24. Larmes nippones

La neige était tombée toute la nuit. Dehors, Kyoto s'était drapée de blanc. À l'intérieur, alors que la lueur pâle du matin éclairait timidement la pièce, Kilian refusait de se réveiller. Avec son corps nu à moitié recouvert par une couverture, il dormait comme un petit ange aux mèches ambrées et aux joues roses. Un enfant aux doigts recroquevillés ; un adolescent paisible ; un lionceau qui ne savait toujours pas vraiment comment rugir... le jeune lycéen était tout cela à la fois, et pourtant, aucune métaphore ne permettait vraiment à Aaron d'exprimer tous ses sentiments. La main tendrement posée sur le front de son petit ami, il le regardait somnoler et récupérer d'une nuit trop courte. Forcément, finissant sa croissance, Kilian avait besoin au minimum de huit ou neuf heures de sommeil quotidien pour être en forme, et encore plus quand il faisait l'amour. Ce n'était pas que l'acte en lui-même le fatiguait plus que cela, mais à s'offrir entièrement, il y mettait toujours toute son énergie et son âme. Enfin, à force de sentir les paumes de son petit brun lui caresser le visage, les songes et la réalité se rejoignirent et le poussèrent à cligner timidement des yeux

« Mhhh... il est quelle heure ? »

« Bientôt neuf heures. On doit descendre dans une salle commune pour le petit déjeuner, mais vu que c'est super spécial ce qu'ils mangent ici le matin, si tu préfères traîner, j'ai un paquet de BN dans le sac... »

Et puis quoi encore ! Kilian n'était certainement pas venu dans le pays de ses rêves pour bouffer des biscuits industriels de conception européenne ! Même s'il adorait ça, il en était hors de question. À peine quelques secondes après avoir émergé, il s'était déjà coiffé, parfumé, vêtu d'un Yukata rayé en coton et jeté dans le couloir.

Devant son plateau, il déchanta rapidement. Définitivement, le thé vert était une boisson bien trop amère pour son palais fin et délicat, habitué à des choses bien plus douces. D'ailleurs, le sucre manquait cruellement dans ce repas. Si le riz et les œufs passaient sans trop de problème, les algues, le natto à l'odeur plus que marquée et le poisson grillé pas vidé, ça, c'était de trop. Les joues gonflées, il dut se résoudre à l'évidence : les japonais étaient à deux doigts du stade suprême de l'évolution de l'humanité, mais il leur fallait encore découvrir le chocolat chaud tiède, le jus d'orange, les tartines et les chouquettes, sans quoi, leur conquête de la terre resterait vouée à un bien triste échec. Enfin, heureusement qu'en face de lui, il restait son petit brun souriant qui pensait à tout...

« Dis... il te reste des biscuits ? »

De retour dans leur chambre, les deux adolescents trainèrent. Là où Gérard s'était levé tôt pour rendre visite à de vieilles connaissances, eux étaient libres jusqu'au midi où ils devaient retrouver des amis qui avaient accepté de les accompagner pour la semaine. Pendant qu'Aaron notait quelques idées pour son histoire sur ton ordinateur portable, Kilian essaya de déchiffrer le manga – en VO – qu'il venait d'acheter, fit une partie de jeux vidéo et regarda le catch japonais à la télé ainsi que quelques dessins animés incompréhensibles mais forts sympathiques. Il n'adressa la parole à son camarade qu'une seule fois sur le coup des onze heures, sans même y penser, comme ça, de manière naturelle. Ce n'était pas qu'il avait envie ou besoin de dire ces quelques mots, mais simplement qu'ils s'imposaient d'eux même :

« Top cinq ! »

« Top cinq de quoi ? », demanda le jeune brun, circonspect.

