76. La traque
Comme tous les matins, Joséphine Stricker s'était levée à l'aurore. Une dure journée l'attendait. Mais cette fois-ci, pas de paperasse, de problème de collégiens ou de dégradation de matériel au programme. Il y avait bien plus important à faire : mettre la main sur les deux petits fuyards.
C'était une question d'honneur autant que d'éthique. Même si elle aimait jouer le rôle du terrible dragon, la vieille surveillante avait une affection sans borne pour ses élèves. Le plus dur était de ne jamais le montrer, afin qu'ils aient toujours du respect pour elle. Ce n'était pas de la vanité mais de l'éducation. Elle ne pensait qu'à leur bien.
Et pourtant, pour la première fois de sa carrière, elle avait échoué à mener deux adolescents sur le bon chemin. Pire, de par son attitude intransigeante, elle avait participé à justifier leur fugue. En convoquant les parents, elle n'avait fait que réagir à ce qu'elle avait vu, soit deux jeunes garçons fripons bravant son autorité. Il avait fallu le témoignage de plusieurs de ses élèves, dont les confessions et excuses de Victor, pour lui faire comprendre son erreur.
Elle culpabilisait. Si seulement elle avait été à la hauteur, rien de tout cela ne serait arrivé. Deux possibilités s'offraient à elle, la retraite ou bien réparer ses torts. En entrant en trombe dans le bureau du directeur, elle l'avait menacé de quitter immédiatement son poste s'il n'autorisait pas tous les amis et professeurs des deux fugueurs à participer aux recherches. L'autorisation avait été donnée pour ce mercredi matin et celui-là uniquement.
Dehors dans le froid, elle héla un passant qu'elle connaissait bien :
« Hervé, vous êtes en retard ! Venez, nous devons fouiller toute la zone autour de Voltaire pour voir si nos deux garnements n'auraient pas laissé des indices ou n'auraient pas cherché à joindre certains de leurs camarades. »
Monsieur Brussière n'avait pas le choix. En tant que professeur principal, il avait lui aussi l'obligation de participer aux recherches. Pas qu'il en avait envie, c'était juste son devoir et il ne souhaitait pas le fuir.
« Bonjour Joséphine. Excusez-moi, j'ai eu un mal fou à me lever ce matin, par où on commence ? »
« On fait le tour des commerçants, à commencer par le bar dans lequel vont souvent les élèves après les cours. Le patron a les jeunes à la bonne, ils auraient très bien pu quémander quelque chose à grignoter. »
Les deux adultes ne perdirent pas de temps. Alors qu'ils passaient en revue tous les magasins du secteur une photo des fuyards à la main, ils en profitèrent pour discuter un petit peu. Le professeur d'histoire disserta dans sa barbe :
« Quand même, ils ont bien caché leur jeu ces deux-là, je n'aurais jamais cru qu'ils puissent sortir ensemble. Kilian n'est pas très doué dans ma matière. Je dirais même beaucoup moins que son frère que j'ai eu avant lui, mais sa timidité en fait un élève adorable. Aaron, lui, est une vraie teigne. Mais quelle culture pour son âge ! Je ne les ai jamais vus s'asseoir l'un à côté de l'autre, et voilà qu'ils fuguent ensemble après s'être embrassés à la cantine ! Je dois me faire vieux, je ne comprends plus les jeunes d'aujourd'hui ! J'étais persuadé qu'ils se détestaient !»
La surveillante générale répondit en levant les yeux au ciel :
« Mon pauvre Hervé, si vous êtes aussi doué pour comprendre les femmes que les adolescents, je comprends votre célibat. Il fallait être aveugle pour ne pas le voir venir. Vous savez bien que rien n'est plus proche de la haine que l'amour ! Bon, j'avoue avoir été un petit peu surprise la première fois que je les ai vus s'embrasser en cachette, mais je comprends tout à fait qu'ils se soient tournés autour. Il faut vivre avec son temps, que voulez-vous ! Au moins, on pourra dire qu'ils ont fait bouger les murs à Voltaire, je ne suis pas sûre que le philosophe aurait condamné ce genre d'attitude ! Mais maintenant, il faut les retrouver, il en va de leur sécurité et de notre honneur de professeurs. »
Après de longues heures passées à interroger tous les passants, ils étaient toujours bredouilles. Tout indiquait que les deux fuyards n'étaient pas passés par là. Se tenant par le bras et dépités par l'échec, ils s'assirent sur un banc qui donnait sur une petite place. Ce fut à ce moment que le professeur d'histoire eut un éclair de génie.
