77. Quiétude

Dès le lendemain, le premier jeudi du mois d'avril, Kilian et Aaron retournèrent au collège après une fugue de trois jours et trois nuits. Si tous étaient soulagés de les voir en bonne santé, personne n'avait pensé à les punir ni même à les engueuler. Ils étaient bien portants et c'était là l'essentiel. Tout juste les deux adolescents eurent-ils le droit, quelques jours plus tard, au conseil de discipline bien mérité suite à l'incident de la cantine. Mais de procès il n'y eut point. Ou tout du moins, il ne dura pas longtemps.

Bien entendu, quelques professeurs se prenant pour des juges tentèrent de faire respecter le règlement, en pointant du doigt les graves manquements de la part des deux jeunes garçons ainsi que leur comportement inacceptable. Aaron se défendit avec vigueur :

« Où étiez-vous quand nous avions besoin de vous ? Avez-vous seulement vu un enseignant qui ait levé le petit doigt quand Kilian et moi nous faisions vilipender par toute la classe ? Étiez-vous à ce point aveugles pour ne pas lire les insultes au tableau ? Non, je ne le crois pas, ce n'était pas de la myopie mais juste de la lâcheté ! Vous n'avez pas le droit de nous juger, aucune loi ne nous interdit de nous aimer, je me trompe ? »

La plaidoirie tournait au pugilat. Certains membres du conseil souhaitaient marquer le coup en prononçant une sanction exemplaire, d'autres au contraire défendaient les jeunes amoureux au nom de quelques principes progressistes. Alors que le directeur lui-même ne savait plus où donner de la tête ni quelle position adopter, Joséphine Stricker se leva et prit la parole :

« Mes très chers enfants, calmez-vous je vous prie. Vous n'auriez jamais dû faire ce que vous avez fait et vous le savez. Je dirais même plus, Aaron, tu as fait exprès de provoquer cette situation au lieu de suivre une voie plus orthodoxe pour résoudre ce conflit qui vous opposait à vos camarades. Si certains d'entre eux vous posaient problème, vous auriez dû m'en référer directement. Mais ce manquement de votre part n'excuse en rien le nôtre. En tant qu'adultes, nous avons échoué à vous protéger. Sur le fronton de cette école est inscrit « Liberté, Égalité, Fraternité ». Il serait bon, parfois, de faire nôtre cette devise et de ne pas voir le collège uniquement comme un lieu d'éducation et de répression de la fougue de la jeunesse. Et comme disait l'illustre philosophe qui a donné son nom à notre institution : « Puissent tous les hommes se souvenir qu'ils sont frères ! ». Oui mes garçons, vous avez le droit de vous aimer, mais je vous demanderai juste de ne faire de mal à personne et, tant que vous êtes élèves entre ces murs, de respecter un minimum de discrétion et surtout notre cher règlement intérieur. Ainsi, tout le monde pourra suivre sa scolarité de manière apaisée. Exceptionnellement pour cette fois, et à la vue des circonstances et du tort que cela vous a déjà causé, je crois qu'on peut passer l'éponge. Mes collègues rejoindront certainement mon avis, n'est-ce pas ? »

C'est ainsi que fut officialisée aux yeux de tous l'histoire d'Aaron et de Kilian, sans que personne n'ait rien à y redire. Ils passèrent ainsi tout le mois d'avril à flâner main dans la main dans la cour de récréation et à vivre leur relation au grand jour. Si au début, ils paraissaient être un phénomène de foire, très vite, leur situation devint normale pour le commun des mortels et ne déclencha plus que de l'admiration ou de l'indifférence dans le pire des cas. Ils n'étaient qu'un couple comme les autres et, de l'avis général, il était bien plus branché d'accepter ce fait que de s'en offusquer. Même, ils allaient tellement bien ensemble qu'ils devinrent très vite les coqueluches du collège. Les filles, surtout, les trouvaient particulièrement mignons et les suppliaient de s'embrasser devant elles. Il n'y avait rien de plus craquant à leurs yeux que de voir deux garçons s'aimer sans le moindre tabou. À défaut de pouvoir sortir avec l'un ou l'autre, elles profitaient au moins du spectacle, tellement mieux en vrai que dans leurs mangas.

Mais ce premier mois du printemps fut aussi le théâtre d'un certain nombre d'autres évènements, à commencer par les excuses successives et publiques de tous ceux qui avaient eu un comportement déplacé envers les deux jeunes amants. Si la mode imposait de se prononcer « pour » cette relation, faire amende honorable était bien le minimum pour rester dans le coup. Mais si, pour certains comme Victor, cela sortait du cœur et était sans surprise, personne ne s'attendait à ce qu'Adrien lui-même se mette à genoux pour implorer le pardon de ses deux victimes.

