8. Premier soir au camp

Exceptionnellement, il n'y avait pas de veillée ce soir-là. Les enfants étaient bien trop fatigués à cause du trajet et Fred ne voulait pas en rajouter en les excitant pour rien. Il en était à sa cinquième saison, la deuxième en tant que directeur. C'était pour lui une grande joie de retrouver certains gamins qui l'avaient marqué l'année dernière. C'en était une moins grande d'en retrouver d'autres. Dans la vraie vie, celle qui dure d'octobre à mai, il était étudiant en Histoire. Cela n'avait rien à voir avec le sport. S'il avait choisi de travailler dans le camp Sport & Fun l'été, c'était autant pour payer ses études que pour se pousser lui-même à faire de l'exercice. Il avait été choisi pour ses capacités à gérer les problèmes. Heureusement, l'équipe qui l'entourait était composée de vrais athlètes motivés. Il était fier d'elle.

Cette première journée s'était passée comme sur des roulettes. Après le déjeuner, les jeunes n'avaient pas eu le temps de s'ennuyer. Tous avaient dû revêtir leur tenue de sport pour faire la visite du camp… Au pas de course.

Beaucoup avaient râlé, mais tous s'y étaient pliés. Fred était sûr que cela avait fait le plus grand bien à tout le monde. Après, par groupes de dix, les vacanciers s'étaient essayés à quelques activités proposées dans le camp. Comme l'heure tournait vite et qu'il n'y avait pas de veillée ce soir-là, Fred avait décidé que la douche aurait lieu exceptionnellement après le souper.

Le menu était très commun. Des pâtes sauce tomate. Les adolescents avaient bien besoin de sucres lents pour tenir ces quinze jours. Et tout le monde aimait ça, les pâtes.

« Fred, j'peux pas manger ça moi, tu sais bien, je suis allergique à la tomate ! »

C'était Jules. Fred le savait bien, le jeune rouquin était un cas d'école pour tout directeur de colo. L'année dernière, ce petit garçon un peu enrobé avait failli le rendre fou. Santé défaillante, nombreuses allergies, entorses, problèmes avec d'autres vacanciers qui se moquaient de sa couleur de cheveux… Jules lui avait tout fait. En entendant sa voix, il eut un rictus. C'était nerveux. Il l'aimait bien ce jeune, il était adorable. Mais vraiment, c'était la onzième plaie d'Egypte en plein Jura.

« Ce cher Jules, tu m'aurais presque manqué ! Oui on sait pour tes allergies, ta maman nous a téléphoné des dizaines de fois pour nous le rappeler. On t'a fait des pâtes au beurre. »

Fred : 1. Jules et ses problèmes : 0. L'animateur n'était pas peu fier de lui. Pour fêter sa première victoire, il décida de s'asseoir à la table de ce dernier. La table du groupe G4.

« Alors cette première journée, vous en avez pensé quoi les garçons ? »

Kilian fut le premier à répondre, avec son naturel habituel :

« Vraiment bien, j'ai essayé le handball, on en fait au collège déjà, c'est assez sympa, et j'adore le badminton. Dommage par contre qu'il n'y ait pas d'escrime. »

On était en plein milieu de la nature. La montagne, des arbres, des fleurs, des lacs… Des dizaines d'activités en plein air…. Mais non ! Le jeune garçon assis en face de lui voulait faire de l'escrime…

« L'escrime, mais comment c'est trop ringard comme sport ! » rigola sauvagement Thomas, le grand un peu gauche qui suivait Aaron à la trace. Thomas avait des cheveux châtain foncé assez gras de longueur moyenne. Des petites lunettes rondes, comme celles que plus personne ne veut mettre de nos jours, tombaient sur son nez difforme. Quand il parlait, on pouvait apercevoir son appareil dentaire digne d'un complexe ferroviaire.

À cet âge-là, pour avoir du succès auprès des autres quand on a soi-même un physique un peu ingrat, le plus simple reste de s'en prendre méchamment à plus faible que soi. C'était le style de Thomas. Malheureusement, cela n'était pas suffisant pour être accepté, il avait aussi besoin d'un protecteur afin de ne pas devenir lui-même la victime après avoir tourmenté ses camarades. Dans le camp, c'était Aaron qui jouait ce rôle. Cela s'était fait de manière naturelle l'année dernière. Aaron avait acquis ses galons de rebelle en s'en prenant aux animateurs du camp de manière assez virulente. Cela lui avait apporté le respect et la crainte de la plupart des vacanciers. Thomas en avait fait son dieu et protecteur.