« Hier soir, c'était dans le top cinq de nos nuits d'amour, large ! Celle-là, je crois que je m'en souviendrais... »

Fait étrange comparé à ses réactions lorsqu'il parlait d'habitude de plaisir, Kilian rougit à peine. Peut-être était-il trop absorbé par sa Nintendo 3DS pour se rendre compte de la teneur de la conversation qu'il avait provoquée. Dans tous les cas, il ne se rendit pas compte de l'essoufflement que cette confession avait provoqué chez son camarade. Se tenant la poitrine, Aaron ne savait pas s'il devait être heureux ou déçu. Au Japon, à Kyoto, le soir de Noël : l'endroit et le moment étaient les plus parfaits pour combler son lionceau. Et bien que le contrat fût plus que jamais rempli, il ne pouvait s'empêcher d'avoir un petit peu de déception. Silencieusement, il lâcha un simple murmure qui voulait tout dire et qui exprimait à la perfection les raisons qui faisaient couler une larme orpheline sur sa joue

« J'voulais t'offrir le top un... »

Des raisons de s'en vouloir, Aaron n'en avait qu'une, mais elle comptait plus que tout. Si seulement, au moment de lui caresser la nuque, de lui dévorer les lèvres, de lui embrasser la joue et de le serrer contre lui, il n'avait pas laissé son esprit dissipé penser à autre chose, si seulement il ne s'était concentré que sur le bonheur de son angelot au lieu de songer à ce qu'il avait encore à lui dire et qui depuis trop longtemps était coincé dans sa gorge, alors peut-être aurait-il pu lui offrir tout le plaisir qu'il méritait.

Kilian ne se rendit jamais compte de la réaction de son petit ami. Ou plutôt, allongé sur son futon, les pieds croisés en l'air et les yeux cachés derrière sa console, il fit mine de ne pas voir. Il préférait. Après tout, il avait un boss de fin à occire, ce qui nécessitait la quasi-totalité de ses ressources neuronales.

Vers midi, le brunet ferma son ordinateur et invita à son petit ami à le suivre dans les rues de Kyoto. Le rendez-vous était donné pour treize heures aux abords du Kinkaku-ji, le fameux pavillon recouvert de feuilles d'or posé au milieu d'un lac. Le contraste entre le doré et la neige blanche laissa Kilian béat d'admiration. Ses yeux brillaient d'une étincelle qu'Aaron n'avait que peu connue jusqu'alors. Voir son ange vivre les plus belles vacances de sa vie le rendait aussi heureux, lui qui avait vécu pendant tant d'années dans ce pays sans forcément en comprendre le charme.

Le lycéen n'y pouvait rien si, de cette contrée lointaine où il avait passé une partie de son enfance, il se souvenait bien plus de ses aventures scolaires que des monuments, plus de ses premiers émois adolescents que du raffinement de la cérémonie du thé et plus d'un certain visage que de tous les autres. Le Japon était une partie de son histoire, mais il l'avait vécue sans fougue ni passion. Préférant la littérature aux mangas, les films sombres aux animés et son chien aux gens qui l'entouraient, il n'y avait jamais vu le fantasme de toute une génération de petits Français. Mais il y avait trouvé autre chose, notamment la réponse à une question qu'il ne s'était pourtant jamais posée.

« Aaron ? »

Se retournant alors que Kilian avait toujours les yeux rivés vers la bâtisse d'or et son manteau de neige, le brunet laissa un sourire doux et rouge marquer son visage blanc. Malgré son écharpe, ses gants, son bonnet et quelques années de plus depuis leur dernière rencontre, Akémi l'avait immédiatement reconnu, comme si l'affection avait toujours plus d'importance que l'apparence. Le petit franco-nippon, lui, était toujours aussi ravissant qu'en cette fin de cinquième, quand ils s'étaient dit adieu un début d'été. Certes, il était un peu plus grand et semblait un poil plus masculin, mais il possédait toujours des traits aussi fins, les mêmes yeux de chat en amande, des lèvres parfaitement dessinées et de douces pommettes d'enfant. Immédiatement, le jeune japonais se jeta au cou de son premier amour et lui déposa une dizaine de baisers sur la joue, un picorement qui ne pouvait connaitre de fin sans intervention extérieure, comme par exemple une caresse sur ses longs cheveux noirs et fins de la part de celui qu'il retrouvait enfin.

« Salut Aké-chan, ça fait plaisir de te voir... »

Gêné devant une telle démonstration d'affection et souhaitant marquer son territoire sans pour autant se montrer trop possessif devant le garçon censé lui servir de guide pour la semaine, Kilian se jeta dans sa direction et lui tendit ses doigts pour mieux lui écrabouiller la main.