Ses explications gauches et un peu pathétiques paraissaient tout de même sincères. Il expliqua à toute la classe que la jalousie lui avait fait perdre la raison, qu'il avait tellement envie de briller qu'il en avait oublié d'être lui-même, qu'il ne se reconnaissait plus et enfin, qu'il ne recommencerait plus jamais ce genre de chantage odieux et cruel.

Il n'avait pas trop le choix, depuis l'incident de la cantine, plus personne n'osait lui adresser la parole. Plusieurs semaines de solitude l'avaient changé. Pour regagner le respect de la classe – à défaut de son admiration –, il avait compris que ses excuses étaient un préalable inévitable. Il avait fini par l'accepter. « Gloria Victis » avait dit Aaron en début d'année, citant Tite-Live. Adrien avait enfin admis sa défaite totale et avait abandonné toute velléité. Magnanime, le jeune brun lui serra la main à la surprise générale, geste qui fut applaudi par tous et qui prouvait une fois de plus la maturité du jeune adolescent.

L'autre surprise vint de Matthieu. Une après-midi en permanence, après s'être levé pour transmettre des informations administratives à ses camarades, il avait pris la parole pour parler de lui :

« Au fait, tous, j'ai un truc à vous dire. Ça fait depuis la sixième qu'on est potes et que je suis votre délégué, mais je me rends compte que je n'ai jamais été tout à fait honnête avec vous. Enfin, vous m'avez tous toujours vu souriant et tout, mais ça fait des années que je vous mens et que je me mens à moi-même. J'ai l'impression que je ne vous ai jamais parlé du vrai Matthieu... »

Après un gloussement, il s'essuya la joue sur laquelle coulait une légère larme, puis continua son monologue :

« Vous savez, parfois c'est dur d'admettre ce qu'on est. Même moi j'ai eu du mal, beaucoup de mal, et même vous le dire, là, c'est super compliqué. Mais bon, je ne peux pas faire autrement, je ne veux plus avoir l'impression d'être un hypocrite. On a dans cette classe deux garçons courageux qui sont des modèles pour moi. Je voulais les remercier de s'être battus pour ça. Les voir assumer leur histoire et surtout vous voir les accepter, c'est ce qui m'a permis de me décider à enfin vous l'avouer. Bref, je crois que vous l'avez tous deviné... Je suis gay ! »

Alors que Matthieu pleurait de plus belle à cause de l'émotion, toute la classe se jeta sur lui pour le réconforter et le féliciter. Depuis le temps que tout le monde attendait ce coming-out ! L'homosexualité du garçon n'était plus un secret pour personne depuis bien longtemps, mais nul n'avait jamais osé en parler publiquement. Aaron et Kilian se levèrent pour l'applaudir, même si le blondinet glissa quelques mots énervés à l'oreille de son amoureux :

« Mais je suis pas gay moi ! Je t'aime toi, c'est pas pareil ! Grrrr, ils sont bêtes dans cette classe ! »

Le brunet répondit dans un murmure en rigolant :

« Nan mais toi, t'es koalaphile, les gens peuvent pas comprendre ! »

Cette remarque fit rougir le collégien aux yeux verts. Aaron n'était pas censé être au courant de cette blague. Ça, c'était encore un coup de Cédric ! Il allait l'entendre ce soir à la maison ! Avec ironie, il répondit :

« Ouais, bah écoute, c'est pas ma faute si t'es un si bon mangeur de bambou, chouchou, hein ! Gros gourmand ! »

Les yeux levés au ciel et soupirant fortement d'exaspération, son camarade le reprit :

« C'est les pandas qui bouffent du bambou couillon, les koalas mangent de l'eucalyptus ! Et t'as pas ça dans le slip, à ce que je sache ! Mais pourquoi diable je suis amoureux d'un crétin pareil, bonne mère ! »

Timidement, en lui tenant la main et en lui déposant un léger bisou sur la joue, Kilian lui chuchota :

« Ouaip, bah alors, t'es un panda sacrément craquant et moi je suis un gros pandaphile ! »

Alors que la classe fêtait chaleureusement son délégué, ce dernier conclut le débat :

« Bon, quand même hein, y a un truc qui me dégoute bien, c'est que les deux garçons les plus mignons de la classe sont déjà maqués et ensemble en plus, même pas avec moi ! C'est vraiment injuste ! »

Ainsi se passa doucement cette fin d'année, et déjà mai pointait le bout de son nez. Depuis la fugue, de nombreuses choses avaient évolué. Ainsi, le trio infernal était devenu au fil du temps un groupe de six, composé de trois couples qui s'entendaient à merveille. Et si la relation entre Aaron et Kilian fut sans aucun doute l'évènement de l'année pour toute la classe, voir le timide Matthys sortir avec Alice surprit aussi beaucoup de monde, mais pas autant que le baiser que s'échangèrent un jeune roux et une belle asiatique à la sortie du collège, devant le regard furibond de Madame Stricker, qui ne put s'empêcher de penser qu'à son époque, quand même, l'adolescence était moins lubrique.