Pour Fred, le groupe G4 était celui de tous les problèmes. C'était volontaire d'ailleurs, il avait voulu regrouper toutes ses mauvaises expériences de l'année passée dans un seul et même groupe pour pouvoir mieux les maitriser. C'était aussi pour cela qu'il avait confié la garde de ces jeunes à Basile. Basile n'était pas seulement québécois dans l'âme. Il l'était aussi dans les muscles et dans la barbe. Une vraie famille de bucherons, celle d'un genre ancien, capable de résister au froid, à la nature, au ridicule de l'accent et même à une bande de gamins déchainés.

« Merci Thomas pour cette sortie, tu peux maintenant aller te coucher. »

Même si, sur le fond, Fred était d'accord avec l'adolescent, il n'était pas question de le laisser martyriser ses petits camarades. D'autant plus qu'il trouvait charmant le jeune Kilian. Un e-mail qu'il avait reçu l'avant-veille et signé d'un certain Cédric, frère du susnommé, lui avait indiqué que le jeune garçon aux bouclettes blondes était particulièrement fragile. Fred avait donc décidé de l'intégrer au dernier moment au groupe G4. Tous les problèmes réunis au même endroit. Cette année, c'était sûr, il allait gérer.

Thomas, vexé par cette remarque du directeur, se retourna vers son protecteur, qui mangeait ses spaghettis de manière nonchalante tout en observant la scène. Il était trop tôt pour lui pour entrer en scène, il n'allait pas perdre son temps à défendre cet idiot de Thomas dès le premier soir. Le regard de Fred se posa cependant vers lui :

« Et toi Aaron, de retour chez nous ? As-tu prévu cette année de mener une nouvelle rébellion ? »

« Nan. », répondit le petit brun.

Plus satisfait par la réponse que par l'attitude du jeune brun, l'adulte rétorqua :

« Tu m'en vois ravi, vraiment ! Je suis content que tu sois de nouveau sur le bon chemin. »

« Vous savez très bien pourquoi ça s'est passé comme ça l'année dernière. Mêmes causes, mêmes conséquences. À vous d'éviter de recréer les mêmes causes. »

Aaron se tenait les coudes sur la table, les mains croisées juste sous le menton. La provocation transpirait dans sa manière de parler, dans son regard et dans son attitude. Le jeune garçon poussait le vice jusqu'à vouvoyer son interlocuteur, ce que personne ne faisait dans le camp. Pour Fred, la partie était loin d'être gagnée. Ces deux semaines allaient sans doute être plus pénibles que prévu. Il se leva de cette table aussi sec pour passer à la suivante. Aaron le suivait des yeux en affichant un fier sourire en coin, le sourire de la victoire.

« Il s'est passé quoi, l'année dernière ? », demanda naïvement Kilian.

« Je suis pas sûr que ça te regarde, le blondinet », répondit sèchement sans même le regarder le petit rebelle.

« Eh ducon, j'ai un prénom et c'est Kilian. Tu m'appelles encore le blondinet, j'te fais bouffer les lunettes de ton pote l'asperge. »

Kilian avait l'habitude de se faire emmerder au collège. Même s'il était sensible, il avait pour coutume de ne pas se laisser faire. Il savait que ceux qui jouaient les gros durs étaient souvent bien moins farouches et courageux qu'ils ne le montraient, et qu'il suffisait de surenchérir pour avoir la paix.

Aaron le fixa, le regard plein de surprise, puis explosa de rire. Kilian ne put s'empêcher d'écarquiller grand ses magnifiques yeux vert émeraude.