« Ohayo, Watashi Kilian... Aaron bōifurendo... »

Ne pouvant s'empêcher de rire devant la manière que son petit ami avait de prononcer le très anglais « boy friend » à la mode nippone avec un accent à couper au couteau, Aaron lui caressa la tête à son tour.

« Nan mais tu sais, il parle français hein ! On a étudié dans le même collège. Et il sait très bien qui tu es. D'ailleurs, il te déteste et il vomit ton existence, hein Aké-chan ? »

Tout aussi proche de la crise de fou rire que son vieux camarade, le japonais rentra dans son jeu et rendit avec la même fermeté sa poignée de main à cet étrange blondinet.

« J'me suis fait une raison. J'attendrais qu'il se fasse Seppuku après t'avoir brisé le cœur pour ramasser les morceaux ! »

Impressionné et un peu mal à l'aise, Kilian planqua son petit nez sous sa doudoune, ce qui lui permit à la fois de réchauffer ses lèvres gercées et de cacher sa forte envie de bouder. C'était vrai quoi... c'était son Aaron à lui... Même si Akémi avait été important dans sa construction et était connu pour être adorable, voilà, ça restait son Aaron. Et pourtant, il ne pouvait pas l'empêcher de fêter ses retrouvailles avec un de ses plus anciens amis en lui faisant un énorme câlin dans la neige, auquel il hésita d'ailleurs quelques secondes à se joindre en se roulant à son tour par terre.

Ainsi, Akémi et ses parents accompagnèrent le jeune couple pendant toute une semaine à la découverte du Japon traditionnel. Dès qu'il avait su qu'Aaron venait passer les fêtes au pays, l'adolescent avait fait des pieds et des mains pour lui organiser des vacances merveilleuses. Kilian en fut le principal bénéficiaire. Traité comme un prince – ou une princesse d'après Akémi car il n'y avait de prince à ses yeux qu'Aaron, ce qui causa un début de concours de bouderie entre eux –, il découvrit que l'hospitalité et le raffinement à la japonaise n'étaient pas qu'un fantasme d'européens. Chaque monument et statue qu'il pouvait voir l'émerveillait, et il fondit d'admiration à l'écoute des nombreuses et fouillées explications et anecdotes de son homme. Ça, quand Aaron brillait en société, Kilian en ressentait toujours une certaine fierté.

Après avoir visité de fond en comble Kyoto pendant deux jours, la petite troupe découvrit Nara, ville qui abritait un temple où se situait la plus grande statue de Bouddha du Japon. La citadelle était aussi le lieu de villégiature de centaines de daims que les touristes nourrissaient avec des friandises achetées à des marchands ambulants. Voulant se fondre dans la masse, Kilian dépensa une partie de ses économies pour nourrir les bêtes. Sa seule bêtise fut de vouloir n'offrir pitance qu'aux plus mignons. Les autres bestioles, qui ne l'entendaient pas de cette oreille, fondirent sur lui pour lui arracher ses sachets des mains et des poches. Pour protéger ses biens, l'adolescent les planqua dans un endroit où les animaux ne pourraient pas les voir. C'était sans compter sur le puissant odorat de cette espèce en très large supériorité numérique et dotée d'un appétit des plus voraces.

« AIIIIIIIIIIIIIE, y m'a mordu les fesses ! Eh nan, pas là, ça appartient à Chouchou... Aaron, à l'aide, il y en a un, il veut me bouffer le zgeg... mais vient me défendre ! »

Malheureusement pour lui, son brunet étant bien trop occupé à rire en se tenant les côtes pour l'aider. Et Akémi refusant de son côté de voler au secours d'un gaulois qui lui avait piqué le premier homme sur lequel il avait flashé, Kilian dut se résoudre à courir à grande enjambée dans la neige à la recherche d'un spot en hauteur d'où il pourrait contrôler la situation. Malheureusement, la difficulté à se déplacer des bipèdes en terrain meuble le fit chuter la tête la première dans la poudreuse. S'ensuivit une épique séance de grignotage de fessier, de jambes, de dos, de bras, de vêtements et de cheveux, provoquant les « scrogneugneus » sonores d'un adolescent mal en point immortalisés sur le téléphone de quelques Japonaises intriguées qui passaient par là en criant « Sugoï ! ».