« Pour les retrouver, il faut réfléchir comme eux. Aaron est passionné d'histoire, presque plus que moi. À plusieurs reprises, il m'a demandé quels étaient les lieux intéressants à visiter dans la région. Je lui ai donné des brochures et si je me souviens bien, une parlait du petit château en rénovation. Il est fermé au public en attendant que les travaux reprennent le mois prochain et il n'est pas très loin de sa maison, à quelques kilomètres à peine. Ils ont très bien pu s'y arrêter un soir ! Connaissant cet élève, c'est ce que j'aurais fait à sa place ! »
La ruine bientôt restaurée se trouvait dans la zone couverte par Sandra et Cédric, qui reçurent immédiatement un coup de fil de la part des professeurs. Ils n'avaient pas pensé à y faire un saut. Le couple s'y rendit immédiatement en discutant sur le chemin.
Ils parlèrent de beaucoup de choses, de la situation familiale toujours aussi tendue chez le lycéen et de la dispute de la veille avec le père, un peu d'eux et surtout de l'homosexualité présumée de Kilian.
« Tu t'en doutais, toi, que ton petit frère était homo ? J'ai toujours du mal à réaliser. En fait, j'ai toujours cru qu'il était une drôle de bête complètement asexuée. Savoir qu'il ne comblera pas les femmes, c'est quand même un peu du gâchis, tu ne trouves pas ? »
Même si Cédric n'avait pas pour habitude de s'énerver contre sa copine, il fut bien forcé de faire une exception.
« Vraiment, ce n'est pas le moment de faire de l'humour. Et il n'est pas cent pour cent gay, il a déjà eu deux copines avant Aaron. Rien ne dit qu'il n'en aura pas d'autres. C'est juste un épicurien, c'est sa nature. Il suit ses sentiments sans réfléchir. Après, ça m'a surpris mais pas tant que ça. Son look, sa sensibilité, sa timidité dès qu'on abordait le sujet des sentiments, je ne voulais pas exclure cette possibilité mais je la prenais toujours sur le ton de la rigolade. J'ai juste été un abruti, incapable de me rendre compte que ça le torturait à l'intérieur. Tu parles d'un frère. Il m'a caché tout ça car il avait peur de ma réaction... Je m'en veux vraiment ! Mais là, le plus important, c'est de les retrouver. »
Après avoir marché de longues minutes, ils arrivèrent à l'endroit ciblé par Monsieur Buissière. Sandra, en voyant des affaires qui trainaient là s'écria :
« Eh, mais c'est pas à ton frère ça ? »
Au milieu de sachets de nourriture et autres sacs plastiques, mais suffisamment en vue pour qu'on ne puisse pas le manquer, se trouvait un léger bracelet élastique sans grande valeur que le jeune homme reconnut tout de suite : son frère portait le même lorsqu'il avait fui le soir de Noël. Et il était vrai qu'il ne le portait plus au petit matin suivant.
« Si, c'est bien à lui, c'est une bricole à la con, mais c'est à lui. Et c'est tellement en évidence qu'il n'est pas impossible qu'il ait été laissé là volontairement. J'ai l'impression que ces deux guignols sont en train de se payer notre tête ! Mais je croyais qu'il l'avait perdu en décembre... »
Cédric se souvenait de la dernière fois qu'il avait vu son frère avec ce bijou fantaisiste. Cela datait de ce maudit réveillon gâché par une mère intempérante. Jamais l'ainé n'avait su où son cadet avait disparu l'espace de quelques heures. Kilian ne le lui avait jamais dit. Mais cela ne voulait pas dire qu'il n'en avait parlé à personne. Le lycéen décrocha son téléphone et appela le meilleur ami de l'adolescent. Après avoir raccroché, sa petite amie lui demanda :
« Alors ? »
Cédric devint blafard et se mordilla la lèvre inférieure.
