une erreur d'avoir au moins essayé ? Était-ce un crime de s'être si souvent planté ?

Aaron n'en pouvait tout simplement plus. Il devait le lui dire, et c'était pour ce matin. Oui, après le petit-déjeuner, il s'isolerait dans la chambre à ses côtés, il se confierait à lui, il afficherait ses fêlures, il pleurerait dans ses bras et, ensemble, ils essayeraient de construire leur avenir. Enfin, il lui dirait ce qu'il avait gardé trop longtemps pour lui, ce « j'ai besoin de toi » qui était à chaque fois resté coincé en travers de sa gorge. Oui, il accepterait enfin la réalité : il était incapable de protéger Kilian si ce dernier ne veillait pas aussi sur lui, quand bien même l'admettre lui donnait envie de sauter du toit pour s'écraser le nez le premier dans une pelouse mal tondue.

Un soupir, une respiration, un tremblement... il ne pouvait plus reculer. Le bas du corps simplement recouvert du drap et de la couverture, il pouvait voir de fins poils se hérisser sur ses bras et près de son nombril. Malgré les quelques vingt-deux degrés de la chambre, il tremblait de froid et de peur. Suffisamment, même, pour réveiller Kilian qui, sans se retourner, s'adressa à lui d'une toute petite voix pleine de reproches :

« Pourquoi tu n'm'as pas dit que ta maman souffrait d'un cancer ? »

Complètement paralysé, Aaron sentit toutes ses forces le quitter. Un voile encore plus blanc que sa peau s'empara de ses yeux. Son souffle se transforma en apnée. Son cœur se crispa. Tout était comme si un être malsain l'écrasait dans ses mains. Kilian savait déjà. Rien n'aurait pu être pire. Haletant, le brunet essaya de reprendre ses esprits sans pour autant réussir à décrisper ses poings accrochés aux draps. Sa seule envie était de fuir, loin, pour ne pas subir le regard d'animal blessé que lui jetterait forcément son petit ami. Mais ne pouvant disparaitre dans un trou de souris dans cette trop petite chambre, il crispa sa mâchoire et laissa sa respiration devenir de plus en plus bruyante, jusqu'à enfin tourner légèrement la tête et retrouver l'usage de la parole.

« Tu savais ? »

Une question ? Pour Kilian, ce n'était pas une réponse acceptable. C'était donc là tout ce qu'Aaron avait à lui dire au lieu de se confondre en excuses ? C'était tout ce à quoi il pensait plutôt que de lui expliquer pourquoi il avait gardé le silence si longtemps ? Si la blondeur évoquait souvent la légèreté, alors la noirceur des tifs se confondait bien avec celle de l'âme. Mais à ce niveau de méchanceté et de stupidité, c'était au-delà même des conventions liées aux couleurs de cheveux. Accompagnant sa main qui vola à toute allure, Kilian se retourna avec violence vers celui qui partageait son lit et sa vie, et n'hésita même pas une seule seconde avant de laisser ses doigts s'écraser sur sa joue stupéfiée. Assis à genoux les pieds écartés devant l'imbécile hagard, l'adolescent aux yeux verts cria même tellement fort qu'il en réveilla les chiens de la maison mais aussi tous ceux du quartier. Les larmes qui coulèrent de part et d'autre de son visage se rejoignirent en un point unique sous son menton avant de s'écraser sur ses mains, posées juste devant lui. Là, il était vraiment en colère. Et sa voix, tremblotante, s'élevait toute seule vers des notes bien aiguës.

« Si je savais ? Mais bien sûr que je savais ! Arrête de me prendre pour un con, Aaron ! Ta sœur m'a tout raconté, et même sans ça, j'avais pigé ! J'suis blond, pas demeuré... Le temps que tu passais avec ton père au téléphone, ton comportement... J'vis avec toi abruti, et j'suis ton mec, c'est normal que je sache quand ça va pas ! Même dans ton bouquin de merde, c'est écrit ! T'as cru que je comprendrais pas alors que j'ai lu tous les chapitres dix fois ? Et quand t'es rentré un week-end en Suisse en me laissant tout seul, tu t'es imaginé que je me poserais pas de questions ? Alors que t'allais voir ta mère sans moi ? Putain mais merde... Comment t'as pu me cacher ça ? C'est pas comme si je la connaissais pas ta reum... à cause de toi, j'lui ai même pas passé un coup de fil, elle doit penser que je suis un vrai connard... alors que c'est toi le connard ! C'est toi, c'est toi, c'est toi ! »