Larmoyant après avoir dû abandonner les confiseries à ses agresseurs, Kilian se plaignit de cette humiliation qui venait s'ajouter à une montagne d'autres. La manœuvre du blondinet, en réalité, n'avait pour seul but que de réclamer un énorme câlin de réconfort, ce qu'il obtint facilement en tirant de manière provocante la langue à Akémi.

La suite du séjour fut tout autant agréable. Si la visite d'Hiroshima heurta et toucha Kilian plus qu'il ne l'aurait cru, la découverte du château d'Osaka, reconstruit après la guerre, fut plutôt un beau souvenir, malgré le vide des principales pièces. Heureusement, Aaron lui expliqua pourquoi on n'y trouvait pas le mobilier d'origine :

« Tu sais, entre la guerre et les incendies, le château a dû être détruit trois fois... et transformé plusieurs autres... t'attends pas à croiser un samouraï au détour d'un couloir... »

Un peu déçu, le blondinet se réconforta comme il le put devant un distributeur automatique qui vendait de bien étranges boissons. Rackettant littéralement son mec pour obtenir une petite pièce, il descendit cul sec une canette entière avant de hurler toute sa satisfaction.

« Putain... après le pain au melon, les pâtisseries au melon, la glace au melon et le melon au melon, ils ont inventé le Fanta au melon ! Je kiffe trop le Japon ! »

Le jeune Français jubilait devant cette merveilleuse découverte pétillante à même de changer la face du monde. Akémi, lui, ne put s'empêcher de le regarder avec un certain effarement en se rapprochant dangereusement du bras d'Aaron.

« Il est pas bien lui, il a eu un tremblement de terre dans sa tête... »

Frustré d'être moqué alors qu'il ne faisait pas du tout exprès d'être lui-même, et voyant d'un mauvais œil la possibilité d'un câlin dont il serait exclu, le blondinet se jeta sur son petit ami pour partager avec lui le peu de sucre qu'il restait sur ses lèvres. Cela eut malheureusement l'inconvénient de choquer quelques passants un peu trop traditionalistes et mal à l'aise avec toutes les sexualités déviantes, pourtant si populaires dans les mangas et sur l'Internet local.

Furieux d'être ainsi dévisagé alors qu'il ne faisait que marquer son territoire devant un petit nippon aux doigts crochus, à l'innocence faussée par des années de fantasmes silencieux et au visage bien trop doux, beau et agréable pour être honnête, Kilian explosa de colère et lança en Français quelques joyeusetés qu'il était persuadé d'être le seul à comprendre. C'était sans compter sur un groupe de touristes qui passait juste à côté en suivant une carpe en papier accrochée au bout d'un guide qui se fit un plaisir coupable de traduire aux principaux insultés la teneur des propos de ce jeune étranger mal maniéré. Devant la honte de son homme qui se retrouva à s'excuser platement presque à genoux comme l'exigeaient leurs coutumes locales, Kilian se fit tout petit et se glissa derrière Akémi, en attendant que l'orage passe. Cela ne lui épargna pas de sérieuses réprimandes face auxquelles il essaya tant bien que mal de s'expliquer.

« Je... j'avais bu... j'étais bourré... »

« Au Fanta Melon ? »

« Je... c'est super fort, t'imagines même pas... », se justifia le jeune blond en baissant la tête...

« Tu te fous de moi ? », s'exclama au contraire le brun, ses mains serrées autour du cou de son petit copain, à deux doigts de l'étrangler pour de bon en public.

« Vi... », murmura Kilian en faisant trembloter ses lèvres.

Perdu pour perdu, il ne lui restait plus que sa fameuse tête de chiot battu trop mignon et attendrissant pour éviter que son séjour – et sa vie – ne connaissent une fin prématurée.

Comme d'habitude, ses mimiques remplirent leur rôle à la perfection. Dépité, Aaron desserra son étreinte pour mieux se jeter sur la bouche de son amoureux, histoire de finir ce qui avait été commencé, même si cela dérangeait quelques vieux grincheux. Après tout, si la connerie et l'intolérance ne connaissaient pas de frontière, il n'y avait pas non plus de raisons pour que l'amour en ait ! De son côté, plutôt que d'adopter l'attitude choquée de ses compatriotes, Akémi se mordilla la langue en souriant pour ne pas trop afficher sa jalousie de ne pas être à la place du blondin.