« D'après Martin, il était bien avec Aaron le soir de Noël, dans la cabane de son cousin. D'après lui, c'est très probable que Kili ait perdu cet objet là-bas et l'y ait laissé, ça correspondrait. Du coup, ça veut dire qu'ils y sont passés et qu'ensuite, ils sont venus ici, ça fait une belle trotte ! »
La jeune demoiselle objecta :
« Mais... d'après ce que tu m'as dit, c'est le premier endroit où les parents d'Aaron ont cherché dimanche soir non ? »
Faisant le signe « oui » de la tête nerveusement, Cédric se mordit le côté de l'index gauche pour refréner un cri de rage :
« Oui, le soir de la fugue comme tu dis. Et comme ils n'y étaient pas, personne n'a pensé à y retourner après ! Merde ! Ils ont dû faire des allers-retours, ils y sont peut-être retournés ! »
Accompagnés de Suzanne et de Catherine, la mère du petit fuyard brun, les jeunes collégiens fouillaient le bois, en espérant tomber par hasard sur les deux fugitifs, sans pour autant trop y croire. Le coup de fil de Cédric leur avait donné une nouvelle piste. Ils n'étaient pas trop de six jeunes pour ratisser la zone, trois binômes sous le patronage de la jeune matriarche. Alice et Matthys, Matthieu et Victor et enfin Martin et Yun-ah. Les deux dames faisaient le lien entre tous et s'assuraient que personne ne se perde.
Le premier groupe avançait prudemment. Le jeune garçon aux cheveux châtains bouclés et aux petites lunettes fines faisait la conversation. Malgré son handicap, les conseils et l'amitié d'Aaron l'avaient aidé à se libérer de lui-même et de sa peur des autres. Même si on ne soigne jamais certaines formes légères de l'autisme, il avait appris lors de cette année de troisième le « vivre ensemble ». Il savait à qui il le devait, il était résolu à retrouver son bienfaiteur :
« Aaron est un type bien, Alice. Je sais qu'il s'est mal comporté avec toi, mais c'est parce que vous aviez tous les deux Kilian dans le viseur. Par respect pour son blondinet, il ne m'a jamais rien dit d'autre que ça. Enfin rien dit... il m'a sous-entendu pleins de trucs quoi. Mais pour moi, c'est un vrai pote, c'est le premier qui me comprend. Sans lui, j'aurais été capable de faire de grosses conneries, je veux qu'on le retrouve ! »
Sa sincérité se lisait sur les traits tirés de son visage et dans le creux de ses joues. Matthys avait beau ne pas être une gravure de mode, il possédait un certain charme quand il s'exprimait. En marchant, Alice se souvint de sa courte aventure avec le brunet. Elle voulait juste se servir de lui comme d'un tremplin vers son adorable petit Kilian. Mais au final, ce fut elle qui servit de marchepied à son ex. Quand elle le réalisa, il était déjà trop tard, l'amour de sa vie venait de la quitter et était sous le charme de ce sorcier aux yeux noirs. La belle demoiselle avait mis plusieurs semaines à s'en remettre, mais qu'y pouvait-elle ? Elle n'avait rien dit à personne, suivant de loin cette relation dont pourtant elle n'ignorait ni les tenants, ni les aboutissants. Comme elle était sortie avec les deux amoureux, elle les connaissait suffisamment pour ne pas être dupe de toutes leurs cachotteries.