Alors que Kilian accompagnait sa colère de coups d'oreiller qui ne faisaient mal à personne, Aaron lui attrapa le bras et grogna à son tour, sans masquer la peine qui lui inondait le visage. Puisque son cher blondinet voulait tout savoir, bien, il lui dirait tout, et sans pincettes. Certes, la réaction était puérile, mais Aaron n'en voyait pas de meilleurs. C'était de sa mère dont il était question. C'était lui qui avait souffert en silence pendant des mois et des mois. Bien sûr que Kilian avait le droit de lui en vouloir, bien sûr même qu'il « devait » lui en vouloir... Mais cette réaction... cette violence, ces choses aussi méchantes, c'était tout simplement trop. Entre mots à voix basses et cris, Aaron ne s'entendit même plus hurler.

« C'est pour ça que je ne t'ai rien dit ! Parce que tu réagis toujours comme un con de manière disproportionnée ! T'es un gamin ultrasensible qui se fait toujours du souci pour rien ! Tu peux pas m'en vouloir d'avoir voulu te protéger ! T'avais assez d'emmerdes avec ton frère, je voulais te préserver et ne pas te rajouter un autre poids sur les épaules ! T'as pas le droit de me le reprocher ! Après... plein de fois j'ai voulu te le dire ! Mais j'ai pas réussi. Quand t'étais heureux, j'voulais pas t'inquiéter. Et quand t'étais triste, j'pouvais tout simplement pas... C'était prévu, là, après les vacances, j'te jure, demande à Gabriel... Je cherchais juste le bon moment. Mais j'pouvais pas faire ça au Japon, j'voulais pas gâcher ce truc important pour toi avec mes problèmes... Essaye de comprendre au lieu de réagir toujours comme un gosse ! Et si t'avais deviné, t'avais qu'à me le dire, on en aurait parlé ! »

Après la joue droite, ce fut la joue gauche que Kilian gifla. Sur le moment, c'était l'envie de ne pas faire de jalouses entre ses mains qui l'avait poussé à changer de paume. Mais les raison de sa colère, elles, se trouvaient dans les mots de son petit ami. Retourner le problème et l'accuser, lui, d'être responsable de la situation, c'était sans doute le truc le plus cruel qu'Aaron n'avait jamais fait, quand bien même il était passé maitre et expert en souffrances inutiles. Et puisque le but du jeu était de crier plus fort que l'autre, Kilian augmenta encore d'un ton entre deux contractions de mâchoire. Les coups de coussins, eux, redoublèrent d'intensité, même s'ils restaient toujours aussi inefficaces.

« J'attendais que tu me le dises, connard ! Ça fait presque quatre mois que j'attends, que je suis là comme un con à espérer que tu me parles de ce qui ne va pas ! Comment tu peux être aussi insensible ? Merde ! Pourquoi tu me fais pas confiance ? J'suis ton mec, putain ! Je te l'ai écrit cet été, j'te l'ai dit ! C'est quand tu cherches à me protéger de toi que tu me fais le plus souffrir ! C'est quand tu veux m'épargner que tu me blesses ! C'est quoi ton problème, sérieux ? »

Ah ça... cette lettre, cette magnifique lettre, Aaron l'avait souvent relue, et toujours elle l'avait ému. Pourtant, dedans, il y avait quelque chose qui sonnait faux, quelque chose qu'il n'avait jamais pu accepter. Une absence de blâme plus cruelle qu'elle n'en avait l'air. S'il se sentait responsable de ce qui était arrivé en juin, alors comment Kilian pouvait-il ne pas lui en vouloir lui aussi ? C'était hypocrite. Le brunet avait fini par s'en persuader lui-même. Et cela lui faisait encore plus mal que tout le reste.

« Pourquoi tu m'as jamais reproché l'accident de Ced ? Pourquoi tu m'as jamais dit que tu m'en voulais ? Pourquoi tu m'as pas dit que c'était ma faute ? Pourquoi tu m'as jamais engueulé ? Pourquoi tu m'as jamais repoussé ? Pourquoi tu m'as jamais dit la vérité ? Pourquoi tu m'as obligé à la lire dans tes yeux plutôt que de me laisser l'entendre ? Pourquoi c'est moi qui ait rien eu et pas lui ? »

Ainsi, la bombe était enfin lâchée. Le ton des reproches avait chuté en même temps que leur gravité avait augmenté. Sur les joues d'Aaron, les larmes acides avaient fini par creuser la chair pour faire apparaitre un ruisseau dans lequel se déversait sa peine. Sa voix tremblotante, douce et faible accompagna le déballage de son sentiment de culpabilité qu'il portait, seul, depuis de si longs mois. À chaque fois qu'il avait vu Kilian rentrer, triste, de l'hôpital, il n'avait pu s'empêcher de songer à ce qu'aurait été la vie de son ange si Cédric n'avait pas pris la route ce jour-là pour venir le chercher.