Yun-ah et Martin étaient sans doute le couple le plus improbable de tous, mais encouragé par Kilian, le rouquin avait fini par se jeter à l'eau. Après de longues nuits d'hésitations, la jeune asiatique avait fini par conclure qu'après tout, il fallait bien que jeunesse se fasse ! À force de grandir, son ami devenait presque mignon. Et au moins avec lui, elle savait que les sentiments étaient sincères. Oh, elle n'était pas amoureuse, mais elle trouvait quelque peu grisant d'être tout simplement aimée. Et mettre son nez ailleurs que dans les bouquins était au final bien agréable. Au moins avec quelqu'un à son bras, elle n'avait pas à tenir la chandelle du blondinet. Cette perspective avait achevé de la convaincre.

Pour Kilian, les choses semblaient enfin apaisées. Même si certaines tensions subsistaient avec François, ce dernier chercha sincèrement à se faire pardonner ses agissements. Rome ne s'étant pas faite en un jour, l'adulte avait bien conscience qu'il faudrait du temps pour recoller les morceaux de leur relation brisée. Signe de sa bonne volonté, il emmena son fils au stade Gerland assister à un match de foot de haut niveau. Ils ne s'étaient pas autorisé pareille sortie depuis des années. La victoire de l'équipe locale leur permit de se rapprocher quelque peu et surtout de discuter comme jamais avant. Le blondinet profita du trajet en voiture pour expliquer à son tuteur légal quels étaient ses sentiments pour Aaron et à quel point la présence du jeune brun avait été salvatrice aux pires moments de son existence. L'adulte écoutait et comprenait les messages sans vouloir préjuger de rien, puis il promit de dégager plus de temps pour ses enfants dans un futur proche ainsi que de ne plus jamais lever la main sur eux. Il n'en fallait pas plus au collégien pour reprendre espoir.

Avec son amoureux, tout se passait merveilleusement bien. Dès qu'ils avaient un peu de temps libre, ils en profitaient pour se voir. Ils discutaient, refaisaient le monde, flânaient librement, et, dès que l'occasion se présentait, ils jouaient à leurs jeux préférés. Il fallait parfois fermer la porte de la chambre du brunet et pousser dehors le chien Mistral pour avoir le calme nécessaire à leurs tendres retrouvailles intimes. Mieux, leur relation officialisée et assumée aux yeux de tous, ils eurent l'autorisation de passer quelques nuits ensemble le week-end et pendant les vacances, en toute quiétude pour leur plus grand bonheur ainsi que pour celui de leurs draps qui volaient allégrement dès que les câlins se révélaient trop acharnés. Au-delà de toutes ces douceurs assez terre à terre, Aaron apportait au blondin un énorme réconfort et l'aidait à grandir. L'apaisement moral et cette nouvelle maturité arrivaient à point nommé pour ses quinze ans. On était la mi-mai, son anniversaire était prévu pour le vingt-cinq du même mois. Avec l'aide de Suzanne qui lui prêtait son appartement, Kilian décida d'organiser une petite fête à cette occasion.

« Hé les gens, mon anniv c'est le vingt-cinq, mais je le fête samedi vingt-quatre. Toute la classe est invitée, même les connards intolérants. Aaron a insisté pour qu'on vous pardonne ! Alors venez TOUS, je veux qu'on fasse la fête une dernière fois ensemble avant le brevet et le lycée ! Donc dans deux semaines, tous chez ma tatie, y aura du jus de pomme, du coca et plein à bouffer ! Et peut-être autre chose si mon frère me file un coup de main, mais pas pour toi Yunette, tu nous feras pas deux fois le même coup ! »

Le soleil brillait dans le ciel et dans son cœur. Ses démons étaient derrière lui, il pouvait enfin vivre sa vie pleinement. Seule minuscule ombre au tableau, l'air soucieux et mélancolique de son amoureux les quelques jours juste avant la réception. Quand Kilian lui demanda pourquoi, ce dernier répondit juste par une petite phrase innocente :

« N'oublie jamais que je t'aime plus que tout et que je t'aimerai toujours. »

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top