« J'aime Kilian. Je l'ai toujours aimé, depuis le primaire même. S'il est heureux avec Aaron, je dois l'accepter. Ça me fait chier, mais je n'ai pas le choix. On va les retrouver, Matthys, t'en fais pas. Sinon, c'est marrant, mais toi et moi, on a quand même comme point commun d'avoir toujours su pour eux sans jamais rien dire à personne. »
L'adolescent timoré rougit. Oui, ils avaient au moins ce point commun, qui en cachait d'autres. Ce fut à ce moment qu'il se rappela un bon conseil de son camarade. « Quand une fille te plait, prends-lui la main, c'est la technique de drague la plus safe pour une première approche. » Timidement, il glissa ses doigts dans la paume de la belle qui referma les siens sur cette main froide d'adolescent. C'était une première étape. Le bisou sur la joue dont la gratifia Matthys une deuxième. La gifle en guise de réponse de la collégienne les fit grimper d'un étage. Et ce fut sur le toit de l'insouciance qu'ils s'échangèrent un baiser aussi passionné qu'inattendu.
Matthieu et Victor suivaient les autres de loin. Le délégué désirait s'expliquer avec un des principaux responsables de la situation.
« Pourquoi vous avez fait ça, toi et Adrien ? C'est super méchant et cruel ! Kilian ne méritait pas ça ! Vraiment, je ne comprends pas ce qui vous est passé par la tête. Ni même pourquoi d'un seul coup, t'as lâché ton pote jusqu'à participer aux recherches avec nous ! »
La petite terreur avait beau être baraquée pour son âge, tout le monde ignorait que le muscle le plus développé dans son organisme se situait à gauche dans sa poitrine. Il répliqua :
« Adrien m'a forcé, mais j'en ai ras-le-cul de lui. Si je traîne avec ce type, c'est parce qu'il est le seul à accepter de passer du temps avec moi. Je suis déjà bête et moche, c'est normal que je joue aussi le méchant, non ? Mais moi, j'ai jamais voulu ça, moi aussi j'aurais voulu avoir des potes. Si j'ai fait des trucs aussi nuls, c'est juste par jalousie. Mais jeudi soir, je me sentais vraiment pas bien, alors j'en ai parlé à mes sœurs et elles m'ont fait comprendre que ce que je faisais, c'était mal. C'est pour ça que j'ai lâché Adrien et que j'ai tout avoué. Et là, je veux trouver Kilian et Aaron pour m'excuser. Après on verra bien. Et toi, pourquoi t'es là ? T'es pas de leur bande non plus non ? T'as toujours été du côté d'Adrien, non ? C'est parce que tu es amoureux de Kil que tu le recherches ? Ou d'Aaron peut-être, t'as quand même bien kiffé quand il t'a roulé une pelle à ton anniversaire ! Sauf qu'à l'époque, tout le monde a pris ça à la légère, comme si c'était un jeu. Pas un mec de la classe n'a capté que vous étiez tous les deux gays et qu'il t'avait pas embrassé pour rien ! »
Le bel adolescent populaire rougit immédiatement suite à cette accusation imprévue mais ô combien pertinente. Il répondit avec fougue :
« Nan mais ça va pas la tête ? C'est cet abruti d'Arien qui t'a raconté des conneries pareilles ? Moi, gay ? Nan mais n'importe quoi ! »
Victor s'arrêta net et regarda son camarade avec des yeux grands ouverts, signe de l'étonnement, puis ajouta dépité :
« Nan mais Matthieu, arrête quoi ! Encore pour Aaron et Kil, on pouvait avoir un doute, mais toi, c'est cramé, tout le monde le sait dans la classe ! T'as vu ton look et comment tu bouffes les mecs du regard ? Personne ne disait rien car t'es ultra sympa et qu'Adrien avait interdit la moindre remarque. Et aussi parce qu'on crache pas à la gueule de son délégué, ça fait désordre. Mais putain, avoue-le quoi ! T'es toujours avec les filles et t'en a jamais embrassé une, faut arrêter de se foutre de la gueule du monde, là ! »
Matthieu, furieux, attrapa la jeune brute qui ne l'était pas tant par le veston, le regarda d'un air menaçant puis lâcha sa prise avant de supplier :
« S'il te plait Vic', je t'en supplie, j'ai pas les couilles d'Aaron, j'peux pas assumer ça, promets-moi que tu ne diras rien. Il faut que je sorte du placard, mais c'est super dur, tu peux pas comprendre. »
Les yeux remplis de niaiserie, Victor répondit :
« Hein ? Nan mais pourquoi tu sortirais d'un placard ? Et pourquoi t'y serais rentré déjà ? C'est complètement stupide, tu pourrais pas juste dire que t'es homo ? »
Se passant la main sur le visage, le délégué en était persuadé : une telle bêtise tenait du pur génie, pas étonnant donc que son camarade l'ait si facilement percé à jour.