Le blondinet, lui, s'arrêta dans tous ses mouvements. La complainte de son camarade venait de lui couper la voix, et même de tarir ses larmes. Son expression, de la colère, était passée à l'incompréhension. Tournant doucement la tête, il lâcha un léger rictus nerveux. Il s'était couché déprimé, il se réveillait dépité. Définitivement, Aaron n'avait rien compris.

« T'es pas bien toi... t'es taré même... J't'en ai jamais voulu, t'as fumé... C'est toi qui t'en veux, Aaron... mais t'y es pour rien dans l'accident, pour rien du tout... T'étais pas au volant de la voiture en face, et même si ça avait été le cas, j'm'en fous parce que je t'aime... Alors arrête à te comporter comme depuis notre rencontre à vouloir tout porter sur tes épaules tout seul comme si j'étais incapable de me débrouiller. Je ne serais pas éternellement le petit blond idiot et naïf dont t'es tombé amoureux. J'ai grandi, tu comprends ? Regarde-nous... qu'est-ce qu'on est, là, exactement ?

Reprenant un poil de dignité grâce à ces paroles réconfortantes, Aaron renifla, déglutit la salive qui avait inondé sa mâchoire et se passa le poignet sur le visage. Au fond de lui, pourtant, une dernière question subsistait. Une chose restait parfaitement incompréhensible.

« Comment tu peux m'aimer alors que moi-même, j'me déteste ? »

Ayant lui aussi réussi à calmer sa rage, Kilian ne s'arrêta pas pour autant de trembloter. Il lui fallut même haleter un certain nombre de fois avant d'enfin réussir à répondre à son homme en le fixant sauvagement dans le fond des yeux.

« Je suis heureux dans ma vie parce que tu es dans ma vie... le reste, j'm'en fiche... Mais en attendant, t'es privé de sexe et de bisous jusqu'à nouvel ordre... »

Peut-être parce que son corps était encore sa meilleure arme et en priver son petit ami la punition la plus extrême qu'il pouvait imaginer, l'adolescent avait sorti cette sentence comme une évidence. La colère et la rancœur étaient trop importantes pour qu'il passe l'éponge. Aaron lui avait caché une vérité qu'il méritait de savoir, il lui avait menti, il s'était comporté de manière indigne, même, et seul du temps pouvait peut-être réparer les pots brisés ce matin-là.

Sans même prendre son petit déjeuner, Kilian se brossa les dents, s'habilla, enfila ses baskets et, bien décidé à prouver que sa colère n'était pas feinte, claqua la porte derrière lui. Sa direction était évidente. Il avait besoin de réconfort. Une seule personne semblait en mesure de lui en donner. Appuyant plusieurs fois comme un forcené à la sonnette, la mère de Gabriel, Renée lui ouvrit la porte. Se remettant à peine d'une nuit agitée avec son amant de passage, elle commença par engueuler l'adolescent. On n'avait pas idée de réveiller les gens aussi tôt un dimanche matin. Puis, à la vue de son visage triste, elle se calma.

Appelé par sa génitrice pour s'occuper du squatteur, Gabriel se traîna hors de son lit en caleçon jusqu'à l'entrée en baillant. Captant le regard du blondinet, il comprit d'un seul coup.

« Ça y est ? Il t'a tout dit ? »

Hochant frénétiquement la tête de haut en bas, Kilian poussa son hôte et fila, tel un robot, dans le petit atelier. La bouche pâteuse, l'artiste enfila un t-shirt, se gratta la tête, s'empara d'un paquet de biscuit dans le placard et d'une brique de jus de fruit dans le frigo puis rejoignit son « invité » en soupirant. Dans la petite pièce mal éclairée, le blondinet l'attendait déjà nu, sur le clic-clac, avec une étrange détermination dans le regard. Si le châtain n'avait pas la moindre envie de lutter, il n'était pas forcément d'accord, non plus, pour faire ce qu'on attendait de lui. Assis sur sa chaise derrière son pupitre, il souffla un long moment, hésitant entre lancer la discussion ou tout simplement se mettre à peindre. Les paroles de Kilian, sèches dans le ton et humides dans l'émotion, l'aidèrent à prendre sa décision :

« Dessine-moi ! Photographie-moi, peins-moi, sculpte-moi, mais si tu m'aimes, fais quelque-chose ! Et envoie le résultat et mes larmes à Aaron... »


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