Pendant toute la semaine jusqu'à la saint Sylvestre, de Miyajima à Fukuoka, le jeune Japonais sut rester à sa place. Acceptant que son fantasme d'enfance appartienne à un autre, il n'en revendiqua pas la propriété et essaya plutôt de sympathiser avec son détenteur actuel. Bien sûr, entre deux plaisanteries, il ne rechigna pas à quelques rapprochements subtils, histoire de prouver qu'il était bel et bien sur les rangs au cas où le petit couple se séparerait de manière fortuite et inopinée. Mais même si la compétition fit rage, son comportement tenait bien plus du jeu que du désir, et tant pis si cela revenait à refouler un certain nombre de ses sentiments.

Aaron, lui, ne cacha pas les siens. Revoir son nippon en sucre après plus de trois ans et demi lui faisait réellement du bien. Avec Akémi, il pouvait se confier sur un certain nombre de choses qu'il n'avait pas encore réussi à dire à Kilian. Tout en écoutant l'expression de ses sombres pensées, Aké lui offrit son épaule pour y recueillir quelques larmes.

Ces quelques rares moments mirent Kilian mal à l'aise. Le blondinet, qui n'était pas aussi stupide qu'il le prétendait, supportait assez mal d'en être exclu. Il savait bien qu'il était au centre des discussions et qu'Aaron ne faisait pas que transmettre le bonjour de Gabriel à un petit nippon trop mignon. Plus Kilian observait, plus il doutait. Et plus il doutait, plus il attendait que vienne ce qu'il redoutait, cette chose qu'il avait pressentie depuis bien longtemps en lisant les mots de son amoureux dans un roman qui ne s'inspirait que trop de la réalité. Pourtant, de toutes les vacances, pas une seule fois Aaron ne s'adressa à lui pour évoquer quoi que ce soit de désagréable. Tous leurs têtes à têtes furent réservés à une multitude de jeux sucrés et affectueux.

Pourtant, ce silence de plus en plus lourd et pesant ne déclencha pas la colère du blondin. Ce furent en réalité les paroles d'Akémi, le jour du départ – le trente-et-un au soir pour des raisons tarifaires –, qui le poussèrent à bouder pendant tout le vol du retour. Alors que Gérard et son fils finissaient de préparer leurs affaires, le jeune Japonais s'était isolé avec Kilian, pour lui parler sans détour de ce qu'il ressentait, sans masquer ses larmes. Cette longue confession, le lionceau l'écouta simplement, sans s'autoriser le moindre commentaire.

« Quand il est parti en fin de cinquième, je lui ai écrit que je souhaitais qu'il devienne gay... J'suis bête, j'aurais dû préciser que je voulais qu'il tombe amoureux de moi... C'est fou comme il t'aime. Que ça soit sur le net où ici, il passe son temps à parler de toi, j'te connaissais déjà par cœur avant de te rencontrer. C'est dur, mais en même temps, ça me rend heureux pour lui. Tu lui as donné ce que je ne pouvais pas. C'est con, j'étais un gamin, et pourtant, j'étais fou de lui, j'étais sûr que ça passerait après son départ... et c'est jamais passé. Mais j'ai compris, il me l'a dit... »

Quelques mots sont toujours plus compliqués que d'autres à sortir. Ceux qu'Akémi avait en tête semblaient coincés dans sa gorge. Et pourtant, après un long silence de près d'une minute troublé uniquement par le « ploc » de ses larmes tombant à ses pieds, l'adolescent arriva enfin à se libérer et à rompre le charme.

« ... c'est toi qu'il a choisi, c'est toi qu'il aime. Tu es tout pour lui. C'est pas seulement ce qu'il dit, c'est aussi comment il te regarde, toujours avec douceur ... Ça lui ressemble pas. Aaron, c'est un mec qui te fait du rentre-dedans. D'abord il écrase, ensuite il s'excuse ... Mais pas avec toi... »

Alors qu'un nouveau silence venait briser le flot de paroles, les deux jeunes garçons se regardèrent en se souriant mutuellement. Les sentiments d'Akémi, sa peine, sa sincérité, Kilian les comprenait. Plus encore, il les partageait. Seule la fin de leur dialogue à sens unique le perturba vraiment.