« T'es un marrant le blondinet… Nan, pardon, Ki-li-an… »

Aaron avait pris le temps de bien articuler le nom de celui qui avait osé lui tenir tête, comme pour le défier. La tension, palpable, fut brisée par son disciple :

« Nan mais tu vas pas le laisser faire Aaron hein ? T'as vu comment il t'a parlé ? On va lui faire la peau ce soir hein ? »

« Ta gueule Thomas, tu saoules. Viens, on se casse. »

D'un coup sec, Aaron avait montré à tous les jeunes présents autour de la table qui dominait l'autre dans ce duo improbable. Thomas ne s'attendait pas à ce que son propre bienfaiteur le rabaisse ainsi, mais il n'osait pas le contredire de peur de perdre sa protection. Il tenta juste timidement :

« Mais, et le dessert ? »

« T'es là pour faire du sport ou pour t'empiffrer ? Viens on se casse, j'ai besoin de prendre l'air. »

Aaron se leva de table et Thomas lui emboita le pas. Un troisième garçon, qui semblait frêle et timide et dont personne n'avait entendu le son de la voix ce soir là se leva à son tour et les suivit, sans dire un mot. Dès qu'ils eurent le dos tourné, Jules s'adressa à Kilian :

« Une belle brochette de cons ceux là… La plaie d'être dans la même chambre qu'eux ! »

Kilian pourtant ne partageait pas tout à fait cet avis. Il y avait un je ne sais quoi qui l'intriguait chez Aaron. Le fait qu'il était particulièrement secret et réservé – le blondinet était un grand curieux de nature et détestait les secrets – mais aussi le fait qu'il semblait réellement libre. Il ne suivait pas les autres, c'était les autres qui le suivaient ou qui s'opposaient à lui. Certes, Kilian le trouvait détestable, mais il avait noté qu'à part son côté sec et son addiction à invectiver les gens par la couleur de leurs cheveux, il n'avait pas grand-chose à reprocher au jeune brun pour le moment, au contraire de Thomas qu'il avait déjà dans le nez.

« Ouais, t'as raison »

Kilian ne voulait pas débattre de cela avec Jules. Il avait donc préféré répondre par l'affirmative afin de plaire à son nouveau pote. Il était de toute manière déjà passé à autre chose, comme à son habitude. Son regard se posait à présent sur Léna, qui portait un petit débardeur rose et qui semblait en pleine discussion avec ses copines. Cette fille avait un petit quelque chose qui perturbait Kilian. Elle était vraiment belle, mais ce n'était pas ça. Elle semblait gentille, vraie, sincère. L'adolescent pouvait sentir ces choses-là. Sa sensibilité exacerbée lui permettait de lire dans le cœur des gens en un regard. Cette après-midi, il n'avait pas osé lui adresser la parole, mais il ne l'avait pas quittée des yeux un seul instant. Jules n'était pas dupe et s'était rendu compte du manège de son camarade.

« Elle te plait cette fille hein ? », demanda le rouquin.

« Léna. », répondit le blondinet.

« Quoi ? »

« Le prénom de cette fille, c'est Léna ».

Kilian ne l'avait entendu qu'une seule fois, mais il était gravé dans son esprit. Sa mémoire de manière générale l'empêchait d'oublier le nom des gens. Il avait répondu à Jules sans même détourner le regard.

« Ouais, elle te plait cette fille… », annonça le jeune garçon en hochant la tête comme pour se convaincre lui-même.

« Je sais pas ! »

Jules était de plus en plus surpris par la tournure de la conversation. Il s'exclama bruyamment l'air hagard :

« Comment ça, tu sais pas ? »

« Nan mais c'est vrai, je sais pas ! »

Kilian était sincère, comme toujours. Il ne savait vraiment pas. Il n'en avait aucune idée. Et pour une des premières fois de sa vie, ça le dérangeait de ne pas savoir. Jules n'insista pas plus. Il leva les yeux au ciel et se jeta sur le dessert qu'on venait de lui servir.