Grace à Catherine qui avait récupéré un double des clés chez son frère, Martin et Yun-ah fouillaient avec soin la cabane vide à la recherche d'un indice. Tout portait à croire que les deux fuyards avaient bien passé au moins une nuit ici avant de prendre la poudre d'escampette. En réalité, tout avait été mis en place pour qu'aucun doute ne soit possible à ce sujet. Il fallait juste deviner où voulait en venir le jeune brun. Les deux amis retournèrent tout sans trouver la moindre indication. Dépitée, Yun-ah se jeta sur le matelas. Amusé, le rouquin la taquina :
« Tu ne devrais pas, si j'en crois ce que Kil m'a raconté, c'est ici qu'ils ont fait des trucs pas très avouables pour la première fois ! On sait jamais, il reste peut-être des traces ! »
Furibonde, la jeune Coréenne se releva et cria :
« Ah putain, j'en ai marre, foutu Aaron, je n'arrive pas à croire que je sois là à le chercher comme une conne alors qu'il m'a brisé le cœur, qu'il m'a humiliée scolairement et qu'il y a le brevet à la fin de l'année ! J'ai même pas commencé à réviser ! En plus, ce connard est allé jusqu'à me piquer mon meilleur pote, et je me retrouve à m'asseoir sur des draps souillés par... Ah putain, ça me dégoute ! »
Rougissant plus qu'à l'accoutumé, ce qui pour un rouquin de son âge et de son tempérament n'était ni commode, ni gracieux, Martin s'esclaffa :
« Sympa pour les autres, le « mon meilleur pote », merci Yunette. Ah nan mais c'est sûr hein, je ne suis pas beau comme Aaron ni craquant comme Kil. Si c'était moi qui avais fugué, tel que je te connais, je suis certain qu'à l'heure actuelle, tu serais en train de bosser tes exams !»
Cette petite crise de jalousie impromptue surprit la jeune asiatique.
« Martin... Tu... Tu ne serais quand même pas... »
Avant même qu'elle ne pût terminer sa phrase, son camarade aux cheveux orange lui répondit :
« Jaloux ? J'ai pas le choix, je suis toujours la cinquième roue du carrosse. Putain, même en roux j'arrive pas à être le premier, le comble ! Et amoureux ? Ouais, je suis amoureux de toi, mais t'en as jamais rien eu à foutre, t'as jamais regardé les garçons, à part ce bellâtre d'Aaron qui t'a manipulée comme la reine des connes et ton p'tit Kilian que tu n'as jamais osé toucher en quatrième car il était trop mignon à ne pas s'intéresser aux gonzesses ! Merde quoi, j'en ai ras-le-cul qu'une fille aussi intelligente que toi soit même pas foutue de capter qu'un de ses meilleurs potes craque pour elle ! »
Le souffle coupé et la bouche bée, la demoiselle retomba d'un coup sec sur le matelas. Ce qui avait pu se passer sur cette paillasse un soir entre deux amants était bien peu de chose en comparaison de la claque monumentale qu'était cette déclaration d'amour sincère autant que singulière.