« C'est toi qu'il a choisi, alors c'est à toi de le soutenir, surtout en ce moment... Promets-le... parce que si tu le fais pas, j'te jure, je prends un vol pour la France et j'le récupère... »

Sans le faire exprès, Akémi venait de rallumer le feu du doute. Aaron avait besoin d'aide, mais n'était pas assez franc pour l'avouer directement. Bien qu'il ait enfin tout pour être heureux, tout ce pour quoi il s'était battu pendant deux années complètes, depuis ce Noël où, enfin, Kilian avait inscrit du bout du doigt ses vrais sentiments dans la neige, quelque chose le rendait triste.

« Le soutenir pourquoi ? », demanda le blondin en tremblotant, provoquant une réponse évasive qui le plongea dans une profonde colère.

« Pour... non, rien, excuse-moi... »

Akémi savait quelque chose qu'il ignorait, quelque chose qui concernait l'homme de sa vie, quelque chose qui était resté secret trop longtemps et que le blondinet n'acceptait plus de ne pas connaître. Quelque chose qu'il avait naïvement cru sans gravité et qui semblait, en réalité, véritablement important.

De retour dans ses pénates le premier janvier au matin, Kilian rendit une longue visite à son frère à l'hôpital, puis attendit un jour complet avant de se décider à aller sonner chez la seule personne qui pouvait le renseigner. Laissant Aaron seul avancer son roman après des vacances riches en inspiration, il prit le bus jusqu'à Lyon, puis marcha un long moment avant d'enfin trouver l'immeuble qu'il recherchait. Au niveau de la sonnette, un petit papier accroché avec du scotch indiquait « Judith Arié ». Après une longue hésitation causée par les palpitations de son cœur, il sonna. Une voix à l'interphone lui demanda de se présenter, ce qu'il fit après avoir déglutit trois fois. La porte s'ouvrit, il entra et grimpa les escaliers jusqu'au troisième étage. Sur le palier de l'appartement de gauche, une jeune femme en jogging l'accueillit d'un rire.

« Tiens, le p'tit copain du frangin, toujours pédé ? »

D'un hochement de tête, Kilian confirma cette information. Cela faisait bien longtemps qu'il n'en avait plus honte. Invité à entrer, il s'assit sur le canapé, un vieux meuble usé et fripé sur lequel semblaient s'être reproduits et soulagés plusieurs générations de chats. Qu'importe, il n'était pas venu là pour parler décoration. Les poings fermés sur ses cuisses et les dents serrées, il justifia sa venue. Il affirma aimer Aaron plus que tout, mais il avait peur. Les yeux rivés vers les baskets orange que son père lui avait achetés pour noël et qu'il venait de découvrir en rentrant, il laissa une larme partir de sa paupière et couler jusqu'à son menton. Il ne faisait pas exprès de renifler, c'était naturel. Il voulait simplement savoir.

« C'est quoi le problème avec lui ? Il me cache quoi, putain ? »

Après avoir bu une gorgée d'un liquide qui ne ressemblait pas à de l'eau et qui avait étrangement survécu au réveillon, Judith soupira. Elle n'avait jamais vraiment apprécié son cadet. Entre eux, il n'y avait jamais eu le moindre sentiment, la moindre attache. Dans l'enfance, Aaron avait été un bébé plutôt difficile et bruyant. À cette époque, elle l'avait détesté. En le voyant grandir et briller là où elle avait tant de mal à s'illustrer, notamment dans ses relations avec les autres, elle s'était même mise à le jalouser et à honnir son intelligence et son sens de la morale, hors de propos pour un gamin de son âge. Et pourtant, ils étaient frère et sœur. Malgré le peu de nouvelles qu'ils échangeaient, malgré les très rares discussions qu'ils avaient, ils partageaient tous les deux des liens en commun. Oui, même si elle n'avait jamais pu supporter son petit frère, Judith avait pour lui une sorte d'attachement dont elle ne connaissait pas la cause, un attachement suffisant pour ne pas rester insensible devant le spectacle de ce jeune blond se frottant le visage pour essayer de cacher l'évidence même de sa peine.

« Il ne t'a pas dit ? Quel idiot... »

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