Après le repas, les deux garçons se retrouvèrent dans leur chambre. Leurs lits, au fond sous la fenêtre, n'étaient pas les mieux disposés. Juste à leur gauche se trouvait la cabine toilettes et robinet de leur mobile-home. Juste à leur droite, trois lits occupés par Aaron et sa bande. La partie la plus vaste et agréable du campement était occupée par les cinq autres garçons du groupe, qui s'étaient déjà associés afin de régner sur la chambrée. Un microcosme social était né dans le groupe G4, basé non pas sur la force pure mais sur le nombre. Il y avait ainsi trois groupes : le groupe des cinq, le groupe d'Aaron, composé de trois personnes, et le groupe formé par Kilian et Jules. Personne n'avait songé à remettre en cause cette hiérarchie sociale naissante et tout le monde acceptait le rang dévolu à sa bande. Thomas avait bien râlé auprès d'Aaron, lui demandant de nouer une alliance avec les cinq, mais ce dernier l'avait envoyé balader et s'était plongé dans le rangement de ses affaires.

En entrant dans la piaule, Kilian aperçut le brunet en pyjama sur son lit, les cheveux mouillés. Il avait semble-t-il profité de son départ précipité pour se rendre aux douches avant la cohue. Il tenait dans ses mains ce qui semblait être une photographie, ce qui éveilla la curiosité du blondinet.

« C'est une photo de quoi ? »

« … Mais… Occupe-toi de ton cul Kilian ! Ça te regarde pas ! »

Aaron cacha la photo sous son oreiller. Il semblait vraiment énervé. Kilian, lui, bien que sa curiosité n'eût pas été assouvie était plutôt content. La petite terreur avait enfin utilisé son prénom pour s'adresser à lui.

Machinalement, Kilian se déshabilla, enlevant son t-shirt puis son pantalon, ses chaussettes et en finissant par son caleçon qu'il laissa tomber à ses chevilles. De longues secondes se passèrent pendant lesquelles le blondin, les fesses à l'air, cherchait sa serviette dans son sac. Quand enfin il mit la main dessus, il se retourna et la noua autour de sa taille, laissant suffisamment d'espace et de temps aux garçons présents pour observer toute son anatomie.

« Shower time ! »

Kilian leva le poing au ciel se dirigeant vers la sortie du bungalow.

« Putain, t'es pas pudique toi », lança Aaron, l'air sincèrement étonné.

« Ah ah ah, on a vu sa bite », surenchérit Thomas qui rigolait comme un crétin.

Le doux éphèbe s'arrêta dans son élan, le poing fermé. « Mais je vous emmerde » pensa t-il très fort. Il s'était comporté naïvement comme s'il était chez lui. Les remontrances de son frère pour son manque de pudeur l'avaient toujours fait rigoler, c'était presque devenu un jeu entre eux, quelque chose qui les liait. Mais dans un camp d'ados, il n'était pas question de jouer à ce jeu là. Cette réalité lui revint dans la figure avec la violence d'un boomerang. Heureusement, le jeune garçon avait de l'esprit et savait s'en servir.

« Bah quoi les mecs, vous avez un problème ? Vous n'en avez jamais vu ? Vous n'en avez pas entre les jambes ? À moins que vous n'ayez besoin d'une loupe pour voir la vôtre ? Vous savez, on peut en parler hein ! »

Direct du droit, uppercut, crochet du gauche. Knock Out. Cédric avait eu raison de lui enseigner que la vie, c'est comme un combat de boxe. Face à un emmerdeur, il fallait toujours viser le K.O. Comme les cafards, il faut absolument les écraser avant qu'ils ne se reproduisent, sinon, on finit complètement infecté. Thomas était groggy. Son manque de répartie l'empêcha de répondre, il ne put que bafouiller un timide « Mais, euh, mais… Aaron ? »

Aaron, lui, ne chercha même pas à répondre. Il se passa l'index juste sous le nez en esquissant un sourire. Personne ne vit son mouvement de langue sur sa lèvre supérieure. Il semblait comme une bête sauvage attirée par l'odeur du sang. De son côté, Jules qui assistait à la scène ne put s'empêcher de penser très fort « Mon pauvre Kilian, tu ne sais pas dans quelle galère tu viens de te fourrer. »

Kilian, lui, pensait de nouveau à sa douche. Il avait franchi à grande vitesse la dizaine de mètres qui le séparaient de ce moment tant attendu. Beaucoup de garçons étaient là à râler. L'eau était bien trop froide à leur goût. La tête trempée par le jet glacé, le dos plaqué contre le mur de la cabine et le sourire aux lèvres, Kilian prenait son pied. La douche était juste comme il l'aimait.

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