« Et au lieu de poser ton cul de feignasse par terre, aide-moi à chercher, c'est sûr qu'Aaron a laissé un truc pour nous dire où ils sont allés ! C'est son style de toujours prévoir des plans B. »
Tandis qu'il parlait et que la jeune Coréenne se remettait de ses émotions, ils trouvèrent dans le poêle éteint un papier soigneusement plié sur lequel apparaissaient quelques mots, une adresse qu'ils réussirent tant bien que mal à déchiffrer. Il était là leur indice ! Martin le montra immédiatement à Catherine qui reconnut le lieu : c'était l'endroit où habitait un vieux cousin de la famille en marge de leurs traditions catholiques, mais qui s'était toujours montré proche et conciliant avec son fils. Ah le salaud, et dire que quand elle l'avait appelé, il avait feint de découvrir la fugue. Sans attendre, elle décrocha son téléphone et prévint le groupe qui quadrillait cette zone.
Jean-Pierre et Michel avaient tenu à accompagner François dans la recherche de son fils. Après la longue dispute avec Cédric, il avait décidé de tout faire pour mettre la main sur Kilian. Tout le monde lui avait trouvé quelque chose de changé, comme s'il s'était libéré d'un poids. Toute la journée, il avait questionné les passants avec une photo du collégien, mais pas n'importe laquelle, une où on les voyait l'un sur l'autre en train de poser en mimant un câlin. Elle avait certes plus d'un an, mais le blondinet n'avait pas tant changé que ça. Tout au plus avait-il pris quelques centimètres. Cette image était le trésor de cet homme au physique assez sec. Il l'avait toujours au fond de son portefeuille. Même après avoir foutu son fils à la porte, il n'avait pu s'en séparer. C'était la dernière fois où ils s'étaient sentis proches tous les deux. Il devait absolument retrouver Kilian, au moins pour en faire une autre.
Le maitre d'armes et l'homme moustachu l'aidaient aussi bien qu'ils le pouvaient. Certains voisins prétendaient bien avoir vu deux jeunes se promener ensemble mais personne n'en était complètement sûr. Tout doucement, la journée avançait et le soleil commençait à descendre derrière l'horizon. Suite à l'appel de Catherine, ils s'étaient tous les deux rendus à l'adresse indiquée et étaient tombés sur le cousin en question qui les accueillit chaleureusement. Bien sûr que les deux garçons avaient passé une nuit chez lui, il ne pouvait quand même pas les mettre à la porte et leur devait bien, « en bon chrétien qu'il n'était pas », assistance, gîte et couvert. Une petite vengeance envers sa famille que d'aider ces ados fugueurs, tout en sachant pertinemment qu'Aaron avait déjà programmé leur reddition dans le dos de son amoureux et laissé partout des indices ainsi que des instructions fermes pour que la fuite ne dure pas trop longtemps. De l'avis du jeune adulte complice, leur laisser sa salle de bain pour un brin de toilette n'avait pas été un luxe. Mais ils n'étaient plus là, ils avaient prévu de crécher ailleurs. Ce soir, ils se trouvaient sans doute sous un pont qu'ils avaient observé la veille, fortement abrité du vent et à deux pas d'ici.
Sans même prendre le temps de remercier l'homme pour son accueil, les deux compères se retrouvèrent dans la rue et hélèrent François, qui se précipita en courant vers l'endroit où devaient se trouver les deux garçons. Cette chasse au trésor de trois jours touchait peut-être enfin à sa fin !
Jamais depuis des années il n'avait couru un tel sprint, à tel point que son cœur faillit lâcher plusieurs fois et que son visage manqua d'exploser. Pourtant, le soulagement fut enfin de mise quand il aperçut la tignasse blonde de Kilian, reconnaissable entre mille. Lui et son amoureux s'étaient construit un abri de fortune sur la berge en-dessous du pont avec des draps et des cartons empruntés chez le cousin. Quand le jeune collégien innocent aperçut l'homme qui l'avait rejeté et qui, par sa méchanceté et son intolérance avait déclenché cette fugue insensée de trois jours, il cria les yeux remplis de larmes :
« Ne t'approche pas, ou je saute dans l'eau ! Je m'en fous de ce qui peut m'arriver, casse-toi, je ne veux plus te voir ! Jamais ! Je te déteste tu entends ? Je te hais plus que tout ! Va crever ! Si tu me touches j'me bute et ça sera ta faute ! »
Aaron, lui, le tenait fermement contre son ventre. Il n'était pas question de laisser le garçon qu'il aimait plus que tout au monde faire une connerie mémorable.
« Kil, calme toi, ne t'énerve pas comme ça, laisse-le au moins s'expliquer. S'il est là, c'est qu'il a bien dû nous chercher, sans quoi il ne nous aurait jamais trouvés ! »
François reprit lourdement son souffle en se tenant à une rambarde et en agrippant son cœur palpitant.
« Kilian, s'il te plait, écoute-moi, je suis désolé pour tout. Je t'aime, fils. Je sais que j'ai mal agi avec toi, j'en ai conscience. J'ai été le dernier des imbéciles et je ne le réalise que maintenant. Arrête, s'il te plait. Je sais que je suis impardonnable, je n'aurais jamais dû te demander de quitter la maison ni juger tes sentiments. La tristesse d'avoir perdu ma femme m'a rendu fou, mais je ne veux pas te perdre toi, tu es tout pour moi, tu es mon fils ! »
D'un coup violent du coude dans les côtes, Kilian mit son amoureux à terre et le força à lâcher son étreinte. Se jetant au bord du canal, il serra tellement fort ses doigts dans ses poings qu'il manqua de saigner. Le regard brulant, la mâchoire bloquée, les joues fumantes et humides et la haine transpirant de tout son corps, il hurla comme un loup à la mort :
« Moi ? Ton fils ? Et tu oses dire ça ? T'es pas mon père ! Mon vrai père est juste un connard qui a sauté ma mère un soir, bourré, en oubliant la capote. Toi... Toi... T'es rien du tout, toi ! Tu m'as rejeté alors que je voulais juste que tu sois fier de moi. T'es pété de préjugés et d'intolérance. Tu n'as jamais pensé qu'à ta gueule, tu ne t'es jamais demandé si j'étais heureux ou pas, tant que j'obéissais et que je ramenais des bonnes notes ! Tu ne m'as jamais aimé, tu m'as abandonné, et là, tu oses te la ramener en disant que je suis ton fils ? Crève ! »
Les larmes coulaient abondamment sur son visage jusqu'à éclater en de grosses éclaboussures à même le bitume. Il n'avait plus qu'à se laisser tomber en avant devant les yeux de cet homme injuste et tout serait dit. Alors qu'il chutait sans même s'en rendre compte, Aaron l'attrapa et tenta de le retenir par le torse, mais le mouvement était tel que les deux se sentirent entrainés vers l'eau glacée. François se jeta vers les adolescents et les plaqua sur le sol bien au sec, avant de s'exclamer dans un sanglot :
« Je suis tellement désolé ! Je sais bien que je ne suis pas digne de toi et je comprends que tu me rejettes, mais au moins, si tu ne reviens pas pour moi, pense à Cédric et aux autres. Il est mort d'inquiétude, comme tous ceux qui tiennent à toi, et ils sont nombreux. Et je t'en supplie, laisse-moi une chance de me racheter, je te promets de l'utiliser du mieux que je peux. Que tu le veuilles ou non, tu es mon fils. Parce qu'être père, ce n'est pas une question de sang. C'est une question d'amour. Et personne ne t'aimera jamais plus que moi, même si j'ai toujours été incapable de le montrer comme il le fallait ! »
Puis, regardant Aaron :
« Mon garçon, je suis désolé du mal que je vous ai fait à tous les deux. Je comprends Kilian, tu es vraiment magnifique, il a de la chance de t'avoir, j'espère que tu l'as rendu plus heureux que moi ! »
Pour la première fois de sa vie, François ne cachait pas sa peine devant son enfant. Il lui montrait ses larmes comme il lui ouvrait son cœur. Kilian craqua. Il avait tant de choses à dire à cet homme ! Tant à lui expliquer ! Tant à lui montrer. Sans réfléchir, il se jeta dans les bras de ce père en tapotant faiblement du poing sur le torse bombé de l'adulte :
« Papa... »
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